Vendanges d’automne (3)
Petite entorse à notre « hiérarchie » alphabétique : après deux premières balades dans les vignobles chansonniers des cépages A à D, retour vers la cuve ou plutôt la cave (là où l’on conserve les crus « hors catégorie » !) du B avec un « spécial Brassens* » (et plus, si affinités, via une envolée aussi rapide que « royale » jusqu’au monde du L), actualité oblige… Aujourd’hui, nous avons en effet rendez-vous avec les Amis de Georges !
LES AMIS DE GEORGES
L’actu, d’abord : ce samedi 25 septembre, le gala annuel de la revue Les Amis de Georges se déroule à La Grande Comédie (40 rue de Clichy), avec de nombreux interprètes qui, non contents de faire comme toujours la fête au Bon Georges, vont également chanter Guy Béart, Jean Ferrat, Léo Ferré et Édith Piaf. Parmi ces artistes, certains de ceux que l’on retrouve sur le disque réalisé à l’initiative de l’association et de la revue éponymes : Valérie Ambroise, Canta U Populu Corsu, André Chiron, Eva Dénia, Sandrine Devienne, Joël Favreau, Goun, Bruno Granier, Guénaëlle, La Mauvaise Réputation, La Rouquinante, Les Étrangers Familiers, Les Z’Embruns d’Comptoirs, Jacques Muñoz, Miquel Pujado, Soul’Sens, Jacques Yvart, Yves Uzureau… et notre Serge Llado à nous (oui, oui, celui de « L’Amusicoscope » de Si ça vous chante), s’offrant tout spécialement La Femme d’Hector.
Au final, un florilège brassénien dans le texte, et dans le respect de la forme originale… ou pas : Tonton Georges en versions hip-hop ou folk, ça vaut le détour, tout comme chanté en provençal (André Chiron), en catalan (Miquel Pujado), en anglais (Les Étrangers Familiers, lire ci-dessous) ou en corse (magnifique adaptation et interprétation de La Prière par le groupe historique Canta U Populu Corsu !). Une belle réussite qui annonce un second volume… En attendant, rendez-vous à la Grande Comédie, ce samedi, où l’on retrouvera aussi avec plaisir Marcel Amont qui chantera Brassens et… Amont. Sinon, ce premier CD vous tend les bras, comme la première fille qu’on a…
• Les Amis de Georges chantent Brassens, 19 titres, 62’06 ; Prod. Les Amis de Georges, distr. : 13 av. Pierre-Brossolette, 94400 Vitry-sur-Seine (Site).
LES ÉTRANGERS FAMILIERS
Voilà sans doute le disque (un double album) et le spectacle (une coprod’ de l’association rouennaise Les Musiques à Ouïr et de la Scène Nationale de Sète) réalisés à partir du répertoire brassénien sans doute les plus originaux, inventifs… et dérangeants (pour les partisans de l’ordre établi – contraire même à l’esprit anar de Tonton Georges, faut-il le rappeler ? – et du respect scrupuleux du « dogme » originel) qu’il m’ait été donné d’écouter. Étranges, comme le nom de ce groupe composé sur mesure… et pourtant familiers, vu le répertoire en question que l’on a tous et toutes plus ou moins en mémoire, voire sur le bout des lèvres.
Le groupe ? Sept drôles de garnements au chant et/ou aux instruments : Alexandre Authelain, Denis Charolles, Joseph Doherty, Julien Eil, François Pierron… et puis Loïc Lantoine et Éric Lareine ! Le répertoire ? En français dans le texte, mais aussi en anglais (deux titres adaptés et chantés par Joseph Doherty, dont Saturne), en espagnol (La Juana – Jeanne – par Éric Lareine) et même en c’hti avec une adaptation de J’ai rendez-vous avec vous qui, dans le « parlé-chanté » propre à Loïc Lantoine, devient Mi c’hé vous aut’ que j’attinds !
Étrange, ça l’est indubitablement, au plan du chant, plutôt « à l’arrache » (Lareine et Lantoine le plus souvent, ainsi que Charolles, Doherty et Eil, chacun son morceau ou parfois à deux ou bien en groupe), comme des arrangements musicaux, disons jazzy (pour aller vite !). Parfois cela paraît totalement dépouillé, d’autres fois extrêmement riche avec, il est vrai, une ribambelle d’instruments, qu’ils soient traditionnels (guitares, flûtes, saxophones, clarinettes, trombone, contrebasse, percussions, batterie, harmonica, synthé, accordéon…) ou beaucoup moins (« percutterie » et « graviers »). Au final, on revisite la maison Brassens (et certains des poètes qu’il a mis en musique : Hugo, Richepin, Fort, Pol…) de fond en comble, tant dans l’interprétation (parfois seulement parlée, comme pour Hécatombe) que dans les mélodies.
Vous l’aurez compris : si vous êtes du genre néo-classique (voire un rien atrabilaire), pour éviter d’en faire une jaunisse, mieux vaut passer votre chemin ; en revanche, si vous appréciez les recréations (qui, réussies, nous font de belles récréations tout en contribuant à maintenir vivant le patrimoine) et… si vous avez un tant soit peu le goût du risque, ce Salut à Georges Brassens est fait pour vous. Même si, sans doute, un tel travail porte davantage ses fruits en scène (à noter que dans la vidéo présentant de brefs extraits de ce spectacle, Éric Lareine porte une moustache de circonstance !) : « Soirée magique, témoigne un spectateur, “inconditionnel du moustachu”, qui m’a fait voguer du rire aux larmes, où mon seul désir fut que cela ne s’arrêtât jamais. Larmes d’émotion en buvant les mots de Loïc Lantoine soulignés par ces traits de contrebasse, […] larmes de rire avec cette interprétation fantastique par le corps et par la voix d’Éric Lareine… »
Mon choix perso dans tout ça ? Sans exclusive, La Supplique… fabuleuse version lantonienne (« Place aux jeunes, en quelque sorte » !), La Religieuse déshabillée par Éric Lareine, à l’aide d’une guitare cristalline puis d’un harmonica orgasmique (« Encore, encore… »), et Le Vieux Léon en chant nord-sud (Lantoine le Lillois, Lareine le Toulousain) mâtiné d’une touche britannique avec Joseph Doherty : émotion garantie ! Mais aussi deux « bonus » apparemment hors sujet : La Romance de la pluie (de Hornez/Stern et Meskiel) par Lareine, et Presque oui de Jean Nohain et Mireille également en duo Lantoine-Lareine. Bref, comme l’indique la première de ces vingt-sept chansons, Il suffit de passer le pont…
• Un salut à Georges Brassens, double CD digipack quatre volets, 15 titres, 53’21 + 12 titres, 53’58 ; Prod. Label Ouïe, distr. Anticraft (Site).
ÉRIC LAREINE
Ô Toulouse ! Ces dernières années, Éric Lareine (grand ami et compagnon de galère de Mano Solo) les a passées loin de sa ville natale. Cinq ans outre-Loire « engagé volontaire dans la “Campagnie” des Musiques à Ouïr » fondée par Denis Charolles (voir ci-dessus). Cinq ans et cent cinquante concerts en trois créations, dont celle consacrée à Brassens. Aujourd’hui, Éric est de retour à la maison où il a trouvé trois musiciens, frais émoulus de l’improvisation jazz, habiles artisans « d’un rock de décharge » : Frédéric Cavallin (batt., percussions), Frédéric Gastard (saxophone basse, claviers), Pascal Maupeu (guitares électriques). Comme ils pourraient être ses fils, Éric (le roi ?) s’est marié avec Lareine pour former un groupe avec « leurs enfants ». Avec un album – de tout premier ordre – à la clé.
Éric Lareine ? Encore un qui se fait bien discret (à son corps défendant) dans les grands médias. Lui aussi est pourtant une pointure, incontestable, de la chanson. Un… enfant de la « Génération Chorus » (vous savez, ce que la télévision a nommé finalement « la nouvelle scène »… à laquelle elle refusait obstinément l’accès à ses plateaux, pendant que Chorus, dans les années 1992 à 2000, remplissait sans faillir et sans relâche sa « mission » de découverte de nouveaux talents). Lareine était en effet au sommaire de Chorus (un « Portrait » d’une double page) dès son n° 1, il y a exactement dix-huit ans, presque jour pour jour ! « Ambulancier en maraude ou danseur de soleils italiens, étrange joueur de mots et rocker réaliste, ce prince de la scène lance de nouvelles pistes, un peu sauvages, pour la chanson », écrivait alors notre excellente amie et collaboratrice Pascale Bigot.
Qui poursuivait ainsi, ayant tout saisi d’emblée du personnage : « Marin perdu en terre, vacillant et fragile, entre un clavier sage et un batteur fou, […] beau, sombre et maigre, visage aigu, voix écorchée, un sourire comme une morsure douce. Dansant son “rock réaliste” dans une transe, confiant à son harmonica une plainte suspendue, passant du cri au chuchotement, il lance des filins ténus, souffle retenu, entre lui et nous. Du grand art ; l’extrême tension d’un déséquilibre apparent et permanent, la réalité maîtrisée d’un long travail complexe et d’une personnalité peu commune, déroutante, dérangeante. »
Du grand art, oui. Tout était dit dans cet article. Et même pressenti… jusqu’à ce nouvel album (en 1992, le premier, Plaisir d’offrir, joie de recevoir, venait juste de sortir), tellement sa personnalité est apparue insaisissable, tout ce temps, à l’establishment médiatique… Ce disque lui permettra-t-il enfin de se faire connaître à sa juste valeur d’un public autre que celui des (grands) passionnés de chanson ? C’est pour le moins à souhaiter, tant il échappe à la production courante, tant il est original, personnel, émouvant, emballant, enthousiasmant. Pas dans la norme, quoi. Et c’est bien pour ça, hein, hélas… De toute façon, l’artiste s’en moque, qui trace sa route sans se soucier des contingences, en donnant le meilleur de lui-même, ce qu’il a de plus profond en lui et d’« urgent » à exprimer.
En l’occurrence, « une musique de chambre électrisée comme une cage de Faraday, un combo pour le sens et la liberté, pour les mots pour le dire ; des paysages inventés, parcourus de créatures mythiques, mi-pop mi-rock, et de guitares environnementales. Des bois, des fûts, des lames percutés de plein fouet par une voix qui conte, murmure et hurle ». Une voix qui conte, crie et chante comme si elle devait s’éteindre demain, mais surtout, même étouffée, même inaudible au plus grand nombre par la pression de la consommation de masse à tout crin, une voix qui compte depuis longtemps, et pour longtemps encore, dans la chanson française.
(NB. La vidéo de Beauté, chanson que l’on retrouve sur cet album, a été enregistrée lors du « premier jet » de son nouveau spectacle, le 21 février 2009 à l’Espace Croix-Baragnon de Toulouse. Signalons aussi, à l’attention particulière des Parisiens, le concert d’Éric à l’Alhambra ce 29 septembre puis au FestiVal de Marne le 15 octobre. Autres dates de concerts sur son site).
• Éric Lareine et leurs enfants, 10 titres, 40’15 ; Les Productions du Vendredi/Le Chant du Monde, distr. Harmonia Mundi (Myspace).
(À SUIVRE)
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*À noter que « L'Intégrale Brassens », manifestation annuelle organisée à Paris depuis 2006 par l’association « Le Grand Pan » (et qui, comme son nom l’indique, a pour objet la reprise du répertoire de Brassens par différents interprètes), se tiendra cette année du samedi 16 au dimanche 24 octobre, à la salle Rossini de la mairie du 9e arrondissement (6 rue Drouot, Métro Richelieu-Drouot). Avec, en « supplément de programme » samedi 16 à 19 h 30, avant l’ouverture de la manifestation proprement dite (qui a lieu uniquement en soirée à partir de 20 h et le dimanche à 17 h), un spectacle en « Hommage à Jean Ferrat », avec Francesca Solleville. Une exposition de photos de Brassens par son amie Josée Stroobants est présentée dans le hall où auront lieu des signatures de livres. Détail du programme et infos pratiques sur le site de l’association. Précisons enfin que cette 5e édition est dédiée au comédien Pierre Maguelon, dit « Petit-Bobo », qui était un grand ami de Brassens et l’a rejoint, emporté par la Camarde, en juillet dernier.