Cette mort dont tu parlais…
Triste anniversaire : ce 6 juin 2010, il y a dix ans que Frédéric Dard, alias San-Antonio, nous a quittés. Je sens déjà les réticences : « San-Antonio ? C’est pas un chanteur ! Que vient-il faire dans Si ça vous chante ? » D’abord, Frédéric Dard était aussi grand connaisseur qu’amateur de chanson (bien plus d’ailleurs que la plupart des chanteurs qui, souvent, méconnaissent dramatiquement l’histoire de leur métier – comme si un aspirant metteur en scène, par exemple, pouvait se permettre d’ignorer les noms de Bergman, Carné, Griffith, Tati, Eisenstein, Truffaut, Hitchcock, Fellini, Buñuel, Tarkovski et autres maîtres du Septième Art) ; la chanson n’a jamais cessé de l’accompagner, y compris dans sa vie professionnelle. Ensuite, parce qu’il a été et restera (après la période de « purgatoire » habituelle après la mort d’un écrivain – avant lui, on a connu ça, notamment, avec Simenon) l’un des plus grands auteurs de l’histoire de la littérature française (via Rabelais et Céline), et que cela vaut bien un hommage. Enfin et surtout, ne vous en déplaise, parce que c’est l’être humain, en dehors de mon cercle familial, que j’ai le plus aimé… et qui, chose à peine croyable dans ce monde où l’ingratitude est la mieux partagée, me l’a bien rendu.
Quelques pensées de circonstance, signées San-Antonio, en guise de prologue :
« Je suis un vieux fœtus blasé. Ma vie m’aura servi de leçon. Je ne recommencerai jamais plus. »
« Je me demande si la mort vaut vraiment le coup d’être vécue. »
« Les écrits s’en vont, les morts restent. »
« Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants. »
« On devrait passer sa vie à dire adieu à ceux qu’on aime. »
« Il faut être intelligent pour pleurer : la peine est une émanation de l’esprit. »
« Si tous les cons volaient, il ferait nuit. »
« Déconner, c’est se vider de la connerie acquise par osmose. »
« Souvenez-vous : ne jamais perdre de vue le côté drôle des choses tristes ! »
Et quelques précisions de ma pomme en forme d’avertissement : les cons qui nous cernent, les concernés bordés (bornés) de certitudes définitives (« Le con et le bœuf ont en commun l’instinct de certitude : étant sûrs de tout, ils le sont également d’eux-mêmes, ce qui leur donne un énorme avantage sur les créatures encombrées d’intelligence... »), les minus du bulbe et surtout les méchants de naissance, les amputés du cœur, escrocs et faux-culs qui n’existent qu’en trompant leur monde, tous ceux-là peuvent passer leur chemin et tourner la page, comme dirait un autre de mes amis qui, lui, s’est fait la malle en 2004. Cette séquence confidence n’a d’autre but que d’honorer le génie de Frédéric Dard, en lui redisant cette fois publiquement combien je l’ai aimé, combien j’ai aimé l’aimer. Alors, « que les cons “connent” en chœur – si ça leur chante – (mais) qu’ils aillent s’enfrileuser le cervelet plus loin ». Et puis, pour citer encore l’intéressé, « je n’ai plus le temps de ne pas dire ce que je pense ».
En juin 2000, notre grand homme se défilait. En juin 1965 – trente-cinq ans plus tôt ! – il se déplaçait spécialement, à une heure de route des Mureaux (département de la « Seine-et-Oise ») où il vivait alors, pour faire ma connaissance ! Le gamin que j’étais encore avait prévenu ses parents que Frédéric Dard lui avait annoncé sa venue pour le dimanche suivant (après m’avoir envoyé un petit mot me demandant de lui téléphoner entre 19 h 30 et 20 h : je me souviens de m’être déplacé, impatient, heureux et angoissé à la fois, dans le seul bar-café du centre-ville où l’on pouvait utiliser une cabine téléphonique à cette heure-là). Ils savaient bien sûr que j’avais eu le coup de foudre pour la série des San-Antonio, que j’avais écrit à son auteur pour le lui dire, qu’il m’avait répondu, qu’un échange de correspondance s’était engagé… et que c’était Frédéric Dard qui se cachait derrière ce pseudo (ce que la plupart des gens ignoraient à l’époque), mais de là penser qu’il viendrait « à la maison », ça non, ils ne le croyaient pas vraiment. Et même vraiment pas. Imaginez leur surprise de voir débarquer le grand écrivain au jour et à l’heure dits… Par chance, ma Félicie à moi immortalisa ce moment avec un Polaroïd : Frédéric n’avait pas encore 44 ans et moi je venais d’en avoir 16 (bonjour le look de la coiffure !).
Je vous parle d'un temps...
Plus tard, beaucoup plus tard, questionnant Frédéric sur les motifs de cette initiative incroyable, sachant bien sûr (il me l’avait dit très vite) que la première lettre que je lui avais adressée (aux bons soins du Fleuve Noir, au nom de « Monsieur San-Antonio » !) l’avait profondément touché, il me confia texto ce qui suit : « Tu as été le plus jeune de mes lecteurs à reconnaître un écrivain en San-Antonio. » C’est vrai qu’on n’était pas nombreux en ce temps-là à vouer (et surtout à montrer le culot d’avouer) à ce génial et impénitent trousseur de mots l’admiration qu’il méritait. Ce printemps-là, le professeur Robert Escarpit l’avait osé aussi en organisant à Bordeaux, en toute discrétion médiatique, le premier colloque universitaire jamais consacré à San-Antonio ; et un an plus tôt, c’est Jean Cocteau qui lui avait fait part de son enthousiasme...
Trente-cinq ans à se voir, s’écrire, s’appeler, puis à ne plus se voir (distances géographiques obligeant, lui parti en Suisse, moi en Afrique avec ma chère et tendre), ne plus s’appeler mais à s’écrire toujours ; puis à se revoir à nouveau et à se parler ou s’écrire souvent, presque jusqu’au bout. Avec des clins d’œil réciproques, lui dans ses livres, moi dans mes journaux… Trente-cinq ans de fidélité et de souvenirs partagés. À commencer par son invitation à l’une des premières de Monsieur Carnaval, la comédie musicale qu’il écrivit, dont Charles Aznavour composa la musique sur des lyrics de Jacques Plante, mise en scène de Maurice Lehmann, directeur du Châtelet où, le dimanche après-midi de sa création, en décembre 1965, je me retrouvai en compagnie de ma mère (l’invitation était pour deux personnes). Avant de faire la connaissance, juste dans la foulée, de Georges Guétary et Jean Richard qui jouaient les personnages principaux, comme une incarnation du duo formé par San-Antonio et son adjoint Bérurier… ainsi que le précise leur géniteur dans cette extraordinaire vidéo-document de l’époque, à savourer comme elle le mérite.
Cette opérette fut surtout l’occasion de découvrir une chanson qui deviendrait célébrissime, interprétée ensuite par son compositeur Charles Aznavour : La Bohème... Déjà un grand moment vécu en direct. Mais, anecdote plus personnelle celle-là, ce même après-midi, qui donc se trouvait aussi au Châtelet, invitée par sa tante (…domiciliée aux Mureaux) ? Je vous le donne en mille : ma future chère et tendre… que je ne rencontrerais pas avant cinq ans. Incroyable, non ? Attendez, ce n’est pas fini, car si Frédéric voulut m’inviter chez lui dès septembre 1965 (le jour même de sa première « mort » ! Autre coïncidence tragiquement incroyable, et pourtant vraie…), Mauricette, elle, avait déjà eu droit à une visite guidée de sa maison, « Les Gros Murs », durant l’été 64 au moment où naissait un monument de la littérature d’humour, L’Histoire de France vue par San-Antonio.
Je passe les détails, à partir de nos retrouvailles sur l’île Saint-Louis, alors qu’il s’apprêtait à Refaire sa vie (voir cet autre Polaroïd, où je suis sérieux comme un pape face à la photographe…), pour noter cependant qu’au printemps 68, invité chez lui par Jean Richard, j’eus la chance d’assister (dans son parc de loisirs de la Mer de sable d’Ermenonville) à un récital de Guy Béart, en plein air avec ses musiciens dans une sorte de kiosque à musique. Qui suis-je ?, Les Grands Principes, Les Souliers, Le Grand Chambardement… quel bonheur c’était, et quel souvenir ébloui j’en conserve ! Quelle coïncidence, aussi, quand on sait que Béart fut l’un des tout premiers à faire passer Frédéric Dard à la télévision, en l’invitant dans son émission Bienvenue à… (« Auparavant, se rappelait l’auteur d’Il n’y a plus d’après, lors de l’entretien réalisé pour son dossier de Chorus n° 63, je lui avais fait découvrir Pierre Perret en lui disant : “Il y a un nouveau, Frédo, que tu devrais écouter parce qu’il écrit des chansons à la manière de Bérurier” »).
San-Antonio connaît la chanson
En 1967, « Frédo » ou plutôt San-Antonio s’était lui-même essayé à la chanson en écrivant La Marche des matelassiers, en quelque sorte l’hymne récurrent de Bérurier dans la saga, que Bourvil – qui en était un grand fan – enregistra le 6 juin de cette année-là sur une musique de Jo Moutet (avec Hubert Rostaing à la direction d’orchestre ; super 45 tours Pathé Marconi réf. EG 1047). En voici le son et l’image (de la pochette), à simple titre documentaire, car Frédéric Dard – auteur prolifique s’il en est (plus de deux cents romans), expert en longues et géniales digressions – s’avouait totalement incompétent en la matière : combien de fois, pressé par mon envie de le voir écrire des chansons, m’a-t-il dit répondu qu’écrivain et auteur de chansons étaient deux métiers tout à fait distincts… Il le regrettait, adorant la chanson et les chanteurs depuis toujours (un jour il me raconta que tout jeune journaliste à Lyon, il avait fait demi-tour au dernier instant devant la porte de la loge de Charles Trenet, qu’il devait interviewer : il en était tellement admiratif qu’il s’était senti incapable de lui poser la moindre question !), mais le constatait à juste titre – tout comme un Souchon à l’inverse, as du style elliptique, m’a toujours assuré qu’il serait incapable d’écrire en prose, et encore moins un livre.
Bourvil – Les Matelassiers
Néanmoins, Frédéric récidiva à la demande de Félix Marten, grand interprète (et comédien) populaire à la gouaille de titi parisien et au physique qu’il pensait idéal pour incarner le chéri de ces dames. J’eus la chance de le rencontrer et de l’interviewer au moment de l’enregistrement de ce 45 tours et il me déclara sans détour (c’était son avis – pas le mien ! – et ne se privait pas de le partager) combien il aurait été « meilleur » que Gérard Barray à l’écran (celui-ci, aussi élégant, physiquement et moralement, à la scène qu'à la ville, décrocha deux fois le rôle au cinéma, aux côtés de Paul Préboist qui jouait Pinaud, et de… Jean Richard dans le personnage de Bérurier). Toujours est-il qu’après avoir écrit la chanson de Béru, Frédéric pondit cette fois la chanson de San-Antonio, sur une musique du grand compositeur Philippe-Gérard, arrangements et direction d’orchestre de Claude Bolling. La pochette de ce 45 tours simple (Polydor, réf. 66 659) représente le commissaire et son adjoint dessinés par Henry Blanc. Totalement introuvable aujourd’hui, en voici néanmoins la reproduction… et surtout la chanson elle-même, avec la voix caractéristique de Félix Marten (qui a disparu en 1992 dans sa 73e année).
Félix Marten – San-Antonio
Dans ce même registre, en 1967, un feuilleton radiophonique adapté des aventures de San-Antonio maintint longtemps en haleine, le midi, les auditeurs de France Inter, avec Philippe Nicaud et Pierre Doris jouant les duettistes. De là naquit l’idée d’un 33 tours 30 cm (Polydor Privilège, réf. 658 107) constitué de textes divers (mis en musique par Guy Skornik, arrangements et direction d’orchestre : Guy Boyer) extraits des romans et interprétés par ces deux mêmes comédiens ainsi que par Robert Manuel (le Sancho Pança de Brel dans L’Homme de la Mancha) et… Frédéric Dard himself dans une grande profession de foi (San-Antonio parle). Un album intitulé San-Antonio déconorama, tout aussi introuvable depuis belle lurette… mais dont Si ça vous chante vous offre néanmoins la contribution exceptionnelle de Frédéric.
Frédéric Dard – San-Antonio parle
Il faut dire – non, je ne vous l’ai pas caché, simplement je ne vous l’avais pas encore dit – que votre ex-rédac’chef unique et préféré de Paroles et Musique puis de Chorus est spécialement bien placé pour ce faire, ayant à son actif un autre titre de gloire que seuls connaissent les « san-antoniens », les amateurs de San-Antonio (ce qui en fait pas mal quand même, puisqu’on estime à 250 ou 300 millions le nombre d’exemplaires de ses livres vendus de son vivant). Trente-cinq ans de fidélité réciproque et de clins d’œil respectifs, disais-je plus haut, comme (par exemple) cette dédicace, en 1986, « À mon cher Fred Hidalgo, en souvenir des temps anciens. San-A. », de Baisse la pression, tu me les gonfles ! à laquelle il ajouta à la main « Persiste – et signe – de tout cœur. Frédéric » ; ou de mon côté cette longue chronique de Paroles et Musique, en janvier 1989, sous le titre San-Antonio, priez pour nous !, récapitulant sa vie et son œuvre, histoire de lui tirer publiquement un coup de chapeau pour le quarantième anniversaire de son héros : « Moi, mes amis le savent, je suis fort en j’t’aime et j’adore San-A. »
« Le plus féal de mes féaux »
Et puis, en 1999, un an et deux romans seulement avant sa mort, dont il nous parlait depuis toujours, parut un « super San-Antonio », frappé du sceau « 1949-1999, 50e anniversaire ». Amusant quand on sait – comme l’intéressé me le fit remarquer lui-même – que le tout premier volume de la saga, Réglez-lui son compte, parut à Lyon le 1er avril 1949. Soit le jour même de ma naissance. Ce super S.-A. de 99, Ceci est bien une pipe (Frédo admirait Magritte) marquait donc mon 50e anniversaire – beau poisson d’avril, n’est-il pas ? – tout en célébrant officiellement celui du commissaire. Bon, OK et ce titre de gloire alors ? J’y viens. Arrivé en haut de la page 56, je fus frappé d’un sentiment difficile à exprimer, sinon en fortissimo sur une partition, en lisant ceci : « Je connaissais la chanson, paroles et musique, comme dirait mon cher Fred Hidalgo, le plus féal de mes féaux. Je le proclame ici Grand Connétable de la San-Antoniaiserie, titre dont il pourra se parer sa vie durant et orner ses pièces d’identité. »
Moi, qui n’avais jamais reçu jusque-là que des médailles en chocolat à la petite école (et, déjà plus « sérieux », la carte n° 1 des « Amis de la Maison de la Chanson » de Québec !), j’étais distingué au vu, au su et au lu de tout le monde par le Grand Maître de l’ordre entre tous ses féaux ! Damned, j’étais fait… et surtout, sans le savoir je le pressentais, la fin de l’histoire approchait. « Brassens, écrivit un jour Frédéric, a posé une des plus belles questions de la littérature : “Est-il encore debout le chêne ou le sapin de mon cercueil ?” C’est l’image choc qui remet l’homme sur les rails de la réalité d’où son orgueil le fait sortir. »
Le 11 mars 1999, Frédéric accepta de se confier une dernière fois à la caméra, lors d’un entretien informel avec son ami Francis Gillery. Tourné à Saint-Chef en Dauphiné, le village de son enfance où il repose aujourd’hui, ce film (de 50 minutes !) est le seul documentaire qui dresse un véritable portrait du créateur de San-Antonio : « Un type entra dans le cimetière et vint s’asseoir sur sa tombe… » Il nous livre et vous livre ici (grâce à Dailymotion et aux « Amis de San-Antonio ») le regard d’un homme « qui a tout à nous dire sur la vie, la mort, le rapport entre les êtres dans sa langue truculente et imagée. Une sorte de “vie mode d’emploi”, sans emphase, tout en finesse. L’acuité et l’humour avec lesquels Frédéric Dard/San-Antonio scrute et raconte le monde font de ce film un miroir tendu à notre propre vie. » Son titre, Cette mort dont je parlais, reprend (conjugué à la première personne) celui du roman « noir » qu’il publia en 1957.
Pour finir plutôt sur des lendemains qui chantent, rappelons que Patrice Dard, le fils de Frédéric, dont le patrimoine génétique a hérité d’une même tendresse pour le genre humain (excepté pour les cons et les nuisibles, à l’impossible nul n’est tenu), a repris le flambeau san-antonien en publiant « Les Nouvelles Aventures de San-Antonio » : vingt titres sont déjà parus (chez Fayard), dont celui qui rend hommage ce trimestre à son géniteur, Ça sent le sapin !… et, pour la petite histoire, celui où San-Antonio, en 2003, effectuait son enquête corse à lui (Ça se Corse !) en faisant chorus, pardon : en se glissant sous une « couverture » d’envoyé spécial de Chorus… En juin 1965, il y a quarante-cinq ans aujourd’hui – c’est l’anniversaire dont je veux me souvenir avant tout –, Frédéric Dard, l’homme que j’ai aimé le plus au monde (voir plus haut), s’apprêtait à rendre visite à un ado du nom de Fred Hidalgo... Dans sa voiture, il y aurait un certain Patrice, alors âgé de 21 ans. La boucle est bouclée, non ?
Eh bien non, pas tout à fait. Avant de se quitter (pour cette fois), j’adresse un stock de pensées affectueuses à la famille Dard au grand complet, et un mot à l’intention de l’ami ou de l’amie (de la chanson) qui est en train de lire ces lignes, un dernier conseil que j’emprunte évidemment à San-Antonio (et que j’adopte illico !), pour la suite de la route : « Prends bien garde en traversant la vie : un con peut en cacher un autre. »
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NB. Créée du vivant de Frédéric (qui en était le membre n° 1, le n° 2 étant qui vous savez), l’association « Les Amis de San-Antonio » a pour but de promouvoir l’œuvre de Frédéric Dard et celle de Patrice Dard, notamment à travers une revue trimestrielle, Le Monde de San-Antonio, qui sort ces jours-ci son 53e numéro (été 2010). Forte de plusieurs centaines de membres, il n’est pas indispensable d’être incollable en san-antoniaiserie pour y adhérer, mais « la bonne humeur est requise » ! (Contacts Internet – site ; mail : amisdesana@voila.fr ; forum).