Voyage en Hélénie
L’œuvre d’Hélène Martin, grande dame trop méconnue de la chanson contemporaine, vient d’être rassemblée dans un coffret de treize disques et un DVD en forme d’autoprortrait. Plus de deux cents titres pour découvrir, outre ses propres chansons (dont plusieurs inédites), tous les poètes qu’elle a mis en musique et qu’elle interprète… depuis cinquante ans. Au final, c’est une véritable Pléiade de la poésie chantée qu’à elle seule Hélène Martin offre à nos oreilles éblouies. Unique et magnifique.
« Je suis de ce pays frontalier entre les mots et la musique » : ainsi se définit parfois Hélène Martin, dont l’image – depuis ses débuts en 1956 dans les cabarets de la rive gauche – est à jamais attachée, dans l’esprit du public, à cette forme de chanson un peu particulière qui consiste à mettre en musique les mots des poètes. Un exercice où les grandes plumes de la chanson francophone se sont illustrées, mais qui, dans son cas particulier, a un peu tendance à faire oublier que, derrière la compositrice et l’interprète (dont Christiane Rochefort disait que « son respect de la poésie confine au délire »), persiste et signe un auteur fécond intense et essentiel.
Un auteur d’une sensibilité contagieuse, n’ayant pas peur d’afficher ses coups de cœur, cicatrices et enthousiasmes, mais dont le verbe n’a de comptes à rendre à personne, en dépit de ce long cheminement fraternel en compagnie de quelques-unes des plus belles figures de notre histoire littéraire (Aragon, Char, Lucienne Desnoues, Eluard, Genet, Géraldy, Giono, Queneau, Rimbaud, Seghers…). Une chanteuse dont le parcours – entre la gestion de son propre label phonographique, Les Disques du Cavalier, créé en 1968 en Provence où elle s’est installée –, les émissions qu’elle réalise pour la télévision (en particulier, à partir de 1970, la série Plain-Chant sur les poètes et le téléfilm Jean le Bleu d’après l’œuvre de Giono) et ses passages à Paris (Bobino 70, Théâtre Montparnasse 72, Carré Silvia-Monfort 76, Théâtre des Champs-Élysées 78, Palace 80, Centre Georges-Pompidou 82, Bouffes-du-Nord 83, Palais des Glaces 84/85 pour la création du Condamné à mort…) – pourrait se résumer au simple titre d’un de ses nombreux albums, Liberté femme, et dont l’ambition artistique profonde est : « Que nous demeure le goût de passer, de troubler, d’intervenir ; le goût du chant et de l’amitié. »
Cette introduction à l’interview qu’Hélène Martin donna à Chorus en l’an 2000 (n° 32), pour la sortie de son livre-CD La Douceur du bagne, est empruntée à un certain Marc Robine… dont j’évoquais récemment la mémoire dans ce blog – un connaisseur, s’il en est, en la matière, puisque créateur notamment de la fameuse collection Poètes & Chansons chez EPM.
Hélène y racontait notamment ses rapports avec Jean Genet, dont on connaît sa superbe mise en musique du Condamné à mort, œuvre emblématique du poète :
« J’étais chez une amie qui connaissait Genet et avait beaucoup de livres et de manuscrits de lui. Dont ce long poème du Condamné à mort. C’est là que j’ai découvert cette sorte de classicisme, cette espèce de chant. Je ne me suis pas dit, d’ailleurs, que j’allais le mettre en musique parce que ça chantait de soi-même. Parfois je sais que je fais une vraie mise en musique, qu’il faut trouver une mélodie pour épouser des brèves, ou des longues, et un sens, un climat. Mais d’autres fois – je n’aime pas trop le dire parce qu’on s’en sert contre moi – c’est un exercice très linéaire où il suffit de “suivre” les mots. Un peu comme le plain-chant qui est à la fois une discipline et quelque chose où il n’y a pas de barres de mesures… On ne peut pas dire que la chanson, ce soit ça, pourtant le premier poème de Jean Genet que j’ai chanté reste pour moi une marche harmonique extrêmement simple. À la limite, ce qui me plaisait, c’était tout juste de porter les mots…
– Comment a-t-il réagi ?
– À l’époque, vers 1966, Roger Blin venait très souvent au Petit Pont, le cabaret où je chantais en permanence ; un jour il m’a demandé : “Est-ce que Genet sait que vous le chantez ?” Moi, timidement : “Non”. Alors, Blin m’a dit : “S’il ne le sait pas, il faudrait qu’il le sache, qu’il vous entende…” On a donc fait un disque souple avec deux guitares, dont l’une était jouée par Michel Legrand, et Blin s’est chargé de l’apporter à Genet… qui vivait en Italie car il était interdit de séjour en France. […] Un beau jour j’ai reçu une lettre de lui. Une lettre que j’ai finalement décidé de rendre publique, car beaucoup me reprochaient d’utiliser Genet à son insu : “Vous avez une voix magnifique. Chantez Le Condamné à mort tant que vous voudrez et où vous voudrez. Je l’ai entendu, grâce à vous il était rayonnant…” C’était une simple chanson au départ, puis j’ai mis le poème entier en musique pour Marc Ogeret qui en a fait en 1971 un album, aux Disques du Cavalier que j’avais créés entre-temps. »
Surprise ! Peu de temps avant notre rencontre avec Hélène Martin, cette chanson du Condamné à mort, qui marque indubitablement une date importante dans l’histoire de la poésie chantée, avait été reprise par… Étienne Daho ! « C’est une histoire un peu particulière, expliquait la Grande Dame, car j’ai rencontré Étienne alors qu’il ne chantait pas encore. C’était à la Maison de la Culture de Rennes où je présentais un spectacle doublé d’une exposition à partir de poèmes de Soupault, Tardieu, Guillevic… Étienne avait alors dix-sept ans et il parlait avec une espèce de ferveur de Françoise Hardy, Barbara et moi, en disant que nous étions les trois qui lui avaient donné goût à la chanson. Et puis, beaucoup plus tard, en 1992, il est venu me voir après un spectacle et c’est là qu’il m’a dit qu’il aimerait bien essayer… Quand j’ai donné mon récital sur les poètes, au Théâtre Molière, en février 1997, j’ai invité certaines personnes à chanter sur scène avec moi : Étienne est venu deux fois et je l’ai accompagné pendant qu’il interprétait Le Condamné à mort. Ça m’a beaucoup plu, parce qu’il en faisait tout à fait autre chose… Il ne porte pas du tout les mêmes mots de la même façon et en même temps c’est extrêmement dépouillé. Ensuite, il l’a repris dans un spectacle à l’Olympia. »
Et aujourd’hui, en cette rentrée 2010, l’histoire se prolonge au théâtre puisque Daho a monté Le Condamné à mort (en tournée en France dès ce mois-ci), avec Jeanne Moreau – excusez du peu – et lui-même au chant et aux arrangements (avec cinq musiciens), dans la mise en musique d’Hélène Martin !
Couronnée à trois reprises par le Grand Prix du Disque (en 1961 pour son premier 33 tours, en 1973 pour Hélène Martin/Fine Fleur et en 1980 pour Hélène Martin chante les poètes, également Grand Prix la même année de l’académie du Disque Français qu’elle avait déjà obtenu en 1969 pour Mes amis mes amours, Grand Prix de la Sacem en 1986 et 1988 pour l’ensemble de son œuvre, Hélène Martin est restée paradoxalement un personnage fort discret de la chanson. Elle a pourtant côtoyé les plus grands, qui l’ont à la fois soutenue et saluée (dont Philippe Soupault qui lui rendit d’ailleurs hommage dans une monographie en 1974 de la célèbre collection Poètes d’aujourd’hui des éditions Seghers). Au fil des ans, 33 tours (son premier 25 cm date de 1960, avec Aragon, Cocteau, Supervielle, Cadou et Rimbaud aux paroles !) puis CD se succèdent (plus de trente au total !) : Élégie à Pablo Neruda, en 1975, remporte un grand succès public, ainsi que le double CD Hélène Martin chante les poètes en 1985.
Écrivain, elle publie en 1982 Journal d’une voix (éd. Des femmes), en 1999 Sorgue, livre d’artiste (gravures de D. Limon), et en 2000 La Douceur du bagne (livre-CD EPM/Castor Astral), à l’occasion duquel le regretté Marc Robine la rencontra pour Chorus.
Ces quelques rappels pour ceux et celles qui seraient passés à leur corps défendant à côté d’Hélène Martin, artiste plurielle cultivant l’excellence, la beauté et la rigueur en tous domaines, qu’on a pu revoir récemment à Paris, aux Bouffes du Nord, en septembre 2009 (pour le tournage d’un Plain Chant consacré à Aragon) puis en mai dernier pour la sortie de Voyage en Hélénie. L’occasion faisant le larron, ce témoignage formidable de cinquante ans de carrière va permettre non seulement aux « retardataires » de combler d’un seul coup toutes leurs lacunes à son endroit mais surtout de satisfaire jusqu’à satiété la soif de poésie chantée du plus exigeant d’entre nous. L’académie Charles-Cros ne s’y est d’ailleurs pas trompée, qui lui a décerné un Grand Prix 2010.
Treize CD accompagnés d’un DVD (Autoportrait : Il doit faire bon en mer) et de trois livrets de textes et d’illustrations composent ce Voyage en Hélénie : quatre volumes d’un Abécédaire des poètes (1 : Aragon, Audiberti, Benedetto, Bérimont ; 2 : Broussard, Cadou, Char, Clancier, Desnoues, Draghincescu, Eluard, Emré ; 3 : Genet, Giono, Grandmont, Jouanard, Labé, Martin, Michelangelo, Mogin ; 4 : Moiziard, Moulin, Neruda, Obaldia, Queneau, Riffaud, Rimbaud, Roy, Saint Martin, Seghers, Soupault, Supervielle, Vian) ; trois volumes d’Hélène Martin chante les poètes (1 : Chanter Genet ; 2 : Élégie à Pablo Neruda, Testament d’automne ; 3 : Saluer Jean Giono) ; cinq volumes d’Hélène chante Martin (Bossa Diva ; La Discordance ; Lettre à l’inconnu ; Va savoir ; Il est venu l’enfant) et un dernier, Hélène chante Martin et quelques autres (parmi lesquels Béart, Brassens, Brecht, Clément, Ferrat, Ferré, Christine Sèvres, Vigneault ou Villon).
On peut imaginer que ce Voyage ne sera pas excessivement annoncé par les programmateurs et autres décideurs du paysage audiovisuel français (même s’ils en apprécient les étapes et les sites en privé). C’est dommage pour leurs auditeurs et téléspectateurs. En revanche, et c’est bien là l’essentiel, nul doute que ce coffret fera partie du Grand Livre de la poésie chantée. Mieux, peut-être : il en est déjà l’un de ses plus beaux écrins.
Pour mémoire, les deux vidéos-documents proposées dans ce sujet datent de 1964 où Hélène Martin s’exprime sur les poètes et chante Le Condamné à mort à l’occasion d’un gala qu’elle donnait à Douai, et de 1967 où elle chante La Ballade de Bessie Smith dans la fameuse émission La Fine Fleur de la chanson française de Luc Bérimont.
• Hélène Martin : Voyage en Hélénie – Hélène Martin chante les poètes & Hélène Martin, 13 CD + 1 DVD ; production Cavalier-Hélène Martin, distribution EPM/Universal ; informations sur le site de l’artiste.
______
NB. À suivre dans Si ça vous chante une importante sélection, tous genres musicaux et toutes générations confondus, de nouveautés disques et DVD. Qu’on se le dise…