Le désir d’être et renaître…
N’attends donc pas d’être plus là
Pour me raconter tout cela
Depuis jamais qu’on se le dit
Les années passent sans merci
N’attends donc pas d’être plus ici
Pour me raconter tout ceci
(Christian Olivier, Non-dits, duo avec Olivia Ruiz, 2005)
Ce soir-là, en écoutant chanter Olivia Ruiz, quasiment à domicile, je pensais à ma première rencontre avec Anne Sylvestre, chez elle, trois décennies plus tôt presque jour pour jour, pour le n° 1 de Paroles et Musique. Et du haut de ces gradins où nous nous trouvions, ma Brune et moi, je me disais : cette fois, c’est fait, trente ans de chanson nous contemplent. Le fil d’une vie…
Je suis le funambule et j’aborde mon fil
Je le connais par cœur mais ce n’est pas facile
Je suis toujours fragile et puis la terre est basse
Je pense que mon fil se pourrait bien qu’il casse
[…] Mais je marche pourtant
Je marche lentement
Je ne veux pas penser
Qu’on me ferait tomber
Pour rien, pour voir, sans méchanceté
Ce n’est pas méchant de souffler
De s’amuser
à balancer
Le fil de ma vie, le fil de ma vie
(Anne Sylvestre, Sur un fil, 1981)
Le hasard fait bien les choses. En route pour l’Espagne (« le pays des ancêtres », me rappelle régulièrement Serge Llado), étape à Argelès-sur-Mer où Olivia Ruiz est annoncée en concert. Aujourd’hui jolie cité balnéaire, Argelès reste chargée du souvenir tragique des républicains espagnols qui, après avoir traversé à pied les Pyrénées enneigées, en février 1939, se virent entassés ici et dans d’autres villages de la côte, manu militari, sur des plages cernées de barbelés, surmontées de miradors, où l’on mourait de froid, de soif et de faim, enterré par ses camarades dans le sable. Camps de concentration de la honte... bel et bien français, ceux-là. Mais c’est une autre histoire, vieille histoire déjà… même si Olivia, justement, la connaît bien, avec des racines de part et d’autre de ces mêmes Pyrénées. Cali aussi, et pour cause, ses grands-parents paternels Giuseppe et Maria s’étant connus à Barcelone, pendant la guerre civile, avant d’« atterrir » sur les plages de Saint-Cyprien et d’Argelès-sur-Mer – « dans des camps de réfugiés où ils étaient accueillis comme des chiens. Ils n’avaient pas le droit de boire de l’eau, ils se faisaient tirer dessus s’ils essayaient de sortir pour en chercher… » (Cali à Jacques Vassal pour son dossier de Chorus n° 63) – puis de s’installer à deux pas de la frontière, sur les hauteurs de Vernet-les-Bains.
Ce soir-là, samedi 27 mars (Olivia a obtenu il y a peu la Victoire de la Musique de la meilleure chanteuse de l’année), il fait froid sur le littoral méditerranéen. La tramontane souffle avec violence, à moins que ce ne soient les « entrées maritimes » ? La foule s’agglutine néanmoins autour de cette espèce de palais omnisports dont l’acoustique va s’avérer incertaine. Qu’importe, pas question ici de manquer la venue de « la petite », auréolée d’une gloire qui rejaillit sur ces contrées où elle se frotta, jeunette, à toutes sortes de publics avec un répertoire puisé notamment dans le patrimoine de la chanson française. Cette « petite » à qui j’avais envoyé aussitôt, dès la fin de l’été 2003, un courriel personnel à l’écoute de son premier « pré-CD », J’aime pas l’amour, pour lui dire mon coup de cœur (je ne savais même pas, étant définitivement rétif à ce genre de piège à gogos, qu’elle était passée fugacement par une émission de téléréalité) et qu’elle pouvait compter sur Chorus pour la suivre fidèlement sur le chemin qu’elle s’était délibérément tracé, dans le sillage apparent d’une certaine Juliette.
Suivront un « Portrait » (avec photo pleine page d’ouverture de la rubrique « À suivre ») au printemps 2004 (n° 47), une place au « Top 15 » des principales révélations de notre spécial 15 ans (n° 60, été 2007), un Cœur Chorus pour son troisième album studio, Miss Météores (printemps 2009), puis, grillant l’étape traditionnelle de la « Rencontre » de cinq pages, un dossier qui lui vaut de s’afficher à la Une de la revue. Du n° 68 de la revue. Le tout dernier, l’ultime numéro des « Cahiers de la chanson ». Rien que pour cela, on aura toujours une pointe de tendresse particulière pour l’Olivia de la chanson française, Blanc par son père, Ruiz par la mère de celui-ci. Mais cela ne voudrait pas dire grand-chose sans le talent inné de la demoiselle, conforté par des années de travail, de cours de danse, de groupes de rock et autres…
Il faut dire que notre belle brune, née le tout premier jour du mois de janvier 1980 à Carcassonne, a de qui tenir avec un père musicien et chanteur. Les années 80 commençaient fort pour Didier Blanc… et Paroles et Musique à la fois, « le mensuel de la chanson vivante » (« C’était un magazine formidable, me dira-t-il après le spectacle d’Olivia pendant que celle-ci converse avec Mauricette, ma brune à moi ; j’y étais abonné, forcément ! »). Dès le milieu de la décennie suivante, celle de la « Génération Chorus », auront lieu les premiers balbutiements scéniques d’Olivia Blanc : Carcassonne, Narbonne, Montpellier… entre autres dans les concerts de Block H., groupe de rock tendance Thiéfaine.
Retour d’ascenseur ce 27 mars : Block H., dont la destinée est restée régionale, est en première partie argelésienne d’Olivia ! Clin d’œil, émotion des intéressés, en particulier du chanteur Alain Milani (celui-là même qui a écrit La Fille du vent sur l’album La Femme chocolat). Pas la mémoire courte, la petite... Salle archicomble, évidemment. Une tribune latérale, côté gauche de la scène, et tout le monde debout, joyeux, dans la fosse. Sur le mur d’en face, un immense portrait dessiné de Cali, le véritable régional de l’étape. Car ici, on est sang pour sang catalan. À Carcassonne, on n’est plus qu’occitan... Il est vrai qu’entre-temps Olivia s’est rapprochée du Roussillon en rejoignant sa famille à Narbonne, patrie (catalane !) de Charles Trenet.
Sa prestation actuelle est on ne peut plus maîtrisée, d’énergie, de charme et de tendresse mêlés, la voix souple et sûre, la présence affirmée dans sa jolie robe andalouse aux parements rouges dont elle joue élégamment. C’est que « la petite », mine de rien, compte déjà une quinzaine d’années de bouteille ! Mais son concert d’Argelès (qui lui donne « l’impression de chanter à la maison ») est plus que cela, c’est un cadeau offert aux siens, avec des « bonus » sinon inattendus en tout cas uniques. Par chance – car aucune médiatisation particulière n’est venue pointer cette soirée pas comme les autres – Si ça vous chante était là pour immortaliser l’événement auprès de tous les amateurs de chanson francophone.
(Ph. Francis Vernhet)
Non, ce n’est pas un concert comme les autres, confirme rapidement Olivia au public ravi. « Je suis très émue. D’abord parce que mes grands-parents sont présents dans la salle (en fait, à côté de nous, installés sur les gradins), ensuite parce que sans le monsieur qui gère ma carrière depuis quelques années, et qui est originaire d’ici, car c’est un Catalan, je ne serais pas là où j’en suis aujourd’hui… » On pense évidemment aux récentes Victoires de la Musique, mais surtout aux salles partout pleines à craquer. « C’est grâce à monsieur Bruno Buzan, grâce à ce monsieur que vous voyez là… » Ce disant, un projecteur se braque sur une affiche de chanteur, à côté du poster de Cali : elle représente Bruno Buzan, l’homme de l’ombre ! Citoyen de Vernet-les-Bains, un peu plus haut sur la route d’Andorre, au pied du Canigou, et ami d’enfance d’un certain Cali dont il gère également la carrière – signe réciproque d’une confiance et d’une fidélité bien rares dans ce milieu. « Je ne m’attendais pas à ça, nous confiera-t-il, ému lui aussi, en fin de soirée, mais ils m’ont fait bien rire, Olivia et les autres, avec cette affiche de faux chanteur ! »
Ses grands-parents, son manager catalan, le groupe régional… Il y aura d’autres clins d’œil sympathiques d’Olivia au milieu de chansons tour à tour tendres, lascives et survoltées, habillées de superbes couleurs instrumentales, du rock à la ballade, par des musiciens totalement impliqués dans l’histoire partagée sur scène (dont l’accordéoniste-choriste Cecile Marques, de retour elle aussi « à la maison ») et avec le public. Celui-ci est aux anges d’avoir son Olivia rien que pour lui. Elle parle de ses débuts dans la région, rappelle que Block H. l’accueillait jadis en première partie de ses concerts et dit sa joie d’avoir pu lui rendre la pareille ce soir.
Et puis, première surprise, elle appelle son père, venu de Narbonne en famille. Et comme Didier Blanc est un excellent chanteur, vraiment (on pourra d’ailleurs en juger très bientôt, puisqu’en mai, m’a-t-il annoncé, doit sortir son premier album !), c’est un bonheur que de les écouter reprendre en duo le Bidonville de Nougaro, « un très grand monsieur de la chanson », dans une belle orchestration. Il faut dire que l’an dernier, pour célébrer le chantre de Toulouse qui aurait eu 80 ans le 09/09/09, Didier et Olivia se sont investis dans une création spéciale, Planète Nougaro (voir Chorus n° 68, « L’Année Nougaro »), à l’initiative d’Hélène Nougaro. « J’ai adoré ça, me racontera-t-il après le spectacle. C’était génial, avec Zebda, Yvan Cujious… Une belle aventure. » Leurs voix, dont ils font ce qu’ils veulent, tout aussi « blindées » l’une que l’autre bien que de tonalités différentes (plutôt classique chez l’un, l’accent faubourien, à la Arletty, chez l’autre), s’épousent et se complètent à merveille. Tel père, telle fille, chacun avec sa personnalité.
Didier et Olivia (ph. DR)
C’est reparti. La chanteuse virevolte avec grâce dans sa belle robe flamenca. La voix, le charisme, cette petite bonne femme est une grande de scène. Une chanson s’achève. Olivia interrompt à nouveau le cours normal de sa prestation. Nouvelle surprise : « Il y a là un ami, en coulisses, que vous connaissez bien aussi, qui voulait absolument être là ce soir… Surtout qu’il est ici chez lui ! » Pourquoi se priver quand on peut se donner de la joie, n’est-ce pas Charles ? Et voilà Cali, évidemment, qui déboule sur scène et invite Olivia, comme sur son album L’Espoir, à chanter avec lui Je ne te reconnais plus. Ces deux-là sont faits pour s’entendre, complices de longue date. Il ne manquait plus que Mathias Malzieu, si proche collaborateur d’Olivia (et leader de Dionysos), pour que la fête soit totale. On ne peut pas tout avoir. Mais on retrouvera Cali avec toute la « troupe », Didier Blanc et Block H. inclus, pour un beau final.
Rare émotion au préalable avec le second duo père-fille (après que celle-ci eut superbement repris le fameux standard américain My Heart Belongs to Daddy – Mon cœur appartient à papa…) sur la chanson en espagnol consacrée à la grand-mère d’Olivia, mère de Didier, Quédate (Reste). En substance : « Reste avec moi, grand-mère / Nous avons besoin de ton sourire / Ne nous laisse pas seuls rien qu’avec le souvenir / Quel chemin suivre si le tient se meurt ? / Reste avec moi, grand-mère, ne laisse pas s’éteindre la lumière de notre histoire / Reste ! L’olivier est éternel… »). Émotion suscitée directement par la chanson, bien sûr, par sa force de persuasion, sa mélodie et son entrain orchestral ; mais décuplée ici par le fait que l’intéressée, Rita, était présente dans la salle…
Non, rien de rien, on ne regrettera rien de notre étape d’Argelès ! Ni l’avant ni l’après, ni le spectacle ni l’« after », comme on dit maintenant en français moderne dans les grands festivals francophones (un pot, quoi !), concocté pour les parents, amis et officiels dans un restaurant proche de la salle. Olivia arrive seule à pied, naturelle, simple, souriante… et disponible (il est plus de minuit) pour les photos et les autographes comme rarement je l’ai vu après un concert d’une telle intensité. « Quel dommage que Chorus ait disparu, et d’une façon aussi brutale ! déplore-t-elle spontanément auprès de Mauricette. C’était une revue fabuleuse pour la chanson. Elle nous manque énormément. Merci encore, en tout cas, pour le dossier que vous m’avez consacrée… »
De mon côté, je rappelle à son père que si la ligne de vie chorusienne a été tranchée net entre deux saisons, au moins sa destinée aura pris fin avec une bien belle artiste de la relève en Une, parfaite représentante de la « Génération Chorus » ; qui plus est, trente ans exactement après les tout débuts de cette histoire avec Anne Sylvestre à la Une, elle, du n° 1 de Paroles et Musique. « Elle le sait, ça, Olivia ? me demande-t-il. Qu’elle a bouclé ce cycle de trente ans ?... Il faut lui dire que la page que vous aviez ouverte avec Anne Sylvestre, alors qu’elle venait tout juste de naître, s’est refermée avec elle ! » Une page en forme de jardin extraordinaire planté d’arbres à chansons de toute espèces, du pin Sylvestre à l’olivier Ruiz…
Justement (prémonition ?), pour ce dossier du n° 68 de Chorus, Daniel Pantchenko, parlant à Olivia de son nouvel album, Miss Météores, et de sa première chanson, Elle panique, notait sa proximité d’esprit (« Elle panique à l’idée d’en faire trop / De vieillir prématurément / […] Fous-moi la paix, ma vieille caboche / Je suis rincée / Tu ne me fous pas la pétoche / Et je ne veux plus t’écouter… ») avec une chanson d’Anne Sylvestre, Carcasse (1981), où celle-ci apostrophe son corps (« Faut que tu marches ou que tu casses / Mais je te regarde en face / Il n’y a pas de quoi prendre peur / […] Et quand tu arriveras au bout / Pourvu que ça moi qui veille / On s’arrangera bien ma vieille / Pour résister encore un coup »). Et Olivia d’acquiescer : « Que ce soit le corps ou la tête, je crois que le combat contre ses démons et ses angoisses est un thème universel qu’on aborde tous… »
Oui, ce soir-là, trente ans de chanson nous contemplaient. Un demi-siècle même, puisqu’à la parution du n° 1 de Paroles et Musique, au printemps 1980 (cela fait tout drôle aujourd’hui de penser que dans le même temps venait au monde une petite Olivia appelée à tourner la dernière page de cette histoire…), Anne Sylvestre comptait déjà vingt-deux ans « et quelques poussières » de carrière… et c’était néanmoins, la chanteuse le rappelait elle-même, sa toute première couverture de magazine !
Une fois prise notre décision de rentrer d’Afrique (voir dans ce blog « En guise de prologue » et « Ballade en mer Rouge ») pour créer le journal qui manquait alors de toute évidence à la chanson française, s’était posée la question de l’artiste à mettre en Une (et en « dossier ») du premier numéro. Finalement, nous avions choisi d’inscrire cette aventure (le terme est juste, car nous n’avions que notre détermination, notre envie de partage… et nos petites économies pour espérer pouvoir « tenir » environ un an) sous le signe du féminisme (et donc de l’humanisme), à travers l’œuvre exceptionnelle d’Anne Sylvestre, dont le contenu résonnait très fort en nous.
En ce temps-là, nous participions à la naissance d’une nation, la République de Djibouti, et de sa presse en particulier où, très vite, j’ai fait fi d’un tabou séculaire en lançant un débat public national – prolongé jusqu’à l’Assemblée – sur les tragiques mutilations sexuelles dont étaient systématiquement victimes les petites filles. Je ne parle pas de l’excision, mais bien de l’impensable, de l’inimaginable, de la si cruelle infibulation, pratiquée (à tort) au nom de l’islam dans toute la Corne de l’Afrique, avec, à vie pour les malheureuses, des conséquences dramatiques ; sans parler de l’immédiate mortalité infantile.
Bref. Ce n’est pas le lieu ici de parler du combat des femmes de cette région du monde pour le respect de leur intégrité physique : comme celle des antifranquistes parqués dans les camps infâmants de l’exil en « pays libre », c’est encore une autre histoire. Sauf que cette action menée sur le terrain, cette vive sensibilisation de notre part aux droits fondamentaux de la femme, expliquent en partie notre choix d’Anne Sylvestre pour incarner d’emblée la « philosophie » de Paroles et Musique. D’autant que Benoîte Groult, venue se rendre compte sur place de la situation et nous rencontrer (elle venait de créer F Magazine, trois ans après le succès de son livre Ainsi soit-elle), était aussi une admiratrice de ladite Anne. Pour l’anecdote (et le plaisir de boucler une autre boucle), je demanderai ensuite à Benoîte, en 1985, de bien vouloir nous faire l’honneur d’écrire, pour le n° 51 de Paroles et Musique, le compte rendu de la rentrée parisienne d’Anne Sylvestre à l’Eldorado-Bobino – beau souvenir (nous étions allés ensemble au spectacle) et superbe article !
Le dernier album d’Anne sorti avant la création du « mensuel de la chanson vivante », en 1978, était absolument somptueux : J’ai de bonnes nouvelles, Frangines, Mon mystère, Un bateau mais demain, Douce maison, La Faute à Ève… « Un sommet… pour le moment », noterais-je en chapeau du long entretien qui eut lieu chez elle au printemps 80. Douce maison – sur le viol ? « Cela faisait des années que je cherchais à l’écrire, m’expliqua-t-elle. J’ai mis trente-quatre ans à trouver le meilleur biais pour aborder le sujet du viol. Je ne l’aurais pas chantée si je ne l’avais pas estimée réussie. » Et La Faute à Ève, chanson tordante dans la forme et l’interprétation et si pertinente dans le fond, qui marquait alors la conclusion définitive de son tour de chant ? « Oui, je pars là-dessus et je n’en remets jamais d’autres parce que ce n’est pas possible. Après le cri qui termine cette chanson, qu’est-ce que je pourrais dire d’autre ? »
Pendant qu’à Carcassonne le bébé de la famille Blanc babillait à peine, à Paris la grande dame de la chanson française retraçait sans la moindre impatience, pour nous et les hypothétiques lecteurs d’un journal encore à naître, le fil de sa carrière. Depuis l’origine : « C’était en novembre 1957 à la Colombe… » Après un premier album où se distinguèrent un peu Maryvonne, Porteuse d’eau, Les Cathédrales et Mon mari est parti, il fallut attendre 1964 pour qu’un premier titre marque vraiment le public : T’en souviens-tu la Seine… à découvrir ou à réécouter – mais sûrement à voir pour la toute première fois – dans ce véritable document vidéo.
On passa rapidement en revue les grandes chansons qui suivirent, pour prendre le temps de parler surtout des incontournables (même si je n’eus pas la place de tout conserver de cette interview). Non tu n’as pas de nom (1974) : LA chanson sur l’avortement, Une sorcière comme les autres (1975) : un manifeste à elle seule, Les gens qui doutent (1977) : MA chanson préférée depuis lors… et puis, la même année, Clémence en vacances, dont j’ose croire que l’humour viendrait à bout du plus borné des machos : « L’humour, soulignait-elle, c’est une façon de faire passer bien des choses qui ne passeraient pas si on les disait autrement. Et puis c’est nécessaire, j’exprime ce que je ressens avec ma sensibilité. J’aime bien rire, je ris beaucoup, et j’estime qu’il doit y avoir des moments de détente dans un tour de chant… »
Son tour de chant justement. Comment arriver à le composer avec un tel répertoire ? « Je mets toujours les chansons les plus récentes, celles qui sont indispensables comme Clémence, Une sorcière comme les autres, Non tu n’as pas de nom, et je m’efforce aussi d’en chanter trois ou quatre anciennes. Mais le tri est douloureux, et ça devient naturellement de plus en plus difficile. »
Puis on évoqua l’album suivant, qui constituerait un an plus tard un autre sommet de son œuvre, avec Carcasse, déjà cité, Sur le fil, Dans la vie en vrai, Rose, Lâchez-moi... Sans oublier cette manière de profession de foi, Si je ne parle pas (« cependant que je chante / Si je n’explique pas le sens de mes chansons / Si je ne cite pas d’aventures touchantes / Et si je me présente sans trop de façons / Ce n’est pas voyez-vous que j’aie de l’arrogance / Mais j’en dis bien assez dans mes chansons je pense / […] Je sais qu’il y en a et ça me désespère / Qui se plaindront encore que je ne parle pas… »). Ce jour-là, pour parler, on parla ! On dialogua beaucoup, longtemps… alors que nous étions totalement inconnus des gens du « métier » et que, comme le funambule de Sur un fil, nous travaillions à ce premier numéro sans filet : imaginez que, fâchée par une de mes questions, l’artiste se soit brusquement mise en vacances de cet intrus (qui plus est fraîchement débarqué « des colonies », comme disaient encore certains nostalgiques réacs), à l’instar de la « Clémence » de la chanson…
Pourquoi le cacher ? Au moment de lancer l’entretien, j’étais dans mes petits souliers, surtout après qu’Anne eut répliqué formellement de façon cinglante à ma première question (« On a beaucoup utilisé le terme “Brassens en jupons” pour vous qualifier… » – « Je trouve aberrant qu’après vingt-deux ans ce qualificatif demeure encore ! C’est irritant et profondément injuste. La femme est considérée comme un genre mineur par rapport à l’homme… On n’a jamais eu l’idée de dire d’un jeune chanteur qu’il était “un Sylvestre en caleçons” ! C’est pourtant la juste traduction d’“un Brassens en jupons”… »). Mais elle se montra disponible tout le temps qu’il fallut, blagueuse, charmante et professionnelle jusqu’au bout des ongles. À la fin, je n’y tenais plus de ne pas comprendre pourquoi la plus grande ACI de la chanson française contemporaine, avec Barbara, était aussi « tricarde » dans les grands médias :
« Depuis le début de cet entretien, je m’interroge sur cette réputation d’agressivité qu’on vous a faite…
– Ah ! oui, l’agressivité… Si j’avais été un homme, j’aurais eu du caractère. Mais une femme n’a que mauvais caractère. On n’a pas le droit d’être agressive. Or, si je ne l’avais pas été, agressive – entre guillemets – je serais morte ! L’« agressivité », la volonté en réalité, c’est une qualité de survie. »
Voilà. La suite demanderait… une vie de trente ans, avec des centaines d’autres rencontres jusqu’à celle d’Olivia Ruiz. Mais pas plus qu’on ne refait l’histoire, on ne la revit. On peut tout juste tenter de la raconter. C’est à la fête champêtre de Lutte Ouvrière où Anne était programmée quelques jours après notre entretien que je prendrai la photo qui fera la Une du n° 1 de Paroles et Musique. Quel souvenir ! Des centaines de spectateurs enthousiastes mais une toute petite scène pour l’accueillir et une guitare sèche, une contrebasse et une sono riquiqui pour tout bagage. Dans ces conditions (du plein air, en plus), le talent est obligatoire (et l’absence de talent rédhibitoire) !
Chez Leprest
Printemps 1980… Printemps 2010 : dans un monde dominé chaque jour davantage par le narcissisme et l’égocentrisme (sans parler du financier), et ce dans tous les domaines, des politiques censés s’occuper des intérêts collectifs jusqu’au quidam de base (avec ces réseaux prétendument sociaux qui, trop souvent, ne font que refléter l’individualisme, le repli sur soi), dire qu’on a vécu trente ans en pratiquant l’altruisme (parce que cela nous faisait plaisir de partager nos petits bonheurs), c’est presque incongru. En tout cas bien étrange… et définitivement incompréhensible pour les ennemis d’un monde où les hommes (et les femmes) vivraient sinon d’amour du moins sans chercher à duper (ou à écraser) systématiquement leurs semblables. C’est pourtant la réalité que nous aurons vécue ensemble… et que nous continuons de vivre à travers ce blog. Et ÇA – quelque stratégie machiavélique et préméditée qu’on cherche une nouvelle fois à exercer à notre encontre –, personne ne pourra jamais nous l’enlever.
Dernière précision : s’il fallait un autre lien pour unir Anne Sylvestre et Olivia Ruiz (photographiée dans notre dernier numéro par Francis Vernhet), celui-là se nommerait… Allain Leprest. Les deux sont chez Leprest comme elles étaient chez nous. Ou comme elles sont chez elles, comme à la maison. Dans le volume II de Chez Leprest (voir la « Chanson d’automne » de Si ça vous chante), elles interprétaient l’une, Sarment, et l’autre (qui avait déjà enregistré Tout c’qu’est dégueulasse porte un joli nom dans le volume I), La Dame du dixième. L’occasion, enfin, de rappeler que la première grande fête de Paroles et Musique en juin 1985, entre plusieurs dizaines d’artistes et de professionnels de terrain, avait réuni – chez nous – une certaine Anne Sylvestre, of course, et un jeune talent prometteur (c’était leur première rencontre), un certain Allain Leprest qui, dès 1983 (son premier album ne sortirait qu’en 1986), défrayait déjà la chronique (avec un premier article national) dans notre mensuel. Quant à Olivia, elle prenait alors, à cinq ans, ses premiers cours de danse… Vous dansiez, j’en suis fort aise, eh bien chantez maintenant ! Oui, continuez à chanter, tous et toutes, le chant du monde. Et tant qu’il y aura des hommes, si ce n’est pas ou plus « Mauricette et Fredo », il y aura toujours quelqu’un, quelqu’une pour faire chorus au bout de la ligne.
Olivia Ruiz – Eight o’clock – Six mètres
Il suffit de s’y mettre. De Six mètres, dirait Allain Leprest qui écrivit spécialement ce texte magnifique (attention, chef-d’œuvre !) pour Olivia. Soyez patient(e)s, il intervient ici en morceau caché après une très brève chanson en anglais, Eight o’clock (de et interprétée avec le groupe Coming Soon). Six mètres, enregistré en duo avec Christian Olivier des Têtes Raides. Cette fois la (grande) boucle est vraiment bouclée : « Six mètres, plus que six mètres pour couper la ligne d’arrivée… / Et soudain l’envie de plus rien / Ou juste de bloquer les freins / L’envie de faire sauter la chaîne… / Déserter à vingt centimètres / À vingt centimètres du fil… / Et puis s’y mettre / Mais s’y mettre tous / Ni Dieu devant ni chien aux trousses / S’y mettre, s’y mettre tous / Et plus de maître / Que le désir d’être et renaître / Se redresser, lever la jambe, être ensemble / Vainqueurs… tous ensemble. »
(Cet article – le 31e de Si ça vous chante, comme pour célébrer symboliquement notre entrée dans une 31e année en chanson – est dédié à « Bubu », qui sait pourquoi, avec tendresse et affection ; et bien sûr aux membres de notre ex-Dream Team, dont certains, amis à la vie, à l’amour et à la mort, nous ont accompagnés fidèlement durant ces trois décennies.)