Caveaux, cabarets...
et autres petits lieux
Avant que le star system ne vienne provoquer les ravages que l’on sait, creusant un fossé aussi énorme qu’injustifié de part et d’autre de la scène, avec des « idoles » d’un côté et des simples consommateurs de l’autre, la chanson était un art partagé de façon égale, mais surtout un art de proximité comme vient nous le rappeler aujourd’hui à bon escient Michel Trihoreau dans un livre intitulé La Chanson de proximité. Lequel annonce d’ailleurs, du fait de la crise majeure du disque, un certain retour (voire un retour certain) de la chanson à ses fondamentaux humains et citoyens.
Dans cet ouvrage extrêmement fouillé et parfaitement documenté (on reconnaît là le responsable des rubriques historique et thématique de Paroles et Musique et de Chorus…), Michel Trihoreau nous livre le fruit d’une expérience de quelque quarante ans de fréquentation de la chanson, de toutes sortes de lieux où elle s’expose, puis de réflexion autour de ce phénomène artistique populaire sans égal.
Il en rappelle d’abord les « Traces historiques » en remontant à ses origines populaires (« Du pain, du vin et des chansons ») avant qu’elle n’investisse les tavernes, cabarets, caveaux et autres goguettes, dressant dès lors un tableau extrêmement érudit – mais toujours dans un style limpide et accessible à tous (pas de jargon universitaire pour initiés !) – de l’histoire de la chanson dans les petits lieux. On effectue une plongée au temps du Chat Noir, on remonte les années jusqu’au Lapin Agile ou Le Bœuf sur le Toit, croisant au passage Aristide Bruant, Jules Jouy, Frédé… C’est la grande époque de Montmartre, puis celle de Saint-Germain-des-Prés que l’on redécouvre sur les pas notamment de Jacques Prévert (à qui Michel avait consacré un ouvrage original, La Chanson de Prévert, en 2006). D’une rive à l’autre de la capitale (« Rive droite, rive gauche, la querelle sourde »), la chanson est là, toute proche des gens…
On continue ainsi de remonter le fil du temps jusqu’à nos jours, en passant par « L’Âge d’or », ce que l’auteur appelle d’abord « le terreau » (les fruits de l’Éducation populaire, le TPC et la Fine Fleur de la chanson française, la Révolution culturelle, l’avènement des auteurs-compositeurs-interprètes) et par « La floraison magique » (Ferré, Brassens et Brel, les voies de l’Olympia, les Trois Baudets, les princes des cabarets, les chevaliers errants ou maudits). Arrive ensuite « Le schisme » autour de Mai 68 et toutes les confusions qui en découlèrent et que Michel Trihoreau analyse avec pertinence : amalgames, « bonne » chanson, art mineur… avec toutes les conséquences de l’industrialisation d’un art par définition artisanal, qu’il décline en sous-chapitres : « la proximité ou la pop », « le mur du son », « l’envers du décor ».
Michel Trihoreau chez lui (Ph. F. Hidalgo)
Après une analyse passionnante du pouvoir des mots (« culture populaire ou culture de masse », « la langue et son usage », « les transactions verbales »), on en arrive à l’époque actuelle où l’auteur montre (sous le titre « L’Éternel Retour ») comment la chanson de proximité réinvestit progressivement les petits lieux en même temps que les mentalités. Il énumère et décrit alors nombre de lieux de Paris et de province, ou de festivals (« Les nouveaux pionniers »), en particulier celui de Chant’Appart créé par Bernard Kéryhuel en Vendée, dont la formule conviviale à souhait (faire venir des artistes chez l’habitant, et attirer ainsi un nouveau public d’amis et de voisins à la chanson) obtient un succès à ce point exponentiel qu’elle s’exporte désormais en Belgique, en Suisse et même outre-Atlantique au Québec, où elle commence également à essaimer.
Mais l’ouvrage de Michel Trihoreau ne s’arrête pas à une espèce de condensé de l’histoire de la chanson française, des lieux et des festivals qui la font vivre (avec, de-ci de-là des portraits d’artistes atypiques), puisqu’il s’intéresse également au disque, à l’autoproduction et aux labels indépendants qui se développent chaque jour davantage, aux médias, à Internet, à la formation, aux concours et j’en oublie… avant de faire une pause sur la vocation de Paroles et Musique puis de Chorus et les traces que laisseront auprès des futurs historiens et autres sociologues ces deux journaux nés bien sûr d’une passion mais surtout d’une conviction que la chanson – trop souvent considérée avec condescendance – est bien plus qu’un loisir, bien plus qu’une simple expression artisque, un art et pas n’importe lequel : l’art populaire par excellence.
Ce livre (composé d’une dizaine de parties) est à mettre entre toutes les mains des aspirants chanteurs qui – combien de fois l’avons-nous constaté pour le déplorer – ignorent trop souvent tout ou partie de ce qui a construit la profession dans laquelle ils espèrent exceller un jour (comme si un aspirant metteur en scène pouvait se permettre d’ignorer l’histoire des grands films et grands réalisateurs du 7e Art). Des jeunes talents mais aussi, beaucoup plus largement, de tous les gens, amateurs ou professionnels, qui s’intéressent de près à la chanson. Un conseil partagé par Allain Leprest qui en signe la préface : « Pour y avoir rencontré des publics curieux, attentifs, interrogatifs et des artistes aguerris ou débutants, gens généreux ou sévères qui m’ont tant appris de ce métier, je suis heureux de voir un livre qui chante ces petites scènes et leurs acteurs. Vous verrez comme il tiendra bien dans le creux de vos mains… »
• La Chanson de proximité – Caveaux, cabarets et autres petits lieux, de Michel Trihoreau, préface d’Allain Leprest, 188 p., 18 € ou 21 par correspondance : L’Harmattan, 5-7 rue de l’École-Polytechnique, 75009 Paris.
Rencontres autour de Brassens
J’en profite pour signaler un autre ouvrage de Michel Trihoreau, en collaboration avec l’illustratrice Cathy Beauvallet, qui paraît simultanément aux Éditions du Petit Véhicule. Il propose vingt-cinq récits imaginaires, vingt-cinq nouvelles où des personnages semblent sortir tout droit de l’imagination de l’auteur. À première vue seulement, puisque, comme l’explique Paul-René Di Nitto dans sa préface, au détour d’une phrase, au terme d’une confidence chuchotée, nous avons la surprise – et l’émotion – de découvrir que ces gens, hommes ou femmes, qui se racontent, évoquent un moment de leur passé, « croyants ou impies, bourgeois ou bohèmes, sont sans le savoir sortis du même moule, d’un grand livre de poésie, en fait, un cahier d’écolier tenu par un homme seul, souvent désespéré… un certain Brassens ». Tonton Georges que l’on retrouve d’ailleurs en couverture, via une photo de son ami sétois Jimmy Rague.
À noter que Michel Trihoreau a ajouté en regard des titres de ses récits ceux des chansons de Brassens qui les lui ont inspirés : Bonhomme, Le Bistrot, Brave Margot, Je suis un voyou et une vingtaine d’autres, y compris pour une seule et même nouvelle (Un grand soleil) trois chansons différentes (Chanson pour l’Auvergnat, Le Pluriel et Mourir pour des idées). Quant aux illustrations de Cathy Beauvallet, dont la passion est de croquer sur le vif des chanteurs pendant leur spectacle (on a pu voir certains de ses dessins illustrant des comptes rendus de festivals dans Chorus), au style très personnel (cf. Pénélope ci-dessus), elles sont toutes réalisées en noir et blanc. Au final, une aventure aussi originale que joliment réussie, dans le fond comme dans la forme.
• Rencontres, de Michel Trihoreau et Cathy Beauvallet, 90 pages, format 21 x 21 cm, 20 € port compris pour la France, à l’ordre des Éditions du Petit Véhicule, 20 rue du Coudray, 44000 Nantes (epv2@wanadoo.fr)