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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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15 mars 2019 5 15 /03 /mars /2019 13:51

La cavale au cœur


Pour Éluard, c’était une évidence : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. » Dans la fraternité chansonnière que je me suis choisie, c’est un simple et récurrent constat. En ce jour inaugural du Salon du Livre, peu après s’être mis en règle avec son adolescence, à cinquante ans, en faisant revivre Ferré sur scène (j’étais à la dernière à Perpignan), Cali publie son second récit autobiographique. Paco Ibañez, lui – dont la voix faisait écho à celle de Léo chez le jeune Bruno, à Vernet-les-Bains –, célèbre actuellement les cinquante ans de son récital triomphal à l’Olympia (j’étais à la première, au Casino de Paris). Bruno, Léo, Paco, retour au grand galop vers le futur… Ah oui, le titre du nouveau livre de Cali ? Cavale (ça veut dire s’échapper) ! Autrement dit, en version française dans le texte, A galopar

Un an après Seuls les enfants savent aimer qui racontait la mort de sa mère vue à travers ses yeux d’enfant de six ans et demi, avec le traumatisme qu’on devine, Cali nous offre à présent l’histoire de son adolescence. Celle des premiers émois physiques, des passions musicales, celle aussi de sa « cavale » en Angleterre, sans prévenir les siens, pour y retrouver son premier amour de vacances…

Nous en avions parlé l’été dernier à Port-Leucate où nous étions invités tous deux dans le cadre de la manifestation littéraire « Auteurs à la p(l)age » et Cali nous confiait alors tout le bonheur qu’il trouvait dans l’acte d’écrire autrement, sans contrainte de format, autre chose que des paroles de chansons :

« L’écho provoqué chez les lecteurs par ce premier livre m’a tellement ému, que j’ai eu envie de continuer. D’autant que je me suis pris au jeu de l’écriture au long cours… Après avoir mis en scène le petit Bruno, six ans, le prochain racontera mes quinze ans à Vernet-les-Bains, à Prades… et ailleurs.

– Ce sera un récit purement autobiographique ? L’adolescence après l’enfance…

– Oui et non, car je l’écris comme un roman, comme mentionné sur le premier : Seuls les enfants savent aimer, roman. Ce sera un récit vrai mais aussi fantasmé… Peu importe que tout soit véridique ou pas, comme les noms des personnages, l’important c’est que l’ensemble soit vrai. Que ça vienne de loin, des tripes… et qu’on le ressente ainsi à la lecture.

– Tu sais où tu vas ? As-tu bâti un plan ? Arrêté une chute ?

– Non. J’avance au jour le jour, en laissant courir les mots et les souvenirs dans mes cahiers d’écolier. Et je saurai exactement quand et comment conclure… le moment venu. »

On était alors à deux mois de la sortie de son album Cali chante Ferré et de la tournée d’automne de trente dates, précisément, pas une de plus, qui allait suivre jusqu’à la dernière (officielle) à Perpignan, « à la maison ». Vieille histoire que sa passion pour Léo Ferré, pas évidente au départ…

Tout petit, c’est par Guy Béart qu’il avait découvert la chanson : « Lorsque ma grand-mère me promenait dans ma poussette, elle chantait “Ma petite est comme l’eau…” et il paraît qu’un jour j’ai continué en chantant : “Elle est comme l’eau vive” ! Vrai ou faux, c’est parti de là. Et le premier disque qu’on m’a offert, très jeune, a été un disque de Béart… À dix ans, j’ai été entraîné par ma sœur à un concert de Julien Clerc ; ça m’a marqué car il y avait de grandes chansons qui sont encore là aujourd’hui. Et puis il y a eu Renaud : vers treize-quatorze ans j’étais en plein dans Les Aventures de Gérard Lambert qui m’émouvaient énormément. À la maison, papa écoutait beaucoup Léo Ferré et Paco Ibañez. Mais Ferré pour moi était un ovni. Je n’arrivais pas à comprendre les textes. Je me suis réfugié chez Brel, qui me faisait pleurer d’espoir. Brel m’a beaucoup aidé… »

Il faudra un « déclic » pour que Léo Ferré se révèle vraiment à Cali, par l’intermédiaire de Richard, que son grand frère lui fait écouter un jour : « Cette chanson m’a complètement bouleversé ! » Dès lors, Ferré ne le quittera plus : « On a beau s’y plonger et s’y replonger, on continue de le découvrir. C’est le seul chanteur qui nous en a laissé pour des siècles ! »

La suite – son album et son spectacle – étaient en quelque sorte écrits. Son propre répertoire l’annonçait d’ailleurs de manière explicite : certains titres de ses albums et chansons comme L’Espoir, L’Âge d’or ou L’Amour fou, certaines thématiques (L’Exil…), mais aussi le développement de certains textes, sans parler de références précises. Révérence délibérée, parfois aussi, jusque dans le phrasé, parlé ou musical, voire instrumental. Tout convergeait ainsi de longue date, naturellement, absolument, obligatoirement, vers cette sorte de réincarnation. Car Cali chante Ferré sur scène, que malheureusement peu de monde aura vu (trente représentations seulement, toutes à guichet fermé et s’achevant par une ovation debout), c’était d’abord et avant tout la parole redonnée à Léo, qui ouvrait et terminait notamment la soirée au milieu d’une écoute admirable…

Bien sûr il reste l’album, mais figé dans sa gangue de polycarbonate il ne saurait donner ni même approcher le plaisir ressenti charnellement dans la salle. Alors, en attendant une éventuelle reprise dans l’avenir (Cali ne l’exclut pas), sachez que, même si d'aucuns pouvaient se dire gênés au début par une interprétation jugée hâtivement de lèse-majesté, comparaison n’étant pas raison, tout le monde était vite embarqué par la sensibilité du propos, le décalage délibéré rompant intelligemment avec le risque du copié-collé insipide. Un choix de chansons et poèmes 100% Ferré, de Jolie môme à La Mélancolie en passant par Thank You Satan, une mise en musique originale et néanmoins respectueuse des mélodies (excellents Steeve Nieve aux claviers et programmations – le « Popaul » Castanier de Cali – et François Poggio aux guitares), un chant à la hauteur et un charisme naturel, c’était la recette d’un cocktail apprécié tant par le public habituel de Cali (qui découvrait sans doute l’essentiel de ce répertoire) que par celui venu surtout pour Ferré – et ce n’était pas gagné d’avance !

Une seule exception dans ce parti pris exclusivement ferréen : L’Affiche rouge, dont les mots d’Aragon résonnent toujours aussi fort, peut-être plus fort ici que nulle part ailleurs, en Roussillon où l’on allait commémorer la Retirada des Républicains espagnols de janvier-février 1939, pour rendre hommage à tous ces étrangers fuyant le fascisme avant de rejoindre bientôt la Résistance pour se battre contre le nazisme :

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient “la France” en s’abattant

Trente dates, pas une de plus, pour célébrer ou plutôt, déplorait le chanteur, pour « rattraper l’absence presque totale de célébration du centenaire de la naissance de Léo Ferré » en 2016. « Nous avons pourtant eu la chance d’être les contemporains du Beethoven de la chanson… » Trente dates dont une, obligée, au Théâtre Dejazet, le 16 novembre, en présence d’un Mathieu Ferré ravi et conquis, là même où son père avait fait durant trois semaines, en novembre 1990, sa dernière « rentrée parisienne », à l’époque où cette salle s’appelait encore le TLP (Théâtre Libertaire de Paris).

Cali n’a jamais vu Léo Ferré sur scène. C’est le regret de sa vie d’artiste. De sa vie tout court, en souvenir du temps où, à Vernet-les-Bains (au pied du Canigou, la montagne sacrée des Catalans), la famille Caliciuri l’écoutait religieusement. Lui… et Paco Ibañez, dont il pressentait les relations privilégiées : « Paco Ibañez et Ferré, ça devait être quelque chose… J’aurais tout donné pour être une mouche sur l’épaule de l’un des deux ! »

Au-delà de la chanson, il y avait cette histoire commune. Celle de l’Espagne que Léo avait tant chantée sans la connaître, du Bateau espagnol de ses débuts à L’Espoir en passant par Les Anarchistes, Thank you Satan, Franco la muerte ou encore Christie, Le Flamenco de Paris et même La Mémoire et la Mer… Celle que Paco avait magnifiée à travers la mise en musique de ses plus grands poètes, de Luis Cernuda* notamment évoquant l’exode républicain de 1939 avec ces familles séparées à jamais, ces histoires d’amour sacrifiées pour toujours, dans Un Español habla de su tierra (Un Espagnol parle de son pays) :

Eux, les vainqueurs, Caïns sempiternels,
Qui m’ont arraché de tout, ne me laissent que l’exil
Et toi que j’aimais, en qui seulement je croyais
Rien que me rappeler ton prénom désormais
Empoisonne mes rêves…

Amers sont les jours de la vie quotidienne
Rien qu’une longue attente, à force de souvenirs...
Un jour, enfin libérée de leurs mensonges,
Tu me chercheras, mais alors…
Que pourra bien dire un mort ?

___________
*Né à Séville en 1902 et mort en exil à Mexico en 1963, Luis Cernuda appartient à ce mouvement exceptionnel d’écrivains et de poètes qu’on a appelé « la Génération de 27 », aux côtés de Rafael Alberti, León Felipe, Miguel Hernández, Federico García Lorca, etc., tous mis en musique par Paco Ibañez.

La Retirada sera suivie de tragiques développements sur la terre natale de Cali, le Roussillon, où le père de Paco Ibañez, parmi tant d’autres, subira l’accueil le pire qu’on puisse imaginer – d’où la présence du « Maestro » le 24 février dernier à l’hommage officiel rendu par le gouvernement (socialiste) espagnol aux Républicains contraints à l’exil ; un geste historique attendu par leurs enfants, petits-enfants voire arrière-petits-enfants (comme les enfants de Cali) depuis des décennies…

Bruno… et puis Léo et Paco : des amis à la vie à la mort, ceux-là, depuis que le premier avait demandé au second de l’accompagner à la guitare, ainsi que Juan Cedron, pour réenregistrer Le

Bateau espagnol, à l’occasion de l’album Et… basta ! C’était en 1973, quatre ans après le triomphe de Paco à l’Olympia. Une version alternative superbe, restée inédite pendant quarante ans* ! « Ce qui m’a frappé alors, en le côtoyant de près, me confiera Paco, ça a été de découvrir sa vraie nature, c’est-à-dire sa gentillesse, sa fraternité. Tout d’un coup il est devenu un ami. C’est là, longtemps après avoir découvert l’artiste, que j’ai découvert l’homme. Un homme qui correspondait totalement à l’artiste ! »

_____________

*Jusqu’à la sortie de l’anthologie Léo Ferré, 50 plus belles chansons (Barclay, 2013). L’album Et… basta ! fut enregistré seulement avec Marc Chantereau (percussions), Juan Cedron et Paco Ibañez (guitares).

Quinze ans plus tard, en 1988, Paco Ibañez ouvrira enfin les portes de l’Espagne au grand Ferré… « C’était en février, me précisera-t-il. Il a d’abord chanté à l’Alliance française de Barcelone, et à partir de là, je l’ai accompagné en voiture… Jusqu’à Bilbao, où il a fait un triomphe. Mais avant d’aller à Madrid, où il achevait sa tournée, j’avais contacté un groupe d’amis artistes pour leur dire que nous avions beaucoup de chance de recevoir Léo Ferré dans le pays qu’il chantait depuis toujours… Il y avait là quelque chose d’émouvant. On a eu alors l’idée de créer non pas un prix ou une médaille mais quelque chose de spécial, en signe de reconnaissance. Et on a créé la clé de l’Espagne ! Un très-très bel objet en or, réalisé par un artiste catalan. On s’est dit que cette clé, seuls pourraient en disposer les descendants de Cervantes, les artistes à sa hauteur. Alors, on a demandé à Cervantes l’autorisation de la remettre à Léo Ferré… et il nous a dit oui. On la lui a remise à Madrid, lors d’une cérémonie organisée avec la Sacem espagnole. Avec cette clé, toutes les portes de l’Espagne lui étaient ouvertes… Et il était content, Léo, il était ému ! Ensuite il a donné son spectacle au Théâtre Albeniz, archicomble, et c’est toute une histoire parce qu’il a chanté pendant plus de trois heures, seul au piano… avant de rajouter vingt bonnes minutes avec Le Bateau ivre ! » [rire]

L’Espagne, le petit Bruno en entendait souvent parler à la maison : son grand-père italien Giuseppe Caliciuri y avait rencontré sa future femme Maria, en 1937 à Barcelone, où l’année suivante allait naître leur enfant, qui deviendrait à Vernet-les-Bains le père de Cali… « Mon grand-père a fui l’Italie de Mussolini, dans les années 1920… En 1937, il a rejoint les Brigades internationales en Espagne, pour se battre contre Franco. Il était lieutenant et a été gravement blessé sur le front de Brunete, à l’ouest de Madrid… C’est à Barcelone où elle soignait les blessés qu’il a rencontré ma grand-mère Maria : elle était déjà fiancée, mais ils ne se sont plus jamais séparés. En février 39, avec leur bébé d’un an, ils ont atterri sur les plages de Saint-Cyprien et d’Argelès-sur-Mer, dans des camps de réfugiés, accueillis comme des chiens. Ils se faisaient tirer dessus s’ils essayaient de sortir… Ensuite je sais qu’ils ont eu une petite fille et qu’elle a disparu… Puis mon grand-père s’est engagé dans la Résistance… »

Léo, Paco, Bruno… De drôles de types qui sont de ma famille (comme dit l’un d’entre eux que j’estime spécialement), « bien plus que celle du sang / celle que j’ai choisie / celle que je ressens » ; de drôles de types « qui vivent de leur plume / Ou qui ne vivent pas c’est selon la saison / qui traversent la brume / avec des pas d’oiseaux sous l’aile des chansons… » Pour les cinquante ans de son Olympia de décembre 1969, représentation aussi mythique que la dernière de Brel dans l’histoire de cette salle, Paco Ibañez a décidé, à 84 ans révolus, de tourner toute l’année 2019 (au moins) sous le signe de cet anniversaire mémorable. En France comme en Espagne ou en Amérique latine, à commencer bien sûr par « la capitale mondiale de la chanson » : le 24 janvier dernier (un mois pile avant la journée en hommage aux Républicains espagnols…), avec ses « rubans » mélodiques « autour de l’alphabet », ses chansons qui incarnent la résistance à l’inhumanité, il mettait « des couleurs sur le gris des pavés » parisiens.

Casino de Paris archicomble – comme toujours avec Paco en France et ailleurs. Sur scène, autour du « héraut du cercle des poètes disparus », devenu une véritable légende vivante et l’incarnation des valeurs humanistes, Mario Mas à la guitare, Cesar Stroscio au bandonéon et François Rabbath au violoncelle… La soirée est dédiée à ses parents et à la France, « le pays qui a accueilli toute la famille après la guerre civile », ainsi qu’à la République espagnole. La boucle allait d’ailleurs être bouclée avec l’incontournable A galopar. En fond de scène, une toile projetée sur un grand écran évoquait un cheval stylisé dans un décor aux couleurs de la République : rouge, jaune, violet : Cavale… « jusqu’à les enfouir dans la mer » !

 

Mais avant cela, il fallait expliquer au public le pourquoi de ce cinquantième anniversaire. Toujours disert, spontané, naturel et drôle, le voilà qui raconte toute l’histoire : « Il y a un responsable qui s’appelle Jean-Michel Boris… On m’avait demandé de chanter à la Sorbonne à l’occasion du premier anniversaire de Mai 68, cette révolte de la jeunesse française qui allait s’étendre au monde entier. Le concert était prévu à l’amphithéâtre Richelieu mais la salle a vite débordé de monde, si bien qu’on a dû s’installer dans la cour, avec près de quatre mille personnes… En voyant cette ambiance, Jean-Michel Boris qui s’était déplacé tout exprès, est venu me trouver à la fin pour me proposer de passer à L’Olympia dont il était le directeur artistique. Ça m’a fait un choc, car L’Olympia, pour moi, c’était d’abord et avant tout Georges Brassens, le plus grand troubadour au monde de tous les temps, que j’avais vu dans cette salle pas mal d’années auparavant, vers 1956 je crois… C’est donc à cause de Jean-Michel Boris si je suis ici ce soir… et vous aussi par la même occasion ! »

Rires, sourires puis applaudissements nourris. Et moi, ravi en mon for intérieur d’être en compagnie du « fautif », puisque nous étions venus ensemble… Au-delà du concert, au cocktail toujours aussi savoureux de poésie vitale « comme le pain quotidien », de mélodies éternelles et d’un humour dont Paco ne se départit jamais pour présenter son répertoire ou commenter l’actualité, coups de griffes ou de gueule non exclus, j’ai vécu ce soir-là un moment personnel des plus émouvants. Je l’ai dit à Jean-Michel : c’était très-très fort d’être là, avec lui, côte à côte, cinquante ans après ! Cinquante ans après L’Olympia, où j’étais simplement un de plus au milieu de la foule. Paco : « La jeunesse avait beaucoup de choses à dire, à penser, à exprimer et je crois que cela se ressent encore à l’écoute de l’enregistrement du concert… »

Trois heures environ et un triomphe (supplémentaire) plus tard, nous étions ensemble dans sa loge. Deux grands jeunes hommes par le cœur et l’esprit de 84 et 86 ans, dont je suis fier d’être l’ami depuis longtemps, si longtemps déjà…  Jean-Michel : « Tu sais, Paco, c’est la seule fois de l’histoire de L’Olympia où le public s’est installé sur scène autour de l’artiste*. On était débordés par cette multitude enthousiaste qui voulait absolument rentrer alors que la salle était déjà pleine comme un œuf**… Quelle ambiance ! Mais c’était formidable de voir tous ces gens assis autour de toi… » Moi : « C’est dommage, tu n’as pas songé à demander au public s’il y avait des gens, ce soir, qui étaient aussi à L’Olympia en 69… » Jean-Michel : « C’est vrai, si ça se trouve il n’y en avait pas un seul… » Mais Paco, dans un grand sourire complice, de lâcher : « Ah non ! J’en connais au moins trois : Jean-Michel, qui était en coulisses, moi sur scène et toi dans la salle. Trois survivants ! » [rires]

Comme disait Léo Ferré, rendez-vous dans dix mille ans.

________

*En aparté, Jean-Michel nous précisera que Gilbert Bécaud avait également fait monter du public sur scène, mais dans le cadre de son spectacle, alors qu’avec Paco c’était la seule façon de permettre à deux ou trois cents personnes de plus d’assister au récital. Aux premières loges, pour le coup ! – **À propos du public de l’Olympia, Paco se souvenait de sa mère en coulisses lui disant malicieusement : « Pfff, tous ces gens, sans moi, ils ne seraient pas ici… et toi non plus ! »

NB. Après le Casino de Paris, Paco a chanté à Toulouse, à Madrid, à Barcelone (au célèbre Palau de la Musica), et il se produira ce samedi 16 mars au Cap d’Agde (Palais des Congrès). Suivront Madrid, à nouveau, le 19, Valencia le 25 (au Théâtre Olympia !), Cadix le 10 mai, etc. Voir son site A flor de tiempo pour le détail de sa « Tournée 2019-2021 ». La vidéo ci-dessus a été réalisée à l’occasion des 84 ans de Paco en novembre dernier, avec 84 images de parents, amis et personnalités qui ont compté dans sa vie.

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4 mars 2019 1 04 /03 /mars /2019 15:29

Ou l’Histoire vécue en direct… 80 ans après !


Ce n’est pas directement de chanson dont je viens vous parler aujourd’hui, bien qu’elle soit immanquablement présente pour rappeler les erreurs du passé et montrer le chemin à tracer, c’est d’Histoire vécue en direct. Elle s’est écrite dimanche 24 février 2019, à Argelès-sur-Mer, après Montauban et Collioure. J’y étais, je n’aurais manqué ce moment symbolique pour rien au monde, et c’est un devoir pour moi d’en témoigner.

Passé largement inaperçu chez nous, le déplacement officiel dans le Tarn-et-Garonne et les Pyrénées-Orientales du président du gouvernement espagnol – le socialiste Pedro Sánchez – pour rendre hommage à la mémoire des Républicains espagnols exilés en France il y a quatre-vingts ans (dont beaucoup furent aussitôt parqués dans des camps de concentration), a constitué un acte extrêmement fort qui figurera, c’est certain, dans les futurs manuels d’Histoire. Encore une occasion perdue par nos médias nationaux, trop obsédés par l’écume souvent écœurante de l’actualité, dégoulinante de racisme, d’antisémitisme, de violence et de polémiques entretenues avec complaisance, pour prendre conscience de l’essentiel : en l’occurrence de l’exemplarité humaniste de cette visite.

J’avais anticipé l’événement sur ma page Facebook personnelle (voir page Fred Hidalgo), avec l’illusion qu’il permettrait de rendre enfin aux « miens », ceux du moins d’où je viens, la place qu’ils devraient occuper dans l’Histoire de France au lieu d’être toujours l’objet d’une invraisemblable indifférence. Perdu. À quelques exceptions près, rien de changé aujourd’hui de ce côté-ci des Pyrénées, silence radio-télé général le jour même et les suivants. Pourquoi ? Peut-être parce que ces quelque 500 000 Républicains (oui, avec un R majuscule) firent en sorte de s’intégrer le plus vite et du mieux possible à leur pays d’adoption, sans faire de vagues, pour lui apporter non seulement leur force de travail mais surtout le meilleur d’eux-mêmes. Leur solidarité pleine et entière, en un mot.

Indifférence en France, donc, mais occultation totale de leur existence dans l’Espagne franquiste qui, quarante ans durant, fit tomber sur eux une véritable chape de plomb. Jusqu’à ce que les socialistes, revenus au pouvoir après la mise en œuvre d’une Constitution nationale approuvée en 1978 par près de 90% du pays, dans toutes ses composantes régionales, décident de favoriser la « récupération » de la « mémoire historique » – et ce sous toutes ses formes, y compris dans la recherche de fosses communes (on vient encore d’en découvrir une, cette semaine, comprenant les restes de trois mille prisonniers républicains exécutés à Madrid entre avril 1939 et février 1944 – source El País, 2 mars 2019).


L’Espagne demande pardon

Ce déplacement de Pedro Sánchez en est une démonstration éclatante. Un geste fort pour l’Histoire, c’est une évidence, car c’est la première fois qu’un président de gouvernement espagnol en exercice venait se recueillir sur la tombe de Manuel Azaña, dernier président de la République espagnole, mort en 1940 à Montauban, puis sur celle du grand poète Antonio Machado, chantre de l’unité espagnole et citoyen du Monde avant tout, décédé le 22 février 1939 à Collioure. La première fois en quatre-vingts ans !

La première fois aussi et surtout, sur le site même de l’ancien camp de concentration d’Argelès, devant des dizaines de familles d’anciens combattants antifranquistes passés par ce lieu d’épouvante (où nombre d’entre eux moururent de froid, de privations et de manque de soins), qu’allaient être prononcés ces mots qu’elles attendaient – que NOUS attendions tous, depuis toujours, enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants (français) de l’exode républicain (espagnol), ce qu’on a appelé la Retirada. En substance : « L’Espagne demande pardon aux républicains espagnols exilés et s’incline devant tous ces oubliés de l’Histoire dont le seul “tort” fut celui de défendre la liberté et la démocratie face au fascisme… »

Un hommage des plus émouvants car manifestement authentique, venu du cœur et de l’empathie d’un homme conscient de remplir enfin les devoirs politiques d’une nation que la raison exigeait depuis si longtemps ; bien trop longtemps. Sánchez : « L’Espagne aurait dû vous demander pardon beaucoup plus tôt. » Des mots de reconnaissance et de compassion ponctués dans l’assistance de larmes spontanées d’émotion irrépressible, à la pensée des hommes et femmes auxquels ils s’adressaient par-delà le temps : « On aurait aimé que nos parents voient cela… » Des paroles de culture et de générosité étroitement imbriquées, pour dire enfin la vérité des faits, dans la foulée d’une citation d’Albert Camus sur les leçons de la guerre civile, répétition générale de la Seconde Guerre mondiale, banc d’essai pour Hitler et Mussolini, et théâtre de la lâcheté des démocraties européennes décidant d’une criminelle et imbécile politique de non-intervention. Perfide Albion ! Avec la France, hélas, dans son sillage…

Un constat vécu dans leurs chairs par Machado et Azaña, le poète et l’homme politique, dont le rôle respectif majeur a été occulté voire calomnié pendant plus d’un demi-siècle auprès du peuple espagnol… Mais aussi, rappelait Pedro Sánchez, par Jorge Semprun, grand écrivain hispano-français, le premier en Espagne, une fois devenu ministre de la Culture d’un gouvernement socialiste, à se battre pour cette reconnaissance des souffrances infligées aux exilés. Dont les enfants d’alors, à défaut de leurs parents dont il reste fort peu de survivants, se souviennent encore ; tel Angel : « Dans des situations extrêmes comme celle-là, tu te vides entièrement, parce que tu as perdu tout espoir, tu as tout perdu. Et quand tu arrives à dix ans, tu n’es plus un enfant, tu es un vieillard… Un vieillard qui attend la mort. »

Pas pleurer

Gravée noir sur blanc, cette reconnaissance figure désormais en toutes lettres sur le monolithe érigé par la Ville d’Argelès en 1999, à l’entrée de l’ancien camp, en mémoire des plus de 110 000 Républicains parqués sur la plage cernée de barbelés pendant cet hiver 39 glacial. « Leur malheur : avoir lutté pour défendre la démocratie et la République contre le fascisme en Espagne de 1936 à 1939. Homme libre, souviens-toi. » À côté de cette inscription, le chef du gouvernement espagnol a dévoilé une plaque aussi sobre dans la forme qu’éloquente dans le fond : « Le gouvernement d’Espagne rend hommage aux exilées et exilés espagnols, combattants pour la liberté, en ce 80e anniversaire de l’exode républicain espagnol. »

On ne se rend peut-être pas bien compte de la portée de cette simple phrase, mais elle est immense, même aujourd’hui, si longtemps après les faits, surtout aujourd’hui, peut-être, où l’extrême droite franquiste relève la tête en Espagne en réaction au nationalisme catalan. Franco doit se retourner d’autant plus dans sa tombe que Pedro Sánchez et son gouvernement ont décrété l’automne dernier l’exhumation de sa dépouille du mausolée gigantesque, El Valle de los Caídos, qu’il s’était fait bâtir après-guerre au prix de milliers de vies, dit-on, de prisonniers républicains.

Des larmes dans l’assistance… Émotion incontrôlable. Mais des larmes de joie, trop longtemps retenues : « Pas pleurer… » insistait ma grand-mère en arrivant dans la nuit et la froide solitude de l’exil avec ses deux filles après avoir tout perdu, et d’abord son mari, tandis que son plus jeune fils agonisait sur la plage d’Argelès ; Pas pleurer, se souvenait aussi Lydie Salvayre, prix Goncourt 2014... Pas pleurer malgré la détresse, jamais en public du moins… jusqu’à pouvoir pleurer ensemble, pleurer enfin au grand jour à l’écoute de ces mots que l’on désespérait d’entendre officiellement : « L’Espagne demande pardon aux exilés et s’incline devant leur sacrifice... »


L’air de la bêtise

Oui, j’y étais, devoir de mémoire oblige envers mon père, deux de mes oncles dont le peintre Lamolla, pas encore trentenaires, confinés ici avec les autres, tous les autres, dans des conditions infâmes. En témoigne aujourd’hui une exposition de photos d’archives sur des pancartes plantées dans le sable à l’endroit même où les Républicains creusaient des trous pour tenter d’échapper au froid et à la tramontane, où ils enterraient ceux de leurs compatriotes qui n’y résistaient pas…

Devoir de mémoire. Mais aussi devoir de citoyen face à l’obscénité d’une bande d’indépendantistes catalans, soutenus par un groupe de gilets jaunes (de quoi se mêlaient-ils, ceux-là, sinon d’entretenir délibérément le désordre et la confusion ?!), s’évertuant à empêcher, par la vocifération et les insultes, le déroulement de cette commémoration. Comme si des militants d’extrême gauche (ou d’extrême droite) s’en étaient pris à une cérémonie au camp de Drancy par exemple, en mémoire des juifs français qu’on allait déporter à Auschwitz. Une attitude aussi stupide qu’injustifiable, qu’on ne sait trop qualifier sur la gamme allant de la bêtise inconsciente à l’ignominie assumée...

Il a fallu que le préfet, j’imagine, seul officiel français présent en plus du maire d’Argelès et de certains de ses collègues comme celui, communiste, de Cabestany, demande la venue d’une escouade de gendarmes pour que ceux-ci fassent reculer ces excités d’une vingtaine de mètres derrière un cordon de sécurité… Mais quel irrespect envers la mémoire de ces gens, démunis de tout sauf de désespoir, passés en ces lieux ! Dans ce contexte hautement symbolique, éminemment historique, ô combien attendu par les descendants de ce demi-million de rescapés des chemins enneigés de l’exil, poursuivis en janvier-février 1939 par les troupes franquistes, sous les bombardements nazis de la légion Condor, le déferlement de haine de ces autoproclamés « antifascistes » de février 2019 faisait peine à voir et à entendre – un sentiment partagé unanimement par l’assistance composée pour l’essentiel de « Filles et fils de Républicains espagnols et enfants de l’exode », dont beaucoup arboraient des photos de leurs chers disparus. Sur le monolithe aussi, des portraits avaient été posés, de même que quelques lettres et poèmes : « Je me souviendrai de toi et de vous tous ; je ne vous oublierai pas », notait ainsi Corinne en hommage à son grand-père José….

On peut toujours se parler, dialoguer, mais dans la sérénité, pas dans l’imprécation et en aucun cas, quand l’on est de bonne foi ou simplement « quelqu’un de bien », dans de telles circonstances, en profanant ainsi la mémoire d’hommes et de femmes chassés de leur pays par le nationalisme. Surtout pas à ce moment-là, surtout pas là… Pas à Argelès. Ni à Collioure plus tôt, où ils s’étaient déjà déplacés pour siffler Pedro Sánchez et huer le drapeau de la République espagnole (oui, le drapeau républicain ! Le journal… L’Indépendant catalan, stupéfait, le soulignait dans son compte rendu en temps réel). Pour traiter en outre de « fascistes » (!) la délégation espagnole, au sein de laquelle figuraient entre autres la grande romancière Almudena Grandes, le fameux historien irlandais Ian Gibson, auteur d’ouvrages qui font autorité sur Lorca, Machado, la guerre d’Espagne, etc., ou encore la chanteuse Rosa León (1), figure de la chanson contestataire…

Ils n’étaient pas à Montauban en début de matinée, dans le Tarn-et-Garonne occitan il est vrai et non dans les P.-O. catalanes (où ils allaient défiler derrière une banderole affichant clairement la couleur : « Ni França ni Espanya : Països catalans »), mais sans doute auraient-ils traité pareillement Paco Ibañez de fasciste (comme ils le font à l’encontre de tous ceux qui n’adhèrent pas à leurs idées sécessionnistes et identitaires, fussent-ils leurs propres parents) ; puisque le chantre espagnol du combat poétique (2) contre l’oppression véritable s’était recueilli en compagnie de Pedro Sánchez sur la tombe de Manuel Azaña.

« Une insulte à leur mémoire »

Le lendemain, le quotidien El País (l’équivalent espagnol du Monde) rapportait ces événements : « Sánchez a d’abord attendu calmement, mais indigné, que les cris et insultes s’arrêtent, et puis il a continué en constatant qu’il s’agissait d’un groupe qui osait traiter de “fascistes” les propres familles des exilés qui étaient venus pour cet hommage, inclus quelqu’un comme Nicolás Sánchez Albornoz (3), un républicain qui s’évada du Valle de los Caídos, ou encore Almudena Grandes et Ian Gibson. » Quelle incroyable indécence !

Et partout dans l’assistance, ce même constat désolé, ces mêmes commentaires désabusés : « Ils veulent se faire passer pour des victimes d’une oppression imaginaire ; ce sont des jusqu’au-boutistes qui privilégient la confrontation avec un gouvernement de droite dure plutôt que le dialogue et les négociations avec un gouvernement de gauche… »

Des événements et une évidence qu’en termes plus diplomatiques allait commenter l’ambassadeur d’Espagne, qui accompagnait Sánchez dans son déplacement, en réponse aux questions de L’Indépendant : « Il y a eu un groupuscule d’indépendantistes catalans qui ont hué le président du gouvernement. Ils ont insulté le président du gouvernement ainsi que les exilés d’Espagne alors qu’un certain respect de la mémoire s’impose. Le fait que monsieur Puigdemont insiste pour se définir comme un exilé est une insulte à leur mémoire. […] L’Espagne est une démocratie et un État de droit qui consacre la séparation des pouvoirs. La Justice est indépendante. En Espagne vous pouvez défendre n’importe quelle idée tant que vous n’agissez pas contre la loi. […] En France, les gens ont compris que la dérive indépendantiste est illégale, irrationnelle, non démocratique et tout à fait folle. […] Avec [leur] référendum, les indépendantistes catalans ont agi contre plus de la moitié de la Catalogne, en voulant faire croire que c’était une société uniforme. »

À propos du célèbre « exilé » dans une villa grand luxe de Bruxelles, qui ose comparer implicitement sa fuite pitoyable en voiture de fonction à celle, réellement tragique, des Républicains de la Retirada, on se croirait dans la chanson posthume de Brassens, Tant qu’il y a des Pyrénées. De la réalité aux faux-semblants… Histoire de faussaires. Notre Bon Georges avait décidément tout dit, tout anticipé de ces comportements que l’on qualifierait volontiers de puérils s’ils n’étaient dangereux à terme pour l’Europe.

Après le Frente Popular,
L’hidalgo non capitulard
Qui s’avisait de dire « niet »
Mourait au son des castagnettes...

J’ai conspué Franco la fleur à la guitare
Durant pas mal d'années ;
Faut dire qu'entre nous deux, simple petit détail
Y avait les Pyrénées !

L’alliance des nationalismes

Comment comprendre l’engagement d’individus capables de fouler aux pieds la mémoire de centaines de milliers d’hommes et de femmes qui, eux, furent confrontés au fascisme « pour de vrai » ? L’actualité factuelle livre un élément de réponse : si le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez a été mis en minorité le 14 février dernier au parlement, entraînant sa chute et de nouvelles élections générales (prévues le 28 avril), c’est parce qu’une alliance nationaliste s’est réalisée contre lui et le budget visiblement trop social qu’il présentait au vote des députés. Alliance objective et majoritaire des nationalismes andalous (d’extrême droite), castillans (de droite conservatrice) et… catalans indépendantistes. Comme l’écrivait L’Humanité du même jour : « Droite et nationalistes catalans ont voté contre la loi de finances, précipitant une nouvelle élection. »

Et Le Monde de constater ce navrant épilogue, citant notamment la porte-parole de Podemos, parti né du mouvement des Indignés et allié au Parti socialiste ouvrier espagnol : « Le budget le plus social de l’Histoire tombe. Des millions de personnes allaient voir des améliorations de leurs conditions de vie. Les mesures visant à augmenter de 60 % les aides aux personnes dépendantes, le financement de la santé et de l’éducation publiques, les bourses et les investissements, ou encore la gratuité des médicaments pour les retraités en difficulté, l’augmentation du congé paternité, les taxes Google et l’impôt sur les transactions financières, ne verront pas le jour. »

C’est dire l’intérêt réel de ces partis pour l’amélioration des conditions de vie de leurs concitoyens... À leur bien-être social, ils préfèrent ouvertement une politique nationaliste partisane, qu’elle soit unitaire ou de rupture. De quoi donner une fois de plus raison au poète, Antonio Machado, qui écrivait ceci (le 6 juin 1937 dans la revue Hora de España) : « De ceux qui prétendent être galiciens, catalans, basques, d’Estrémadure, castillans, etc., plutôt qu’espagnols, soyez toujours méfiants. Ce sont généralement des Espagnols incomplets et insuffisants, desquels on ne peut rien attendre de grand. » (4) Depuis, ces lignes ont servi d’argument aux indépendantistes pour rejeter le poète et l’ensemble de son œuvre sous prétexte d’« anticatalanisme »… Ah ! les imbéciles heureux qui sont nés quelque part...

La seconde mort du dictateur

Passons et revenons-en à l’essentiel. À la cérémonie d’Argelès-sur-Mer.

Là, devant le monolithe rappelant l’existence de ce camp de la honte gardé par des gendarmes et surtout des spahis à cheval qui avaient ordre de tirer si ses malheureux occupants cherchaient à s’évader, les mots de Pedro Sánchez, salués et applaudis chaleureusement par l’assistance, ont résonné pour l’Histoire. Puis, sans… cérémonie, et sans protection (autre que quelques gendarmes français disséminés dans la foule), il est venu à notre rencontre, pour converser cordialement.

J’étais en train de commenter son discours avec une dame octogénaire, en passant indistinctement du français à l’espagnol et vice-versa, quand le chef du gouvernement espagnol s’est présenté devant moi. Il m’a tendu la main et m’a dit : « Je vous remercie d’être ici, aujourd’hui. » Et moi, quelque peu pris de court : « C’est moi qui vous remercie d’être ici, il y a longtemps qu’on attendait ça, vous l’avez dit vous-même : l’Espagne aurait dû demander pardon beaucoup plus tôt. Alors, merci à vous, grand merci, vraiment ! » Je me suis adressé à lui en espagnol pour qu’il sache d’où je venais mais j’ai terminé en français pour qu’il comprenne bien qui je suis.

Là-dessus, la vieille dame a saisi la balle au bond, en espagnol, en tutoyant affectueusement le président qu’il est encore jusqu’au 28 avril (devant la désinformation actuelle selon laquelle son voyage aurait obéi à des motifs électoralistes, il est important de préciser que sa visite avait été annoncée début janvier, un mois et demi avant qu’il soit mis en minorité par les nationalistes) : « Dépêche-toi de sortir Franco de son mausolée, car si par malheur les autres devaient revenir… »

Rappelons qu’à côté des importantes avancées sociales qu’il prévoyait dans son budget 2019, le gouvernement espagnol se bat depuis la rentrée dernière (le terme de combat n’est pas exagéré) pour procéder à l’exhumation des restes du dictateur. Si la décision a été prise, votée à l’unanimité en conseil des ministres, sa mise en œuvre est contrecarrée par une fin de non-recevoir et toutes sortes de recours judiciaires de la famille, appuyée par l’Église espagnole (Franco est enterré dans la nef d’une basilique creusée au cœur de son sépulcre, juste en face d’un Christ en croix !), sans parler d’une partie du pays qui s’était bien accommodée du franquisme… J’en profite pour remercier personnellement Pedro Sánchez d’avoir eu ce courage, que NUL n’avait eu avant lui, et il nous répond à tous les deux, la dame et moi : « Rassurez-vous, on s’y emploie… »

 

Quand l’Histoire balbutie

Un autre fils d’exilé républicain, un peintre nommé Serrano (avec qui j’avais échangé aussi quelques mots – certaines de ses peintures du camp sont aujourd’hui visibles au mémorial de Rivesaltes), le remercie à son tour et lui demande sans ambages : « Pour quand la troisième République ?! » C’est la question qui nous taraude depuis longtemps, nous les fils et petits-fils des enfants de la République espagnole élevés dans le culte de sa mémoire avant d’être éduqués par la République française. Sourire compréhensif chez ce grand jeune homme de 47 ans, qui ne peut que rappeler, au milieu des seuls drapeaux de la République espagnole brandis avec émotion et fierté par plusieurs anciens, que « la Constitution de 1978 a restauré les valeurs de la République de 1931… »

Nous n’en saurons pas davantage. Le bain de foule se poursuit, Pedro Sánchez étreint et embrasse tendrement les plus âgés, qui sont visiblement de sa famille, non pas celle du sang mais celle qu’il s’est choisie, sa famille de cœur. Et puis, après s’être retourné dans un grand sourire, en entendant la vieille dame s’écrier : « Pedro, te apoyaremos, te apoyaremos ! » (Nous te soutiendrons), il s’engouffre dans une voiture pour retourner à Madrid où l’attend une nouvelle campagne extrêmement rude pour qui n’adhère pas au nationalisme « pur » et simpliste, toujours nauséabond, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne (5).

Lui continuera de promouvoir ses idées de progrès, de tolérance dans une Europe unie, de paix, de compassion et de pardon comme disait le Président Azaña cité par lui ce dimanche (« paz, piedad y perdón »). Car l’Histoire balbutie. « Una de las dos Españas ha de helarte el corazón » (« Une des deux Espagnes te glacera le cœur »), écrivait Antonio Machado dans ses Proverbios y cantares, mis en musique ensuite par Paco Ibañez…

« Sur le plan humain, ils ont gagné… »

Il aura fallu attendre quatre décennies de démocratie pour qu’un chef de gouvernement espagnol, accompagné des ministres (femmes) de l’Éducation et de la Justice, s’incline enfin devant la tombe du poète et, fait plus symbolique encore, rende un hommage institutionnel au dernier président de la République espagnole. Mieux vaut tard que jamais. « L’Espagne le fait aujourd’hui, à plus d’heure certes, mais elle le fait avec la fierté de les retrouver à jamais. Et avec eux, poursuivait Sánchez, tous les autres qui furent contraints de fuir. » Et de mettre en garde ceux qui ne tireraient pas les leçons du passé, contre des lendemains qui déchanteraient à nouveau : « Je ne cherche pas à embellir l’exil de romantisme ni de sentiment épique. L’exil est toujours quelque chose d’abominable. Aujourd’hui encore, dans l’Europe entière, soufflent des vents de xénophobie. Les patries qui ont été durant tant de décennies des espaces d’échange et de rencontre, redeviennent des sources de conflits… »

La morale de ce voyage ?

On peut la trouver dans ces mots de conclusion (6) de Pedro Sánchez : « Je veux terminer en rappelant la phrase de Camus par laquelle j’ai commencé : “C’est en Espagne que ma génération a appris qu’on peut avoir raison et être vaincu, que la force peut détruire l’âme et que parfois le courage n’est pas récompensé.” Deux mois avant de mourir, Antonio Machado accorda une interview à un journaliste russe, dans laquelle il disait : “Ceci est la fin ; un jour prochain tombera Barcelone. Pour les stratèges, pour les politiques, pour les historiens, tout sera clair : nous avons perdu la guerre. Mais humainement, je n’en suis pas si sûr… Peut-être l’avons-nous gagnée ?” Aujourd’hui, quatre-vingts après, il n’y a aucun doute : sur le plan humain, ils ont gagné la guerre. »

« Ils ». Les Républicains espagnols. Lesquels constitueront ensuite le fer de lance de la Résistance française (forcément, aguerris comme ils l’étaient après trois ans de lutte contre le fascisme…) et futurs libérateurs de la capitale française avec la Nueve, la neuvième compagnie de la Deuxième division blindée, dont les chars portaient tous des noms espagnols ou de batailles de la guerre civile… Oui, cette reconnaissance officielle par l’Espagne, en ce dimanche 24 février 2019, restera dans les annales de l’Histoire. À la France, désormais, de faire de même.

(Photo-reportage à Argelès de Fred et Mauricette Hidalgo
Merci à
El País et à L’Indépendant pour les photos de Collioure et de Montauban)

Notes

1. Dans la vidéo plus haut, Rosa León reprend le titre populaire Ay Carmela sous lequel est connue la fameuse chanson utilisée par le camp républicain (El paso del Ebro), pour rendre un hommage particulier à la IIe République et particulièrement « aux femmes qui luttèrent et souffrirent pour elle ». Voici d’autre part son interprétation d’Al alba – l’une des trois principales chansons antifranquistes avec A galopar de Paco Ibañez (sur un poème de Rafael Alberti) et L’Estaca de Lluis Llách, mais écrite intra-muros, celle-ci, au temps où il fallait se montrer plus subtil que la censure grossière imposée au monde artistique. Pour la détourner, son auteur Luis Eduardo Aute fila la métaphore d’un amour à renaître alors qu’il en appelait en réalité au soulèvement du peuple et à la renaissance politique : « a l’alba », à l’aube d’un jour nouveau et tout proche pour le pays…

2. La vidéo où Paco Ibañez chante A galopar (après Nana de la Mora) en duo avec Joan Baez, est extraite du « Grand Échiquier » de Jacques Chancel, en 1973. Parmi les invités, on reconnaît notamment Melina Mercouri, Jean-Loup Dabadie, Jacques Debronckart et Yves Robert…

3. Nicolás Sánchez Albornoz ? L’un de ces Républicains anonymes cité expressément par Pedro Sánchez, comme il aurait pu nommer les pères de Leny Escudero ou de Paco Ibañez ou n’importe quel autre interné d’Argelès, tel un cousin « rouge » de ma mère, Eduardo, transféré ensuite au camp de Rivesaltes et après mai 40, avec l’assentiment du maréchal Pétain, à celui de Mauthausen…

4. « De aquellos que dicen ser gallegos, catalanes, vascos, extremeños, castellanos, etcétera, antes que españoles, desconfiad siempre. Suelen ser españoles incompletos, insuficientes, de quienes nada grande puede esperarse. […] Según eso, […] un andaluz andalucista será también un español de segunda clase […] y un andaluz de tercera. » (Antonio Machado, 6 juin 1937)

5. Sur les causes et conséquences du nationalisme catalan (qui « peut aujourd’hui donner le pire et provoquer une crise grave, en Espagne comme en Europe »), lire Le Labyrinthe catalan de l’historien Benoît Pellistrandi, spécialiste de l’Espagne. Dans cet essai tout récemment paru (chez Desclée de Brouwer), l’auteur explique que le « kaléidoscope » formé par l’Espagne depuis le retour de la démocratie (avec la création de communautés autonomes dont certaines, comme la Catalogne, ont peu à peu substitué à l’enseignement et à l’idiome nationaux leurs équivalents régionaux) « est devenu un obstacle intellectuel et sentimental à la pensée politique du tout de l’Espagne ». « Le récit catalan, précise et rappelle Le Canard Enchaîné (n° 5130), comble ce vide, avec d’autant plus de virulence que l’incroyable corruption qui entoure le leader historique catalan Jordi Pujol [dont Carles Puigdemont a été l’un des successeurs dans son parti et à la Generalitat, le gouvernement catalan] apparaît au grand jour dans les années 2000. La surenchère nationaliste de ces années-là fut aussi une manœuvre de diversion. Il n’échappe pas aux contre-vérités, ce récit nationaliste – “la déformation de l’Histoire, écrit Pellistrandi, a atteint en Catalogne des proportions qui devraient alerter n’importe quel démocrate” –, il n’échappe pas non plus au sectarisme. Le bon Catalan est par essence acquis aux thèses nationalistes, l’autre est un botifler, un traître. […] Pellistrandi conclut, pessimiste, que Pedro Sanchez et ses successeurs, quels qu’ils soient, ne sont pas près de sortir du labyrinthe. Il est, hélas, convaincant. »

6. Allocution de Pedro Sánchez : texte intégral.

• Rappelons l’existence d’un album essentiel sur le poète, Dedicado a Antonio Machado, chef-d’œuvre de l’auteur-compositeur-interprète catalan Joan Manuel Serrat ; ainsi que son récital éponyme, présenté ici en 1969 au Chili.

• Enfin : a) un complément d’info sur la Retirada, avec des unes et des coupures de presse de l’époque ; b) un documentaire très éclairant produit par le CNRS en 2012 : Mémoires de la Retirada (réalisation de Mora Chevais, sur un texte de Véronique Moulinié), à voir absolument ; c) le site spécifique du Mémorial du camp d'Argelès-sur-Mer (le plus complet et documenté qui soit, réalisé par l'historien Grégory Tuban en partenariat avec la Ville et l'association FFREEE).

 
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27 janvier 2019 7 27 /01 /janvier /2019 15:31

…avec Marcel Azzola, Brel, Nougaro, Maurane


Michel Legrand, 24 février 1932-26 janvier 2019 ; Marcel Azzola, 10 juillet 1927-21 janvier 2019 : 86 et 91 ans, certes, mais ils étaient entrés depuis si longtemps au panthéon de la musique, qu’on les croyait physiquement immortels… Ils n’en resteront pas moins vivants au moulin de mon cœur, où ils occupent une place à part. Surtout le compositeur plusieurs fois oscarisé, mille fois récompensé, à la générosité et à la simplicité duquel, pourtant, je dois ma première exclusivité journalistique : une interview au long cours, en 1971, alors que je débutais à peine dans le métier…

Loin de moi l’idée, ici, de chercher à retracer les carrières exceptionnelles de ces deux immenses musiciens, d’autres l’ont fait ou le feront. Mais le souci, ça oui, de me mettre en règle avec eux… On connaît mon attachement tout spécial envers Jacques Brel et Claude Nougaro. Celui-ci, dont Brel disait en 1976 en Polynésie : « Nougaro ? C’est le meilleur d’entre nous… », ajoutant avec une prescience étonnante (onze ans avant Nougayork !) : « Nougaro, c’est la Cinquième Avenue… »), m’avait fait le bonheur de m’offrir très tôt son amitié. Avec son lot de confidences, notamment sur sa rencontre déterminante à la fin des années cinquante avec Michel Legrand, alors jeune pianiste-compositeur-arrangeur passionné de jazz.

Car c’est lui qui allait convaincre l’auteur-diseur Nougaro de chanter lui-même ses propres textes au lieu de les proposer à des interprètes (Marcel Amont, Philippe Clay, Jean Constantin, Lucienne Delyle, Colette Renard…). « À mes yeux d’incertain parolier, se souviendra le Petit Taureau, ce jeune type incarnait surtout un rendez-vous inespéré entre l’esprit du jazz et l’âme de la chanson française, celle-ci résidant dans les mots, dans l’émotion due aux mots. Michel appartenait à cette race, rare, de musiciens sensibles à cette langue émotive, sensorielle. […] Il me chantait son cinénote que je m’empressais de traduire dans mon cinémot. »

Et c’est ainsi qu’« une séduisante floraison de chansons vit le jour » (Où ?, Schplaouch !, La Chanson, Alcatraz, Le Paradis, Le Rouge et le Noir, Ma fleur, etc.), à commencer par Serge et Nathalie, Vachement décontracté et Tiens-toi bien à mon cœur sur un album 33 tours 25 cm passé inaperçu en 1959, avant Le Cinéma et Les Don Juan du premier fameux 45 tours Philips de 1962 (où figuraient également Une petite fille et Le Jazz et la Java sur des musiques de Jacques Datin). Un an avant le triomphe populaire des Parapluies de Cherbourg...

Dès lors, chacun traça son chemin avec la bonne fortune que l’on sait, pour laisser des empreintes à jamais indélébiles dans le cœur et la mémoire de leurs contemporains. Et puis, la vie, l’amour, la mort et les destins qui se croisent comme ici, Legrand avec la grande Maurane…

Maurane. Sans doute la voix la plus sensible, chaude et touchante de la chanson française des années 80 à aujourd’hui, que Nougaro, sous le charme, avait contribué à faire connaître en première partie de ses concerts (Olympia, New-Morning, etc.), alors que Pierre Barouh, chabadabada, produisait ses premiers 45 tours chez Saravah… Brusquement décédée le 7 mai dernier (un an et demi après Barouh) à l’âge de 57 ans, elle venait d’achever l’enregistrement d’un album consacré à Jacques Brel, qui lui tenait particulièrement à cœur : il est sorti de façon posthume le 12 octobre dernier. « Quand on n’a que l’amour / À s’offrir en partage / Au jour du grand voyage… »

En 1971, Maurane n’avait que dix ans et Jacques Brel réalisait son premier film, Franz, avec Barbara, avant de rencontrer lors de L’aventure c’est l’aventure celle qui l’accompagnerait dans son voyage au bout de la vie, Maddly Bamy. En 1971, Claude Nougaro enregistrait Armé d’amour, Sœur Âme, La Neige, etc., et passait trois semaines en mai à Bobino. En juin, Michel Legrand célébrait la Palme d’Or du festival de Cannes décernée au film de Joseph Losey, The Go Between (Le Messager), sur un scénario d’Harold Pinter, dont il avait composé la musique, après avoir été oscarisé lui-même en 1969 avec The Windmills of Your Mind (Les Moulins de mon cœur), chanson composée pour L’Affaire Thomas Crown…. mais n’en continuait pas moins de faire ses emplettes à Dreux, où je travaillais alors. Un jour de septembre, le croisant par hasard, je m’étais permis de l’aborder en douceur. « Je viens de terminer mes études de journalisme, je travaille au journal local… Accepteriez-vous de m’accorder un entretien rapide, à votre convenance ? »

D’autres auraient renvoyé le journaliste-stagiaire dans ses foyers. Pas Michel Legrand, 39 ans et une liste de chansons et de films (quinze à son actif à ce moment-là) longue comme un jour sans pain, me tendant sa carte en disant simplement : « Bien sûr, voici mon numéro, appelez-moi pour fixer rendez-vous… » J’en informai aussitôt le directeur de L’Action Républicaine, un bi-hebdomadaire, qui s'écria : « Si vous réussissez ce coup-là, je vous donne la dernière page du journal. » Oh ? La dernière page ! La page d’honneur, celle des grands événements, des grands reportages, des scoops (plutôt rares dans la presse locale de l’époque)…

À la mi-septembre je débarquais chez Michel Legrand en début d’après-midi, entre Anet et Houdan, au bord de la Vesgre, la rivière qui arrosait sa jolie propriété campagnarde et faisait tourner un moulin, un vrai ! Tiens, tiens… Pour l’occasion, je m’étais permis d’emmener ma jeune fiancée qui, comme moi, de son côté, avait adoré Les Demoiselles de Rochefort. Du reste, journaliste ou pas, j’avais emporté mon double 33 tours de la BOF pour le faire dédicacer au maître… Aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd’hui, Michel Legrand nous reçut en grand seigneur, avec beaucoup de chaleur, et même de générosité, et de simplicité à la fois. Il prit tout son temps, jusqu’en fin d’après-midi, pour répondre à mes questions sur sa vie et sa carrière comme si j’étais un journaliste chevronné de la grande presse parisienne.

Des questions sur son enfance, ses antécédents familiaux célèbres dans le monde de la musique, son père Raymond Legrand (qu’il avait perdu de vue entre l’âge de 3 ans, après un divorce, et 18 ans…), son oncle Jacques Hélian, sa formation musicale au Conservatoire, ses professeurs « formidables, Nadia Boulanger, Henri Challan, notamment : c’était très dur mais passionnant », ses prix d’harmonie, de fugue et de contrepoint (« mais, vous savez, ce ne sont pas les prix qui font les musiciens, les prix font seulement la technique… »).

Sur ses débuts professionnels : « À 20 ans j’ai dû gagner ma vie. Ça n’était pas rose tous les jours, mais la chance a fini par me sourire. J’étais un très bon pianiste à l’époque, puisque je sortais du conservatoire et cela m’a valu d’accompagner des chanteurs, tels qu’Henri Salvador, pendant deux ans, Jacqueline François, Catherine Sauvage, Maurice Chevalier, Juliette Gréco… » Et puis Nougaro, bien sûr, notamment à l’Olympia 1963, avec Eddy Louiss à l’orgue Hammond, alors que le chanteur, victime peu auparavant d’une fracture de la jambe, se produisait appuyé sur des béquilles… « De l’accompagnement à l’orchestration il n’y avait qu’un pas, et l’orchestration est devenue pendant de longues années ma principale occupation. J’ai écrit des tonnes de musique pour de nombreux chanteurs… »

Sur l’aventure américaine ensuite, la première du moins : « On m’a demandé en effet de continuer mon travail, mais pour orchestres seuls, aux États-Unis, ce qui m’a valu le plaisir d’y aller très souvent. […] Mais un jour, malgré le succès que j’obtenais dans la profession, j’en ai eu assez de ce travail monotone, et je me suis lancé dans le cinéma.Quel a été votre première musique de film ?C’était L’Amérique insolite de François Reichenbach, en 1957*, une fresque satirique sur les États-Unis. […] Un tremplin extraordinaire, parce que c’est grâce à lui, par exemple, que j’ai rencontré Jacques Demy… » On connaît la suite : Lola, d’abord, avec Anouk Aimée, en 1961, puis la même année, la Nouvelle Vague, Truffaut, Godard qui lui demande de composer la musique de son premier film, Une femme est une femme Enfin, Les Parapluies de Cherbourg, Palme d’or 1964 à Cannes, Les Demoiselles de Rochefort (1967), « et puis comme j’aime bien varier les plaisirs, je suis parti m’installer à Hollywood pour trois ans. »
_____________
*La même année, nous rappellera plus tard le compositeur, il avait fait la musique du Triporteur, de Jack Pinoteau : « Je connaissais Darry Cowl, musicien et pianiste comme moi, avec lequel je m’étais lié d’amitié et avec qui j’avais monté un numéro soi-disant comique pour une tournée où j’accompagnais quelques artistes. C’est Robert Lamoureux qui nous avait dit : “Vous avez des gueules marrantes, faites un numéro marrant !” Ça a quand même été un bide. Mais quand Darry a débuté au cinéma avec son célèbre Triporteur, eh bien c’est à moi qu’on a demandé de faire la musique ! »

Au retour, Michel Legrand retrouve Demy pour Peau d’âne (1970)… Et nous voici chez lui, en septembre 1971, après la sortie d’Un été 42 à écouter la musique du Messager, Palme d’Or trois mois plus tôt, que le compositeur a fait spontanément tourner sur son magnétophone : « Je viens de recevoir cette bande, car il est question d’en tirer un 33 tours. […] Voilà où j’en suis. De temps en temps je m’amuse à chanter pour me défouler, pour le plaisir physique. Je compose pour les autres aussi. Et je joue toujours du piano, car j’adore ça… »

Parlons-en, alors ! De la musique classique : « En août, j’ai participé au festival d’Avignon en y jouant des concertos de Bach pour piano et orchestre » ; du jazz : « Il fait partie intégrante de ma personne depuis ma plus tendre enfance. Pas plus tard qu’au début de l’été j’ai enregistré un disque avec Miles Davis à New York, et en Californie en trio avec Shelly Manne à la batterie et Ray Brown à la basse. Ça, c’est uniquement pour le plaisir personnel, car ce sont des disques qui passent inaperçus et que les gens n’achètent pas dans le commerce. » Puisqu’il me tend la perche, face à tant d’éclectisme assumé, je lui pose la question qui s’impose : « Parmi tous ces genres de musique que vous abordez avec un égal bonheur, y en a-t-il un que vous préférez ? » La réponse fuse, nette et catégorique : « Non, absolument pas. C’est comme un repas, il faut que ce soit varié. L’estomac se lasse si on lui présente toujours le même plat. Eh bien pour l’esprit créatif, c’est un peu semblable. »

Avant l’interview proprement dite, enregistrée sur mon mini-K7 dans le salon rustique truffé de poutres apparentes, où il posera sans se faire prier devant son orgue électrique (le diplôme pour la chanson de L’Affaire Thomas Crown accroché au mur près d’une gouache originale de Picasso et d’une toile de Dufy…), le compositeur nous a fait faire le tour du propriétaire. De son superbe parc où coule une rivière, de sa maison et surtout de sa grande salle de projection où, avec un piano à queue, il travaille à sa prochaine partition… L’occasion de parler en détail de sa méthode de travail : soit « composer la musique sur le scénario avant le tournage, ce qui me permet non pas d’influencer le film mais de m’en imprégner », soit « projeter une copie en 35 mm et me mettre ensuite à la table de montage ; j’ai appris ce système à Hollywood et c’est tout à fait indispensable pour être très-très près du film. » J’ose alors, en béotien en la matière, la question qui me taraude : « Si vous composez une fois le film terminé, votre musique doit coller à l’image ; ce n’est donc plus une question de création pure mais d’abord un travail de commande… » Réponse : « Non, je ne suis pas de votre avis ; c’est avant tout une question de sensibilité spéciale qu’il faut acquérir absolument sans pour cela nuire à l’inspiration. L’image n’est qu’un aiguillage, pas un carcan. »

Il aurait pu s’agacer. Voire s’emporter contre ce jeune journaliste, anonyme parmi les anonymes, qui avait encore tout à prouver. On a déjà vu ça… Mais pas un instant Michel Legrand ne laissa paraître la moindre impatience, qu’il fût pressé de retourner à son travail ou simplement fatigué. Il se livra sans réserve, totalement disponible, jusqu’à nous faire part de ses envies et projets professionnels car il se projetait avant tout dans l’avenir. Après Le Messager de Losey et Un été 42 de Mulligan qui allait lui valoir quelques mois après cet entretien un nouvel Oscar, celui de la meilleure musique de film (« Les distinctions ? C’est le morceau de sucre qu’on donne au chien pour qu’il fasse le beau… »), après La Poudre d’escampette de Philippe de Broca avec Michel Piccoli et Marlène Jobert, il venait d’achever la musique d’Un peu de soleil dans l’eau froide de Jacques Deray et préparait celle de La Vieille Fille, de Jean-Pierre Blanc, avec Annie Girardot et Philippe Noiret.

Les heures s’enchaînèrent dans la plus grande décontraction, comme si nous étions des familiers, ce qui eut pour avantage de faire tomber aussitôt la petite appréhension que je pouvais avoir à l’idée de soumettre ainsi à la question, chez lui, un personnage aussi important du monde artistique.

Comme s’il s’efforçait, mais... sans effort, naturellement, de me mettre en confiance. C’est d'ailleurs là l’objet et le sens de ce témoignage : peu importe au fond l’entretien, mes questions ou ses réponses, c’est la dimension humaine que je retiens aujourd’hui de notre rencontre, le climat de sympathie qui l’enveloppait. Moment rare de partage sans fard, d’individu à individu, dans ce milieu par définition égocentrique. La simplicité confondante de l’homme, qui est la marque des plus grands – je le savais déjà, par expérience, depuis que j’avais eu la chance de connaître Frédéric Dard (alias San-Antonio) en 1965…

J’aurais pu abréger, arrêter là, le remercier et le saluer, j’avais bien plus de matière qu’il ne m’en fallait pour obtenir cette fameuse dernière page, mais il se montrait visiblement content de notre échange. Il évoqua de lui-même « un nouveau projet de film avec Jacques Demy : un opéra*, cette fois… – Vous abordez encore un genre nouveau ? – Oui, je veux que ce soit de la musique beaucoup plus profonde. À part ça, je ne peux rien vous dire d’autre, car je dois voir Demy dans trois ou quatre jours justement pour en discuter. »
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*Ce sera finalement Une chambre en ville, en 1982, mais avec Michel Colombier à la place de Michel Legrand qui, peu convaincu par le scénario, s’était retiré du projet entre-temps.

L’occasion, là aussi, de lui demander son avis sur l’insuccès chronique des comédies musicales en France : « Que pensez-vous de l’affirmation selon laquelle les Français n’aimeraient pas ce genre ? – Je réponds que c’est faux. Si les Français ne vont pas voir les comédies musicales qu’on leur présente, c’est qu’elles sont toutes moches, et ils ont raison de ne pas y aller. Par contre, une bonne comédie musicale obtiendra un succès formidable, c’est aussi simple que cela. Prenez par exemple Irma la Douce, West Side Story, L’Homme de la Mancha ou même Les Parapluies de Cherbourg… »

Il avait d’ailleurs deux projets de comédies musicales à Broadway : la première, sur un livret de Dale Wasserman (l’auteur de Man of La Mancha, adapté en français par Jacques Brel), se situait en France et s’intitulait Montparnasse ; la seconde devait être mise en scène par Joseph Losey sur un texte de Jacques Prévert et des dialogues d’Harold Pinter, excusez du peu !

Il nous annonçait enfin qu’il venait de faire la musique de « cinq chansons pour le nouveau disque de Serge Reggiani, que j’aime infiniment » et qu’il mettait la dernière main à son propre « microsillon qui paraîtra dans deux ou trois mois ».

Cette fois, il était temps de lever l’ancre. Nous repartîmes avec une dédicace commune sur l’album original des Demoiselles de Rochefort, pour « Mauricette et Freddy »… plutôt que Fred (comme je m’étais évidemment présenté à lui) car Michel Legrand avait tout compris en nous observant et en nous écoutant pendant cet après-midi de partage : cela nous valut, signe manifeste de son affectueuse empathie envers ses jeunes invités, ses « vœux de bonheur »… aux futurs mariés ! Au fait, lui demandai-je encore, « pourquoi êtes-vous venu vous installer ici, à la campagne ? Pour fuir les journalistes ? – Non, pas du tout, car je ne suis pas un homme public. Je ne me produis pas sur scène et ne passe que rarement à la télévision, une fois par an en moyenne. J’ai choisi cette région car on y est proche de Paris, tout en savourant le calme et la tranquillité indispensables au bon travail. »

Il nous fallut attendre vingt-trois ans et la création de Chorus – après une décennie vécue en Afrique et une autre avec Paroles et Musique – pour retrouver l’artiste à l’occasion d’un entretien qui parut, sous la rubrique « La mémoire en chantant », dans le numéro de l’hiver 1994-1995 (avec Gainsbourg en couverture). Un peu plus tard, Michel Legrand nous reçut à nouveau pour parler d’un album flamboyant, Vertigo, véritable film (musical et textuel) des dernières années du vingtième siècle, composé pour Jean Guidoni, puis du spectacle qu’ils allaient créer ensemble en février 1996 au Casino de Paris, Comment faire partie de l’orchestre.

Plus tard encore, le 4 mars 2004, Claude Nougaro prit définitivement la clé des chants. Mais après le temps du deuil, une envie naquit, irrésistible, dans le cœur de Michel Legrand : celle de partager fraternellement, à sa manière, certaines des chansons dont il avait posé amoureusement les notes au fil du temps sur les mots sensuels de son grand ami. Un disque sobrement intitulé Legrand Nougaro, sortit en décembre 2005 chez Blue Note, le label mythique de jazz où était paru de façon posthume, un an plus tôt, l’ultime album du Toulousain, La Note bleue.

Quinze titres composés et chantés par le maître, accompagné par une dizaine de musiciens émérites, dont un totalement inédit, offert par Hélène Nougaro (« la femme de ma mort », m’avait confié Claude une vingtaine d’années auparavant dans la nuit congolaise). Un texte somptueux qui bouclait définitivement la boucle vitale de l’auteur-interprète et boucle ici, mis en musique par Michel Legrand, le parcours d’un géant mondial de la musique : Mon dernier concert.

 


« Chauffe Marcel, chauffe ! »

Dernier concert aussi pour Marcel Azzola, qui avait redonné ses lettres de noblesse à l’accordéon et à qui Jacques Brel, improvisant dans le feu de l’enregistrement en direct et avec ses musiciens comme toujours, avait apporté une notoriété soudaine auprès du grand public avec son fameux « Chauffe Marcel, chauffe ! » de sa chanson Vesoul (1968). Pour l’Histoire, désormais, cette vidéo de l’enregistrement en studio, où l’on retrouve tous ces merveilleux personnages eux aussi disparus qui formaient la garde rapprochée du Grand Jacques et que l’on a eu pour la plupart grand bonheur à côtoyer, croiser ou fréquenter amicalement au fil des décennies (Georges Pasquier, alias Jojo, l’ingénieur du son Gerhard Lehner, Charley Marouani, François Rauber… jusqu’à l'excellent, et alors futur collaborateur de Paroles et Musique puis de Chorus, Jean-Pierre Leloir assurant en exclusivité le reportage photo – seul Gérard Jouannest, parmi les incontournables, n'apparaît pas à l'image).

Successeur de Jean Corti en studio après que celui-ci avait choisi d’arrêter le métier, Marcel Azzola fut également de l’enregistrement du dernier album, celui des Marquises, neuf ans après Vesoul.

Le chanteur et le musicien ainsi que ceux de l’orchestre ne s’étaient pas revus depuis des années, en tout cas pas depuis l’amputation d’un poumon subie par Brel, et tout le monde dans le studio, nous avait raconté Marcel*, se sentait mal à l’aise quand l'artiste, le premier matin de l'enregistrement, avait été pris d’une terrible quinte de toux : « Personne ne savait que dire à Jacques. On voulait lui manifester notre amitié, notre sympathie, mais on ne trouvait pas les mots... » Alors Jacques Brel prit les devants. Il se dirigea vers le piano, fit mine de chercher quelque chose dessous, puis dedans… et lança cette question à la cantonade : « Vous n’auriez pas vu un poumon ? » Tout le monde se figea d'un coup. « Bon, on l’a dit, reprit Brel, alors on n’en parle plus. » De fait, nous confirma l’accordéoniste, « on n’en a plus jamais parlé. Il nous avait évidemment choqués, mais il savait que cela nous libérerait*… »

Salut Marcel, salut Michel, ça doit chauffer dur, aujourd’hui, là-haut !

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*Extrait de Jacques Brel, le voyage au bout de la vie, 2018 (Editions de l’Archipel). La vidéo ci-dessous, « De Vesoul à Vierzon », a été captée en
juin 2017 pour célébrer les 90 ans de Marcel Azzola…

NB. Dans les années suivant cet entretien exclusif paru le 24 septembre 1971 (droits réservés pour ses photos), alors que ma chère et tendre et moi nous étions envolés pour des cieux africains, Michel Legrand fréquenta l’aéroclub de Dreux-Vernouillet pour y apprendre le pilotage. Pilote breveté, il acquit un monomoteur Cessna 210 Centurion, avec lequel il se déplaça régulièrement, comme son ami Jacques Brel (rencontré aux Trois Baudets au milieu des années 50), d’un bout à l’autre du pays…

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