La voix royale
Cher Claude,
Pourquoi cette lettre ?
Sûrement pas pour mettre un point final à notre histoire ! Pour mettre les points sur les i ? En partie sans doute. Un jour tu m’as dit que l’on s’était « reconnus » avant même de bien se connaître. Un peu d’Espagne en nous qui pointait sa corne à Toulouse, où en 1939, dix ans après ta naissance, mes futurs parents, républicains espagnols, vivaient une part de leur exil. Un peu d’Afrique aussi, ce continent mythique qu’enfant, dans ton quartier des Minimes, tu découvrais dans les illustrés et que tu imaginais à travers les musiques des grands musiciens noirs américains ; cette Afrique où je me retrouverais immergé, au seuil de ma vie d’adulte, alors que tu lui écrivais, avec L’Amour sorcier et Locomotive d’or, ton propre hymne à l’amour. Comme c’est mystérieux, tout ça : Piaf, si importante dans ta vie et ta carrière (Comme un Piaf au masculin…), c’est le soir où elle s’est effondrée sur scène, à bout de souffle, presque à bout d’existence, que mes parents avaient prévu de m’emmener, tout gamin, à mon premier spectacle, en guise de baptême de la chanson vivante !
Pourquoi cette lettre ? Pour l’amour de la chanson, bien sûr, pour la passion partagée de la parole, de la musique, du chant incarné. Peut-être bien aussi parce que tu as été le premier chanteur que j’aie jamais vu « dans la vie en vrai », comme dirait Anne Sylvestre, ailleurs que sur les planches. Rencontre fugace, certes, lors de l’inauguration du rayon disques d’un supermarché de province. J’avais déjà ton premier 45 tours « officiel » : Une petite fille, Les Don Juan, Le Jazz et la Java, Le Cinéma (réf. Philips Médium 432.809.B).
Ce « super » 45 tours, je me l’étais acheté moi-même, avec mon argent de poche, subjugué, captivé, bouleversé d’émotion sensuelle (ah ! Le Cinéma…), enthousiasmé par ces chansons-là, qui, sans rien renier de l’héritage textuel de la rive gauche, étaient à la fois, dans le rythme, en totale rupture avec celle-ci et à des lieux de la déferlante yéyé, pâle et conformiste copie conforme du modèle américain, qui envahissait déjà les ondes et trustait les ventes (« C’est une chanson qu’ont con- / Une chanson qu’ont con- / Sacrée / Toutes les ventes / Une chanson qu’on paie / Bref une chanson com- / Pétente »…). Mais ce jour de 1962 – j’avais treize ans et toi trente-trois – t’apercevant ainsi sans m’y attendre à portée de main et de voix, incrédule, émerveillé, je m’étais empressé de faire l’aller-retour entre le magasin et la maison pour casser ma tirelire et m’offrir mon tout premier 33 tours 25 cm, qui était aussi ton premier « véritable » album. Avec les quatre titres précités mais aussi… La Chanson [voir « Le Motsicien »]. Tout un programme pour qui lui vouerait l’essentiel de sa vie professionnelle.
Pourquoi cette lettre ? Étrangement, parce que j’ai été l’artisan indirect de ta rencontre à la Réunion, en 1984, avec la femme de ta vie. Ou plutôt, comme tu me l’as confié en tête à tête, au mitan d’une ensorcelante nuit africaine, la femme de ta mort... Tu as tenu parole, puisque vingt ans après, quasiment jour pour jour, Hélène était là, ta Kiné d’amour, toujours aussi aimante, tendre et attentionnée. « J’aime une kiné / Kiné kiné kiné / Plus en exercice / Ses mains et ses doigts / Je les garde pour moi / Les deux plus les dix / Car kiné kiné / Pas aux anges / Corps abandonné / Entre ses phalanges ? »
Cette tournée au sein du continent noir (et d’abord à Djibouti et dans l’océan Indien) – dont j’ai été sinon l’organisateur (tout le mérite en revient à mon vieil ami « africain » Bernard Baños-Robles, désireux de monter un réseau de diffusion chanson avec ses collègues des centres culturels français en Afrique), du moins celui qui a soufflé ton nom, et rien que le tien, pour ouvrir le bal –, j’ai eu le privilège d’en être l’unique témoin « objectif », avec mon alter ego d’amours et d’aventures. Une « campagne d’Afrique », comme tu l’avais nommée, fabuleuse à vivre et à suivre : à 57 ans, tu te mettais en règle – enfin ! – avec ton enfance, tout en confrontant l’Afrique de tes rêves, celle de ton répertoire, et la vraie, celle de toute éternité, berceau de l’humanité.
Quel bonheur exceptionnel de voir le pygmée occitan renouer ainsi chaque jour à la ville et chaque soir à la scène, presque un mois durant, avec ses racines ancestrales… L’Amour sorcier, Prométhée, avec le masque africain sur le visage… Délire du public ! Quelle résonance aussi de t’entendre chanter Toulouse à Douala, Abidjan, Brazzaville, Kinshasa (où des Toulousains vinrent spécialement de Lumumbashi, distante de quelque deux mille kilomètres !)... Pour le coup, oui, qu’il était loin ton pays, qu’il était loin…
Pourquoi cette lettre ? Parce que, comme tu l’avais pressenti, nous nous étions humainement, fraternellement reconnus, toi né en 29, moi en 49. « Ami, quelles que soient nos vies / Dans les lignes de nos mains / Et l’étoile qui nous lie / À nos destins / Ami, je viens de la nuit / Tu arrives du matin / Et nous voici réunis / À mi-chemin… » Ce n’est pas pour rien qu’après de nombreux livres déjà, mon premier travail d’éditeur sous mon propre label, te serait consacré. À toi et à nul autre. C’était en janvier 1989, tu étais dans ta soixantième année, tu incarnais la voix royale de la chanson… Un collector, aujourd’hui.
Pourquoi cette lettre ? Pour te faire renaître une fois de plus, toi le Phénix des hôtes de la chanson française (au sein de laquelle tu t’offrais une superbe Récréation en 1974, une première à l’époque !), trop longtemps considéré en marge des Trenet, Brel, Brassens, Ferré, Barbara, Aznavour, Gainsbourg et autres Béart, Bécaud ou Ferrat, alors qu’à ta façon tu réunissais à toi seul l’ensemble de leurs immenses qualités. Parce qu’il t’aura fallu une patience infinie (et jamais la moindre amertume ouverte, à peine un regret évoqué entre amis), avant d’être vraiment adoubé par le métier. « Au baccara du tapis vert de la poésie / La poésie, qu’est-ce ? / C’est le tam-tam / La grosse caisse du verbe / Rythmée par le clown d’un Dieu / Qui rit avec ses larmes / Qui pleure avec ses dents… »
À 59 ans, enfin, tu étais doublement sacré aux Victoires de la Musique : meilleur artiste de l’année et meilleur album avec Nougayork, lequel n’aurait probablement jamais vu le jour sans cette « campagne d’Afrique » où tant de choses de ta vie future – personnelle et professionnelle – se sont décidées et mises en place.
Pourquoi cette lettre, cher Claude ? Pour tourner la page après notre longue fréquentation, jalonnée de beaux repères, du premier dossier de Paroles et Musique conçu et mis en boîte chez toi, avenue Junot, le jour de tes 55 ans, au tout dernier, posthume, anticipant les 80 ans de ta naissance… dans l’ultime numéro de Chorus ? Non, bien sûr que non, car tu restes toujours aussi vivant dans mon cœur que dans la mémoire collective.
Alors, pourquoi ? Parce que la vie – quelle histoire, hein, qu’on l’écrive blanc sur noir ou bien noir sur blanc –, le hasard… Le destin ? Parce que « l’âme sœur, le corps frère »… Semblables. Comme l’étaient tous ces gens qui manifestaient bruyamment leur joie, dans la fournaise de cette salle de Brazza, lors de ce premier concert en terre d’Afrique où tu te démultipliais à l’infini, comme si tu voulais rattraper le retard accumulé avant cette seconde naissance. « Je ne suis pas noir / Je suis blanc de peau / Quand on veut chanter l’espoir / Quel manque de pot… »
C’était Nougaro-ci, Nougaro-là ! Jamais, jusque-là, je n’avais vu la chanson rassembler et toucher aussi profondément dans la différence. « Au-delà de nos oripeaux / Noir et Blanc / Sont ressemblants / Comme deux gouttes d’eau... » Tu étais, ô Nougaro, l’incarnation même de la notion de « chanson vivante » qui était alors l’emblème de notre mensuel Paroles et Musique – dont le dixième anniversaire, quatre ans après cette ballade africaine, nous vaudrait cette magnifique lettre :
Depuis ce soir-là, autour de minuit (et jusqu’à point d’heure, sous le ciel congolais, avec des musiciens du cru), où j’ai tant vibré, nous n’avons cessé de partager nos rimes. « J’aime la vie quand elle rime à quelque chose / J’aime les épines quand elles riment avec la rose / Rimons rimons tous les deux / Rimons rimons si tu veux / Même si c’est pas des rimes riches / Arrimons-nous on s’en fiche ! » Toi et ton Hélène sur la page blanche et les planches du motsicien, nous deux (comme l’écrivit ton pote Caussimon pour Léo Ferré… qui vécut dans le village d’enfance de ma Chère et Tendre – eh oui, le monde est petit) sur les ponts, la soute ou les cales des navires bâtis tout exprès pour embarquer les amoureux du mot et de la note enlacés.
Ensemble, nous avons vogué longtemps, sous toutes les latitudes, par mer d’huile ou par gros grain, mais le plus souvent contre vents et marées. Avec cette devise en guise de figure de proue : « Il serait temps que l’homme s’aime / Depuis qu’il sème son malheur. » Aujourd’hui, c’en est assez : « De l’air, de l’air, vieille galère / L’équipage tourne la page / De l’air, de l’air, vieille galère / Va-t’en ailleurs faire naufrage / Y a les mousses qui veulent que ça mousse / Dans le lait de chaque vague / Grimper au mât dans l’cinéma / Sur la toile où l’on baise les étoiles. »
De la toile (du Net ?) aux voiles ! Oui, « tu nous les brises, galère ! On en a marre de plier / Tes avirons pervers / Dans un rêve de noyé / On veut hisser des voiles / Comme des lits d’amants / Boire des rasades / De soleils levants. » Rendez-vous droit devant, ami Claude, pour un prochain embarquement immédiat… et ensemble, si tu me permets cette nouvelle rime (plutôt téléphonée : n’est pas Nougaro qui veut, tout Hidalgo qu’on soit), mettons la barre sur le cap de l’Espérance en l’homme, et point barre.