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Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
C’est l’histoire d’un livre (un beau roman, une belle histoire…) qui devait sortir début juin et se retrouve brusquement orphelin d’éditeur, pour cause de forfait de dernière heure. San-Antonio poussa la porte et Frédéric Dard entra, fruit d’une gestation de vingt ans et d’un accouchement long de deux ans, cherche parents adoptifs pour le mettre physiquement au monde…
Moi, vous me connaissez… Depuis le temps qu’on se fréquente et qu’on partage nos passions, des bouquins, j’en écris très peu : seulement, vous le savez, quand il y a « urgence » – pour combler un manque ou se donner de la joie, comme disait le Fou Chantant, le bonheur étant la seule chose qui se double quand on le partage. Ce livre, que j’étais le seulà pouvoir écrire (n’y voyez pas la moindre vanité : lisez plutôt plus bas), je me le suis arraché du cœur et des tripes pour l’offrir aux aficionados de San-Antonio, bien sûr, mais aussi et surtout pour exposer en place publique, par l’exemple vécu, à quel point Frédéric Dard, au-delà de son génie d’écrivain, était « quelqu’un de bien ».
Le renoncement de l’éditeur ?
Je plaide coupable, mais avec circonstances atténuantes ! Il attendait quatre à cinq cents pages, j’en ai « pondu » le double. La faute de l’auteur, forcément… mais aussi, indirectement, de l’éditeur et du confinement. Je m’explique : au printemps 2020, alors que j’étais tout prêt d’en finir, en restant dans les clous, on m’annonce que tout est chamboulé… et que mon livre est reporté d’un an ! J’ai cru que c’était un blanc-seing m’autorisant à compléter mon travail (tant de matière inédite et savoureuse en réserve…) ; si bien que, chemin faisant, mon récit s’est doublé d’une sorte de San-Antonio, mode d’emploi, voire d’un San-Antonio, la totale*…
Le seul à pouvoir écrire ce livre ? Jugez-en :
• 1964, j’ai quinze ans :l’âge de San-Antonio, que je prends de plein fouet, estomaqué par son univers et son style ébouriffant. Le choc ! Le second de ma jeune vie après Brel, à huit ans, avec Quand on n’a que l’amour… Commotion inévitable et virus incurable : quatre livres dévorés fiévreusement en trois ou quatre jours (et nuits) à léviter dans mon lit d’ado, confiné dans ma chambre pour cause de maladie contagieuse… Urgence de confier à la page blanche mon ressenti à l’accostage de cet insoupçonné et irrésistible continent littéraire. Glissée sous pli posté à « Monsieur San-Antonio », aux bons soins de son éditeur. Qui donc savait à l’époque que Frédéric Dard (dont je n’avais jamais entendu parler) se cachait derrière San-Antonio ? Quasiment personne.
Que croyez-vous qu’il arrivât ?
Contre toute attente, une lettre dans les semaines suivantes signée San-Antonio, qui se disait « touché » par mes propos ! Incroyable. Une correspondance s’ensuivit. Signée bientôt Frédéric Dard, avec son adresse personnelle…
• Juin 1965 :Frédéric Dard débarque un dimanche à la maison, chez mes parents, pour me rencontrer ! Ahurissement de ceux-ci – qui ne croyaient d’ailleurs pas à la venue annoncée de « San-Antonio » –, en l’entendant me dire (avant de leur demander la permission de m’embrasser) que personne d’autre avant moi ne lui avait écrit de tels propos… « à part Jean Cocteau » !
• Mai 1967 :je sors une nouvelle fois de chez lui le cœur en fête. Ce jour-là, pour me remercier d’avoir bien voulu attendre, à mon arrivée, qu’il termine son travail en cours (tu parles, Charles ! je m’étais régalé comme jamais à le voir écrire en rigolant !), il m’a offert la seule photo qu’il avait de lui, dans un cadre posé sur son bureau, après y avoir tracé ces mots aussi bleus que son regard: Pour Fred, le plus sympa de tous les san-antonistes...
Je vous passe les détails des trente piges suivantes et des poussières, parsemées d’entretiens exclusifs, de confidences inédites, d’anecdotes et de parties de rigolade : tout est dans le livre… et j’en arrive directement à la coda.
• Avril 1999 : j’ai 50 ans… et San-Antonio aussi ! Pour célébrer l’anniversaire de son héros (né à peu près en même temps que moi, à environ soixante km de distance de ma ville natale), il publie un « super San-Antonio » – judicieusement nommé Ceci est bien une pipe – où je découvre ces lignes :
Je connaissais la chanson, paroles et musique, comme dirait mon cher Fred Hidalgo, le plus féal de mes féaux. Je le proclame ici Grand Connétable de la San-Antoniaiserie, titre dont il pourra se parer sa vie durant et orner ses pièces d’identité.
Grand Connétable du Grand Maître de l’ordre de la San-Antoniaiserie, déjà !
Mais surtout le plus féal de ses féaux…
C’était dans l’antépénultième San-Antonio de la saga. Un an plus tard, il nous laissait en plan ! Plantés, esseulés. En plein désarroi.
Voilà quelques bribes d’embryon de l’histoire – de notre histoire. Celle d’un auteur adoubant un lecteur parmi des centaines de milliers d’autres (à l’apogée de son œuvre, chaque San-Antonio tirait à six cent mille exemplaires…), et d’un lecteur encore incrédule d’avoir été pareillement emmitouflé de tendresse « sa vie durant » par l’auteur qui a porté la langue française à incandescence comme nul autre depuis Rabelais (entre dix et quinze mille néologismes recensés). Voilà pourquoi seul ce lecteur-là pouvait l’écrire, fort des conséquences heureuses que cette relation exceptionnelle (longue de trente-six ans…) allait entraîner : des journaux et des livres…
Aujourd’hui où « les cons » gagnent chaque jour du terrain sur l’intelligence et la tolérance (« À propos, disait-il, comment font les cons pour vivre en bonne intelligence » ?!), comment aurait-il fait pour écrire encore en toute liberté, confronté à des réquisitoires incessants et multiples parfois dignes de l’Inquisition, aux armes d’Anastasie ? Il n’aurait pas reculé devant eux, j’en suis convaincu. Au contraire, cela aurait attisé son génie. Mais il n’est plus là et il faut faire avec, c’est-à-dire sans lui.
Pas simple, en cette triste époque bien peu épique, où l’on s’effraie devant un gros livre à son sujet, lui qui en écoula pourtant, de son vivant, plus de 200 millions d’exemplaires… Existe-t-il encore un éditeur assez intéressé par Frédéric Dard dit San-Antonio pour épingler l’ouvrage (en un volume... ou en deux tomes) du Grand Connétable de la San-Antoniaiserie à son palmarès ? Un seul éditeur capable de « prendre des risques » avec ce gai luron dont un psychiatre célèbre déclara jadis qu’il était « la santé de la France » ?
Auteur cherche éditeur !
Qu’on se le dise, SVP… sans hésiter à faire circuler le communiqué de presse ci-dessus que mon futur-ex-éditeur avait commencé de concocter, avant de savoir qu’il aurait droit à double dose de vaccin anti-connerie… pour le même prix !
À vous de jouer… si ça vous chante (contact). Merci.
*Dont San-Antonio et la chanson : Piaf, Trenet, Brel, Brassens, Boby Lapointe, Bourvil, Ferré, Tachan, Renaud, Goldman, Nilda Fernandez… Car Frédéric Dard adorait la chanson ! Il permit même la création d’un chef-d’œuvre immortel de Charles Aznavour en ajoutant une scène spécifique à son opérette Monsieur Carnaval (dont il ne reste hélas que des images de médiocre qualité tirées d’un petit reportage télé), offrant à Georges Guétary la primeur de La Bohème… À lui et au public privilégié, dont j’étais, invité par l’auteur. À vrai dire, du jour où, à quinze ans, San-Antonio poussa la porte de mes petites cellules grises et que Frédéric Dard entra dans mon cœur, plus rien de ce qui le concernerait ne me serait étranger.
De Gilbert Laffaille, Claude Nougaro disait : « Dès qu’il chante, en moi un oiseau fraternel s’éveille » ; Claude Duneton, lui, assurait qu’il « devrait être le dramaturge vengeur de notre temps. Il en a la puissance ricanante, les tripes, la lucidité, la souffrance, le talent authentique de l’écrivain pétri de langue, inspiré par la langue. » Plus modestement, mais il y a déjà près de quarante ans (et il n’en avait encore que trente-deux), je mettais l’accent (en ouverture de son dossier de Paroles et Musique) sur l’originalité de son style, quelque part – l’air de rien – entre Trenet, Boby Lapointe et Souchon… La parution de l’intégrale de ses chansons et sketches, « commentés par l’auteur », nous donne aujourd’hui l’occasion de parcourir le livre de sa vie d’artiste.
C’était drôle. Tout était drôle ! La chanson elle-même, finement parodique, qui s’en prenait – l’air de rien… – à la chasse à l’éléphant pratiquée par le président Giscard d’Estaing au Gabon. Et puis le sort funeste de ces deux bons gros pachydermes sans défense, « Mauricette et Frédo » pendant qu’ils se grattaient le dos… Incroyable ! Nous n’avions jamais entendu parler de ce jeune chanteur, vingt-neuf ou trente ans à ce moment-là, et pourtant il parlait de nous ! Comment avait-il su que nous existions, que nous vivions jusque-là au Gabon où, ayant créé le quotidien national L’Union, nous étions toujours informés des arrivées discrètes du « Président », venu chasser l’éléphant en brousse ?
Quoi qu’il en soit, l’achat immédiat de l’album confirma l’originalité et la qualité du Président et l’Éléphant. La naissance d’un style surtout, étonnant de maturité, qui mariait la révolte de ces années-là avec la finesse de trait d’un Dufy : Éducation nationale… On se retrouvait entièrement dans sa description sociale, dans notre souci d’écologie (Sans une ombre végétale, Tango pollué), d’humanisme et de féminisme, dans l’incitation brélienne à casser la routine (Histoire d’œil), dans la poésie minimaliste mais si éloquente d’une Chanson rose, chanson noire (en vers de trois pieds !), dans la philosophie existentielle d’un Verre d’eau pourtant bien ordinaire (« La réalité / C’est un arc-en-ciel / Il faut la chercher / Entre pluie et soleil »…), dans le désir amoureux d’un Dimanche après-midi ; dans la différence aussi (Chocolat et cerises) ou encore, sans hausser le ton, dans la dénonciation d’un monde médiatique sclérosé (et tellement cadenassé qu’il allait bientôt nous conduire, comme « Un cri dans le silence », à créer Paroles et Musique…), avec Le Bonjour d’Alfred – un titre qui m’allait bien aussi !
Coule, coule, robinet d’eau tiède
Fais glouglou dans le lavabo
Comme dirait l’ami Alfred
Ça remplace bien la radio
Mousse, mousse, savon, savonnette
Toi qui laisses la peau douce et lisse
Fais comme toutes ces chansonnettes
Qui dérangent pas la police…
Bref. À notre retour suivant en France (après que Claude Villers, en diffusant malicieusement Le Président et l’Éléphant sur France Inter, nous eut permis de découvrir cet auteur-compositeur-interprète à l’écriture aussi élégante que la mise d’un lord british, qui disait l’essentiel sans ostentation, sans avoir besoin d’élever la voix et encore moins le poing), nous avions inscrit à notre programme un spectacle de ce Gilbert Laffaille. En l’occurrence au Théâtre d’Orsay, au début de l’été 1979, où, si le plaisir pris à l’écoute de ses deux premiers 33 tours (en 1978, Nettoyage de printemps avait confirmé tout le bien qu’on pensait de lui, avec Le Gros Chat du marché, Interrogations écrites, La Ballade des pendules, La Femme image, etc.), nous étions bien décidés à (tenter de) nous présenter à lui.
La suite de l’histoire, Gilbert la raconte lui-même en pages 273-274 de Kaléidoscope, gros livre de 480 pages qui « est un peu le bilan d’une vie – l’enfance, l’adolescence, les études, les voyages, le métier de chanteur, les joies, les peines, les succès, les échecs… – mais aussi une réflexion sur le monde de la chanson d’hier à aujourd’hui ». Un livre, précise-t-il, qui « s’est écrit sans efforts en quelques mois. Etre spontané m’a paru la façon la plus acceptable de parler de ma vie et de ma carrière. Je n’ai bien sûr pas TOUT dit, ce n’était pas le but. (...) Cela répondra peut-être à ces questions si souvent entendues : “Mais qu'est-ce que vous devenez ?” “Pourquoi on ne vous entend plus ?” “Vous chantez toujours ?” » Sait-on jamais en effet : n’a-t-on pas connu certains artistes qui, par exemple, ont noyé leurs déboires en faisant la java... sans modération ?
Orsay, donc. C’était au temps où la chanson occupait sur le terrain la place que les médias lui déniaient dans les ondes, dans le cadre d’un « mois de la chanson » où nous allions assister aux concerts, un différent chaque soir, de Graeme Allwright, Guy Béart, Leny Escudero, Catherine Le Forestier, Claude Nougaro, Quilapayun, Henri Tachan… et autre Laffaille – excusez du peu ! – qui s’en souvient ainsi ; c'était il y a quarante ans (!) :
« Je peux dire que j’ai chanté au musée d’Orsay ! Durant sept ans en effet, le bâtiment d’Orsay qui n’était déjà plus une gare et pas encore un musée, fut transformé en théâtre, dirigé par Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud. J’y avais chanté et, à la fin de mon récital, j’avais rencontré un couple qui se présenta comme “Mauricette et Frédo”. C’était drôle : dans ma chanson Le Président et l’Éléphant, ces prénoms m’étaient venus un peu par hasard, beaucoup pour la rime avec “qui se grattaient le dos”. Ils s’appelaient justement comme ça. C’est ainsi que je fis la connaissance de Fred et Mauricette Hidalgo, qui devaient par la suite m’ouvrir largement les colonnes de Paroles et Musique et de Chorus. L’histoire de ces deux revues est indissociable de la chanson de ces années-là. »
C’était drôle en effet. Drôlement étrange, même : combien de chances, statistiquement parlant, pour qu’un auteur associe nos deux prénoms aussi dissemblables (mes copains, depuis l’adolescence, m’ont toujours appelé Frédo) dans une chanson ? Cela paraît si improbable que nombre de nos lecteurs ont cru ensuite que Gilbert nous connaissait avant de l’écrire. Mais non, la réalité dépasse parfois la fiction ! D’autant plus dans notre cas – et c’est dommage que l’auteur, quitte à vendre la mèche, ait omis de le préciser – que nous arrivions justement d’Afrique et que la situation décrite dans sa chanson était loin de nous être étrangère, l’ayant vécue aux premières loges (ou presque) ! Télépathie, prémonition, simple mais intrigante coïncidence… ou quoi ? Pierre Barouh parlait de « rivières souterraines » à ce propos, et Jung de « synchronicités » : le signe, si une telle sommité a eu besoin d’inventer un mot aussi savant, qu’il y a de quoi s’interroger sur ces hasards et clins d’œil de la vie.
Souvenirs, souvenirs… Le temps a passé. Nous avons consacré un premier dossier à Gilbert Laffaille (entre ceux de Souchon et de Ferrat) en janvier 1981 dans Paroles et Musique, puis un second dans Chorus (outre de nombreux entretiens et articles divers au fil de ses nouveaux albums et spectacles), intitulé « L’impressionniste chantant », à l’automne 1999. Dans l’intervalle, Gilbert avait signé avec un producteur indépendant de mes amis, inconditionnel de Chorus, qui m’avait proposé de lui suggérer, parmi mes artistes de prédilection, ceux qui étaient en quête de producteur. C’est ainsi que Leny Escudero, d’abord, allait pouvoir rééditer en CD ses 33 tours « A Malypense », enregistrer des inédits et réenregistrer en 1996 – sous le double label Déclic/Chorus (mention purement symbolique) – une superbe anthologie de « 20 titres essentiels » réarrangés par Michel Haumont, Une vie… Opération rééditée la même année avec Gilbert Laffaille, et avec le même arrangeur, sous le titre Tout m’étonne.
Avec ses mots, Gilbert raconte cet épisode important de sa carrière, alors sans label phonographique malgré le grand prix de l’académie Charles-Cros attribué en 1994 à son précédent album (en 1978 il avait déjà reçu le prix de l’académie du Disque français pour Nettoyage de printemps, son deuxième opus) : « Après Ici, je me retrouvais encore une fois sans maison de disques. Un jour au téléphone je m’en ouvris à Fred Hidalgo qui me parla d’un producteur susceptible d’être intéressé : Éric Basset.
Celui-ci dirigeait un catalogue de musique antillaise, un autre de musique bretonne, et il désirait en ouvrir un de chanson française. Il venait de signer avec Leny Escudero et s’apprêtait à produire Yves Jamait. Nous nous sommes rencontrés ; le courant est passé, nous avons signé pour plusieurs albums. Éric était très motivé. Il avait cependant du mal à trouver des distributeurs satisfaisants. C’est ainsi que je me suis successivement retrouvé chez Virgin puis chez Sony et, à nouveau, chez Virgin. Avec lui nous aurons finalement enregistré trois albums studio [dont l’excellent La Tête ailleurs en 1999], un album en public, un vidéo-clip VHS [voir ci-dessous] et un DVD.
» Éric était dynamique et il était pressé. Deux ans après Ici, l’Olympia, et de nombreuses tournées, je n’avais pas eu le temps d’écrire un nouvel album inédit. Il me proposa de réenregistrer une sélection de mes premiers succès et d’y ajouter simplement trois inédits. Dents d’ivoire et peau d’ébène, La Ballade de Jim Douglas et Le Triangle des Bermudes. Pour les arrangements je décidai de faire entièrement confiance à Michel Haumont et de lui confier la réalisation de l’album. (…) Éric Basset mit les moyens et nous avons réalisé l’album Tout m’étonne au studio Acousti avec Alain Cluzeau. Bonne ambiance de travail, confort, beaucoup de rires, j’étais en totale confiance. Je retrouvai le climat de mes premiers disques (…) : une solide équipe, des professionnels efficaces, et surtout du temps, ce qui coûte le plus cher. Dans ce nouvel habillage plusieurs chansons anciennes parurent nouvelles : Tout m’étonne, CQFD, Les Bigoudis par douze, La Maison du passage, Neige, L’Infinitif… Avec les trois inédits cela se tenait, l’ensemble faisait un bel album de vingt et une chansons qui resta plusieurs mois en tête du classement des radios du réseau Quota, fédérant à l’époque une quarantaine de radios indépendantes. »
Un album également labellisé Chorus, dont j’eus la joie (et la fierté) d’écrire le livret, à la demande expresse du producteur, dont voici la teneur (déjà kaléidoscopique !) :
« La chanson, à notre propre image, est un monde à mille facettes où chacun peut faire son marché, au gré de ses humeurs, de ses envies ou de ses besoins. Du titre immortel au plus périssable, elle est ainsi composée d’une litanie de représentations de l’histoire, de l’évolution et des aspirations de l’homme. Miroir fidèle ou “kaléidoscope” à travers lequel, selon l’angle de vision adopté, la vie prend les couleurs les plus diverses, la chanson est un art délicat où, les réussites individuelles ont beau être légion, sa transmutation en “grand œuvre” n’est rien moins qu’ordinaire. Une dimension d’exception que seuls sont capables d’atteindre les auteurs qui, par-delà le temps et les modes, parviennent à conjuguer tous les aspects de leur création, comme les pièces d’un puzzle s’emboîtant finalement les unes dans les autres. Autant d’éléments, d’apparence disparate, qui, juxtaposés, laissent miraculeusement apparaître un ensemble cohérent comme mille points de détail peuvent composer un chef-d’œuvre de peinture impressionniste.
» Il y faut pour cela une petite musique personnelle, une vision du monde, un climat, une philosophie. Du caractère en somme. Car si l’on a tout dit, sans doute, de la vie, de l’amour et de la mort, il est des façons d’aborder aux rivages de l’inspiration qui s’apparentent à la découverte pure et simple, qui renouvellent de fond en comble ces thèmes récurrents. Gilbert Laffaille est un de ces pionniers : sans bruit, sans tapage, sans violence, sans amertume aussi, il va son chemin, défrichant depuis vingt ans une voie nouvelle. Ainsi se bâtit sous nos yeux, chanson après chanson, une œuvre d’une clarté admirable, faite d’ellipses judicieuses, d’images éloquentes, de jeux sur les sonorités, d’éclectisme musical, de mélodies mémorables et d’interprétation subtile d’où affleurent tout à tour (ou simultanément) le sourire, l’ironie, la satire, le doute et la révolte, la tendresse et la compassion. C’est en observateur lucide et critique, parfois chagrin, souvent malicieux, toujours tendre, que Laffaille nous dépeint l’homme et son environnement, social ou naturel, en équilibre instable sur le fil de l’humour et du drame, sans pathos ni grosses ficelles et c’est bien le plus rare dans la chanson.
» Le mot est lancé : Gilbert Laffaille est un artiste rare, et discret – trop sans doute –, comme on en croise peu dans une génération. En témoignent ici, entre quelques inédits, ces petites merveilles réenregistrées en direct et en acoustique, sous une couleur qui, plus encore que dans les versions d’origine, met en évidence l’homogénéité d’un univers aux galaxies pourtant éclatées. Une œuvre qui, à coup sûr, laissera son empreinte dans l’histoire de la chanson française. Comme celle d’un Souchon aujourd’hui ou d’un Boby Lapointe hier, mais à sa manière à lui, façon Laffaille : l’air de rien. »
Qu’ajouter à cela ? Tout était dit… Si ce n’est le silence à venir des médias. Silence persistant depuis ses Beaux débuts, à quelques exceptions près : n’est pas José Artur, Jean-Louis Foulquier ou Claude Villers qui veut… et en a le courage, car la subversion subtile des chansons de Laffaille a fait reculer bien des animateurs et programmateurs du service public comme des grandes stations de radio dites alors périphériques. Et ce, dès le crime de lèse-majesté qu’était Le Président et l’Éléphant ou même Le Bonjour d’Alfred qui relevait, dans le traitement de l’actualité, un accident absolument dramatique de la femme dudit Président :
Le printemps sera précoce Anne-Aymone s’est fait mal au pied La France a battu l’Écosse
On est là pour informer !
Sheila attend un enfant
On vous l’a dit les premiers
Trois mille morts au Pakistan
Une page de publicité !
Laffaille, page 35 de son intégrale : « À l’époque mon directeur artistique m’avait dit de faire attention. Écrire une chanson pour brocarder un président de la République qui se permettait des choses indignes était une chose et c’était courageux de ma part (en fait, c’était plutôt de l’inconscience !)… Mais pourquoi diable s’en prendre à l’épouse du Président ? Sur le moment, tout à l’excitation de l’enregistrement de ce premier album, je n’avais pas trop compris cette mise en garde. (…) Mais il avait raison… » Silence radio ! Forcément, entre Anne-Aymone et la satire médiatique… Et une fois que le pli est pris, n’est-ce pas ?... À défaut d’empêcher l’artiste de continuer à tracer son chemin virtuel de mots et de musiques, il le mettra dans l’incapacité physique de croiser celui du grand public. Dommage (surtout pour celui-ci)…
Hors l’écoute et la réécoute, qu’on ne recommandera jamais assez, de ses chansons qui ont oublié de vieillir (hélas, pour certaines d’entre elles, comme Le Gros Chat du marché, Dents d’ivoire et bois d’ébène ou Trucs et ficelles), il vous reste donc à lire cet ouvrage qui, non seulement nous raconte toute l’histoire de l’artiste vue de l’intérieur (ou des coulisses), mais s’interroge aussi sur ce qui nous interpelle nous-mêmes aujourd’hui, qui aimons passionnément la chanson : sur sa place à venir dans la société. Car si la chanson, qui n’est rien de moins que le souffle vital de l’homme mis en musique, existe, existera et se renouvellera toujours sur le terrain, on peut se poser la question de sa « visibilité » face aux « nouvelles musiques » (?) à la mode et au « grand dérangement » actuel – pas celui des populations cher à Houellebecq mais du remplacement progressif, systématique et apparemment inéluctable du lexique français par son équivalent anglais ; c’est tellement plus fashion (les cons ! comme si la mode n’était pas une création purement française…).Pauvre Villon, pauvre Verlaine, pauvre Bernard Dimey !
En épilogue, sous le titre éponyme Kaléidoscope, Gilbert propose un état des lieux et pose les questions qui s’imposent, en tenant bien compte du fait que « les époques ne sont sans doute pas comparables ». Mais quand même : « À mes débuts j’écoutais beaucoup d’Anglo-Saxons et j’ai tenté plusieurs fois de marier l’esprit français et les influences étrangères… Nous verrons si notre chanson parviendra à survivre en tant que telle ou si elle se fondra peu à peu dans le grand flot mondial. On n’entend déjà plus Brassens, Brel, Barbara, Leclerc, Ferré, Béart, Sylvestre, Bécaud, Nougaro, les grands aînés de la chanson française. Entendra-t-on demain Souchon, Goldman, Renaud, Cabrel, Yves Simon ?
» Il y a trente ans, John Lennon disait : “Le rock français c’est comme le vin anglais, ça n’existe pas”. Faudrait-il comprendre cette phrase cruelle comme une invitation à faire ce que nous savons faire ? Nous n’avons de cesse de dénigrer notre patrimoine, à quoi cela rime ? N’avons-nous pas perdu notre âme ? Un rap portugais peut-il être aussi prenant qu’un fado ? Quand Charles Aznavour chantait à Carnegie Hall, avait-il besoin d’emmener avec lui en avion son public venu de France, comme le fit Johnny Hallyday ? Un autre Anglo-Saxon, Sting, n’a-t-il pas déclaré (interview à la revue Paroles et Musique) : “Pourquoi nous copiez-vous ? Vous avez Jacques Brel. Pas nous !” »
Ça donne envie, non ? Peut-être même de poursuivre la discussion en commentaires de ce sujet ? Si c’est le cas (et si c’est pour la bonne cause), j’y participerai avec plaisir... Ce que j’aime aussi dans ce Kaléidoscope (joliment préfacé par Philippe Delerm et illustré de nombreuses photos en situation), c’est son côté bienveillant, j’allais écrire intelligent mais ça risquerait de faire fuir ceux qui pensent que les chansons de Laffaille sont réservées à une élite alors qu’elles sont populaires par essence – sans même parler de ses sketches à l’humour irrésistible, ou plutôt de ses skontchs, invention improbable mi-texte mi-chanson, dont Charlotte (créé en 1980 et uniquement repris dans son Live in Chatou !) reste le modèle le plus déjanté, véritable objet audiovisuel non identifiable.
Bienveillant, disais-je... Mon cher Frédéric Dard (alias San-Antonio) assurait quant à lui qu’il ne fallait pas être méchant, jamais : « C’est du temps perdu ! » Ce qui ne l’empêchait pas, notez bien, de bouillir de colère devant l’incommensurable bêtise humaine… Pareil pour Gilbert qui nous prévient d’emblée avant d’entamer les presque cinq cents pages de ce pavé en petits caractères : « Vous n’y trouverez ni rumeurs ni médisances mais quelques coups de cœur et quelques coups de gueule, des anecdotes vraies, drôles, tristes, cocasses ou étonnantes. »
Un vrai cadeau ! Ce qui me donne envie de vous en offrir un autre ici même : le dossier complet* (réalisé par votre vieil échanson d’ami) du Paroles et Musique de janvier 1981 (introuvable dans le commerce depuis belle lurette), sur lequel Philippe Delerm revient à la fin de sa préface (« Quelle densité de textes poétiques ! J’aime tout, on l’aura deviné. Comme un numéro de Paroles et Musique consacré à Gilbert l’affirmait, il avait tout pour être le futur grand de la chanson française. Sauf que… Sauf qu’en même temps, c’est déjà un miracle, quand on est un patineur subtil, de passer entre les mailles du filet, de tracer un sillage… »). Un dossier que l’intéressé évoquait lui-même en ces termes dans une lettre de décembre 1989, qu’il me permettra de publier ensuite dans mon livre Putain de chanson :
Le mot de la fin ? Évidemment provisoire, malgré ce « bilan » d’une vie d’artiste, car celui-ci continue de cultiver de bien jolies perles** (dix-sept albums au total à ce jour, le dernier en date, Le Jour et la Nuit, remontant à 2013). Une précision plutôt, afin d’enfoncer le clou : à l’image des plus grands, Trenet le premier, Aznavour, Gainsbourg, Higelin, Souchon et les autres, Gilbert Laffaille a tout compris de la nature intime de la chanson française : l’art de conjuguer une mélodie et le meilleur de la langue (quel bonheur !), du rire aux larmes, avec des rythmes et musiques du monde entier. Il y a longtemps, bien longtemps (rendez-vous compte que son premier album était totalement abouti alors que la plupart des grands ACI, Brassens est peut-être la seule exception, n’ont trouvé leur style qu’au bout du deuxième ou troisième disque…) que les médias, plutôt que de faire la sourde oreille, auraient dû le porter au pinacle : l’air de rien, n’incarne-t-il pas la (vraie) French Touch de la chanson ?!
Reste à espérer qu’il n’en soit pas aussi Le Dernier des Mohicans... Ce serait drôle pour quelqu’un qui a passé son enfance et son adolescence à jouer aux cow-boys et aux indiens dans la bonne ville de Neuilly.
*Il vous suffit de cliquer, sous la reproduction de la couverture, sur le bandeau « Lire le dossier de PAROLES ET MUSIQUE », pour voir défiler ses douze pages l’une après l’autre. Bonne lecture et surtout bon retour au pays des souvenirs...
**Écoutez par exemple Les Raisins dorés sur ce blog à propos de son album En public, accompagné au piano par Nathalie Fortin, auquel nous avions décerné en 2010 un « Quichotte » (distinction réservée aux meilleurs disques présentés ici pendant plusieurs années après la disparition de notre revue Chorus – il y a exactement dix ans en cet été 2019– qui, elle, avait son « Cœur Chorus ») : « Laffaille ? Un Quichotte, c’est sûr, défenseur de la veuve et de l’orphelin, des petites filles de Chiang Maï, des éléphants (mais pas des présidents), de l’Homme avec un grand H… et du fruit de ses vendanges, quand il « fait chanter les verres » : un chevalier des notes et lettres, amateur épicurien – l’un n’empêche pas l’autre – de java sans modération. Ce nouvel album est le quatorzième ou quinzième depuis son premier 33 tours : c’était il y a… trente-trois ans, en 1977. Quatre sketches irrésistibles complètent ici son tour de chant, outre une Ballade des pendules (un sommet de la versification en allitérations) qu’il dit désormais, avec un vrai talent de comédien. Ne manquez pas son numéro, car ce genre de funambule, Ça ne tient (souvent) qu’à un fil… »
En 1949, vingt ans après Marcel Amont, soixante-dix ans de carrière et toujours aussi fringant sur scène (peut-être parce qu’il fait partie du club, fondé par Edmond Rostand, des natifs du 1er avril), vingt ans après Brel, Nougaro, Tintin ou La Première Enquête de Maigret, naissait à peu près en même temps que le coupable de ces lignes (également natif du 1er avril…) un dénommé San-Antonio, expulsé du cerveau rabelaisien de Frédéric Dard.
Lyon, 1949. L’éditeur Clément Jacquier publie Réglez-lui son compte, sous-titré « Les Révélations de San Antonio » (sans trait d’union, il attendra 1958 pour se rendre indispensable) : deux longues nouvelles inaugurales – les deux premiers épisodes de la future série – où, derrière l’intrigue simple, « on lit déjà la truculence de la langue, l’humour et avant toute chose l’exigence novatrice, car Frédéric Dard fait des mots un terrain de jeu en perpétuel mouvement, ne détestant rien de plus qu’imaginer une langue qu’on s’appliquerait à couvrir de bandelettes, momifiée, étouffée sous les conventions et l’ennui ». Chez San-Antonio en effet, l’intrigue (au contraire des romans signés Frédéric Dard, qu’il publie depuis l’âge de 20 ans – cf. Monsieur Joos, prix Lugdunum 1941) n’est qu’un véhicule pour ses mots, son style, sa verve débordante, pour ses digressions aussi qui font tout le sel d’un « San-A. » et le bonheur de ses lecteurs.
Cinquante ans plus tard, en 1999, c’était une œuvre monumentale qui nous contemplait du haut d’une pyramide de 174 titres et neuf « hors collection » (L’Histoire de France vue par San-Antonio, Le Standinge, etc.). Sans compter des dizaines de pièces de théâtre et de scénarios de films, une opérette avec Charles Aznavour (Monsieur Carnaval) ; ni bien sûr la « petite » centaine d’ouvrages labellisés Dard (ou d’un des divers pseudos de ses débuts, comme Frédéric Charles, formé par ses deux premiers prénoms, le troisième étant… Antoine), puis uniquement San-Antonio à partir de Y a-t-il un Français dans la salle ? (1979) – l’auteur de Bourgoin-Jallieu se confondant dès lors une fois pour toutes avec sa créature… « À mes débuts, rappelait-il, j’écrivais comme Montaigne et ça cassait les couilles à tout le monde, à commencer par moi ; alors je me suis tourné vers Rabelais et ça s’est mis à fonctionner. »
Qui l’eût cru ? En 1999, on dénombrait (à quelque chose près !) deux cent cinquante millions d’exemplaires édités au Fleuve Noir de son vivant, alors qu’en 1949 à Lyon, Réglez-lui son compte atteignait à peine cinq cents exemplaires vendus sur les mille publiés par les éditions Jacquier… C’est là que le destin intervint. Les invendus se retrouvèrent chez un soldeur parisien du passage du Caire nommé Pinaud (ça ne s’invente pas !), où un agent littéraire les dénicha par hasard et, séduit par sa trouvaille, présenta Frédéric Dard aux éditions du Fleuve Noir nouvellement créées.
« Le destin c’est l’ironie de la vie, reconnaîtra l’intéressé. L’existence est une étoffe tissée de menus hasards, de rencontres fortuites, d’incidents à peine discernables qui s’emboîtent. Quand tu as étalé le tout, tu constates que ça forme un destin. Rien n’a été inutile. Tout avait sa place. Tout devait être conservé pour l’exécution du motif global... »
Hasard encore, en même temps ou presque que San-Antonio, venait au monde un futur « échanson de la chanson » ; lequel, cinquante ans plus tard, à l’occasion du 172e et antépénultième roman de la saga – un « super San-Antonio » frappé en quatrième de couverture du logo « 1949-1999, 50e anniversaire » –, allait être proclamé « Grand Connétable de la San-Antoniaiserie » ! Avec ces précisions subsidiaires et immédiatement subséquentes : « titre dont il pourra se parer sa vie durant et faire figurer sur ses pièces d’identité » !
Que croyez-vous que j’aie fait ? Puisqu’il s’agit bien de votre serviteur… J’ai essayé, on peut, affirmait en 1973 un autre San-A.... Alors oui, forcément, j’ai essayé ! Eh ben non, j’ai le regret de vous dire qu’on peut pas ! Impossible de me parer de ce titre sur mon passeport ou ma carte d’identité... Pourtant, ça aurait eu de la gueule dans mon portefeuille, « Grand Connétable de la San-Antoniaiserie », à côté de ma carte de membre n° 2 des « Amis de San-Antonio » (Frédéric Dard étant par définition le premier et meilleur ami de San-A.) ! Ben non. Interdit, forbidden ! On rigole pas avec l’état civil… Arrrrgh ! Rogntudju, scrogneugneu et nom d’une pipe en bois !
De quoi vouer aux gémonies l’administration et ses coincés du bulbe, si peu rigolos, inspecteurs des impôts textuels, traqueurs du rêve, du rire et des câlins, irréductibles rétifs au cunnilingus lingual... euh, verbal !Mais raison de plus, en revanche, pour afficher urbi et orbi, sans gêne et sans crainte, cette proclamation irrécusable et irréversible du grand Maître (-étalon) de la San-Antoniaiserie, qui écrivait en sus, ni plusse ni moinsse, dans Ceci est bien une pipe : « Je connaissais la chanson, paroles et musique, comme dirait mon cher Fred Hidalgo, le plus féal de mes féaux. »
Super clin d’œil, non ? Et super éloquent, venant de quelqu’un qui se présentait ainsi, cinquante ans plus tôt, dans les toutes premières lignes de la future saga san-antonienne : « Si un jour votre grand-mère vous demande le nom du type le plus malin de la Terre, dites-lui sans hésiter une paire de minutes que le gars en question s’appelle San-Antonio... » Gratitude éternelle (enfin, façon de parler, puisque « notre date de naissance et notre date de décès sont en train de joindre les deux bouts ») au gars en question qui, une autre fois – c’est qu’il avait de la suite dans les idées, le bougre –, allait me qualifier derechef, entre plusieurs centaines de milliers de lecteurs, de « plus sympa de tous les San-Antonistes » (oui, il aimait à varier le qualificatif de ses féaux) !
Arrêt momentané sur image. Un rappel à la manière de San-Antonio, qui prenait toujours le temps, dans le cours du récit, d’en récapituler les principaux événements à ses lecteurs complices ; lesquels ne s’en laissaient pas conter pour autant, sachant bien que l’essentiel se situait en réalité en marge de l’histoire…
• 1949, Réglez-lui son compte : première édition à Lyon, tirée à moins de mille exemplaires, du premier volume comprenant deux épisodes des « Révélations de San-Antonio, adaptées et post-synchronisées par Frédéric Dard » (mention figurant en page intérieure de titre).
• 1952, première réédition dans la collection policière La Loupe du même éditeur, Jacquier, en deux ouvrages distincts (Réglez-lui son compte et Une tonne de cadavres), mais sous le pseudonyme « Kill Him » (!), Frédéric Dard ayant signé entre-temps un bail au long cours avec le patron des Éditions du Fleuve Noir, Armand de Caro. Début d’une complicité et d’une fidélité sans faille entre l’éditeur et son futur auteur fétiche : à la fin de l’année 1950, sortait Laissez tomber la fille, le premier San-A. publié au Fleuve…
• 1999, Ceci est bien une pipe : « roman notoire » illustré en couverture par Claude Serre et dédié bien sûr « à la mémoire de René Magritte, l’un des génies de ce siècle ». Avec cette confidence en exergue qu’on devrait donner à méditer à bien du monde, en cette époque si peu épique et surtout si peu altruiste, qui manque de bienveillance et crève d’égoïsme, de bêtise (« Le signe de notre époque, c’est que les vieux cons sont de plus en plus jeunes »), de mémoire courte et de courte vue : « Ayant rapidement compris que demander était vain, je me suis mis à donner. Et, depuis, tout baigne. »
• 2019, enfin, et ça n’est pas un poisson d’avril : réédition dans son format initial (13x20cm) de Réglez-lui son compte, avec une couverture dessinée par Joann Sfar, et en bonus la nouvelle Bien chaud, bien parisien jamais rééditée depuis 1952 (pour des raisons de pagination, elle fut incluse dans Une tonne de cadavres – le second épisode de Réglez-lui son compte – comme un chapitre ajouté de seize pages) ; préface de Thierry Gautier, rédacteur en chef duMonde de San-Antonio.
Et aujourd’hui, soixante-dix ans après la naissance de San-Antonio, que reste-t-il de « la plus étonnante épopée littéraire depuis l’après-guerre » et de celui dont un célèbre psychiatre déclara qu’il était « la santé de la France » ? Hors le souvenir indélébile de l’être humain, évidemment, pour qui a eu la chance immense de le connaître, et celui des dizaines, des centaines d’heures de lecture à rire de ses « hénaurmités », à se nourrir de son appétit de la vie et donc de l’amour (« J’aime le sort du con, le soir au fond des draps… ») et à cogiter du sens de celle-ci face à la folie des hommes. Outre des rééditions permanentes depuis bientôt vingt ans qu’il s’est fait la malle, signe évident d’un manque persistant d’auteurs à sa hauteur sachant parler comme personne à ses lecteurs, il reste (notamment) un excitant Objet-Dard à son image, je veux dire à la taille monumentale !
Situé dans le parc de la médiathèque de sa ville natale, Bourgoin-Jallieu, ce n’est pas une pyramide, non, ni un obélisque, mais une stèle de deux mètres de haut sur près de six mètres de long en granit vert d’Afrique du Sud. Réalisée par le plasticien Bertrand Lavier, on y retrouve gravés (en rose, histoire de relativiser – ou de préciser – la chose) les titres des 174 San-Antonio de la saga (avec Bérurier, Pinaud, Berthe, Alfred, Marie-Marie, le Vieux, Jérémie Blanc, Mathias le Rouquemoute… et Félicie, bien sûr, la maman si chère et chérie du chéri de ces dames) parus en l’espace d’un demi-siècle.
174 titres précisément et non 175 comme on le dit souvent en comptant Céréales killer (2001), présenté à tort comme un ouvrage posthume, mais écrit en réalité par Patrice Dard, le digne rejeton de son Dabe. À défaut de pouvoir prolonger la vie de celui qui se demandait si la mort valait vraiment le coup d’être vécue, Patrice s’appliquera en effet à poursuivre la saga de son géniteur – avec bonheur – durant quinze ans, sous l’intitulé « Les nouvelles aventures de San-Antonio ». Elles paraîtront chez Fayard entre 2002 et 2016, jusqu’au Sentier de naguère où San-Antonio bouclera la boucle de son histoire personnelle en renouant avec ses origines. Vingt-huit titres au total, dont un « San-Antonissimu » explosif dans l’intervalle, Ça se Corse !, où San-Antonio, désireux de mener incognito une enquête dans l’Île de Beauté, choisira comme « couverture » la profession de « chroniqueur musical à Chorus », venu préparer sur place « un article sur le chant polyphonique » !
Après la référence à Paroles et Musique par Frédéric, celle de Patrice à Chorus (dont le commissaire se félicitait dans un autre roman de posséder la collection complète à côté de la Pléiade, attention les yeux !) était une jolie façon de refermer la boucle dardo-hidalgo-san-antonienne ouverte un jour de 1965 avec la visite à domicile du futur auteur de Baisse la pression, tu me les gonfles ! (1988) ; suivie bientôt de la création du Club San-Antonio… dont Frédéric serait le président d’honneur et Patrice un membre fort actif !
Mais « le passé est un œuf sans germe : tout ce qu’on peut en tirer, c’est une omelette ! […], la vie, c’est au présent, rien qu’au présent. Il ne faut pas être désespéré, et encore moins optimiste », assurait celui qui se fichait de la postérité comme de sa première communion. Surtout, déplorait-il avec humour, qu’« il faut mourir pour mesurer pleinement son degré de popularité », avant d’ajouter plus sérieusement : « Les écrits s’en vont, les morts restent. »Et pourtant, la saga et sa smala, hein ! Une planète à part, unique et solitaire dans la galaxie littéraire contemporaine, œuvre d’un démiurge nommé Frédéric Dard, bourreau de travail et génie d’écriture (dix mille néologismes recensés !), et pourtant « un modeste », aurait dit Brassens, un vrai de vrai, j’en atteste ! « On ne meurt pas riche de ce qu’on a fait, confessait-il, on meurt pauvre de ce que l’on n’a pas fait... »
Et pourtant, ce qu’il a fait ! Ce qu’il nous laisse ! Cet univers plus fertile que la Beauce… Et puis Béru et son bon sens populaire, réincarnation de Sancho Pança (et bien sûr de Gargantua), flanqué de son Don Quichotte à lui, San-Antonio, héros et auteur en même temps qu’il fait bon retrouver comme un ami d’enfance, lire et relire pour rire encore et encore… « Ceux qui ne me lisent pas sur ordonnance, je leur fais la bise. Je leur promets qu’on ne se quittera plus. On vieillira ensemble, on s’étiolera de conserve, on craquellera en chœur. On fera de l’humus en couronne ! On deviendra engrais azoté la main dans la main ! »
Fraternel jusqu’au bout du bout, Frédéric, jusqu’au monde d’outre-tombe. Modeste… et libre. Libéré des conventions, des idées reçues et des ressentiments – excepté un seul : « Ma xénophobie ne s’exerce que contre les cons, car ce sont eux les véritables étrangers de l’existence » ! Un homme libre sa vie durant et en toutes circonstances. À l’instar, cette fois, d’un Cyrano de Bergerac… « Calculer, avoir peur, être blême / Préférer faire une visite qu’un poème / […] Non, merci ! non, merci ! non, merci !Mais... chanter / Rêver, rire, passer, être seul, être libre... » Où l’on en revient au Club des natifs du premier avril*, tous et toutes « tout ouïe, comme un poisson hors de l’eau. »
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*Le premier avril 1888, vingt ans jour pour jour après sa naissance, le futur auteur de Cyrano de Bergerac fondait avec son ami Maurice Froyez le Club des natifs du premier avril, dont les statuts stipulent que « ses membres jouiront à vie du privilège d’entrer gratuitement dans tous les établissements publics, opéras, théâtres, champs de course et maisons closes, de pouvoir rire aux enterrements afin de les rendre moins sinistres, de bénéficier à leur naissance du parrainage du chef de l’État et, en outre, de se voir attribuer un appartement de fonction dans un des Palais nationaux, résidence pourvue de tout le confort souhaitable et d’une domesticité jeune, accorte et complaisante. »
La « morale » de tout ça ? Simple confirmation, en fait, de ce qu’il savait déjà au moment d’écrire les tout derniers mots de sa vie (« Je suis sans nouvelles de moi… »), à savoir que « le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants ». Rien d’autre à ajouter. Si ce n’est ce devoir auquel le Grand Connétable de la San-Antoniaiserie ne saurait déroger, ne sachant que trop combien « la vie est grise, avec tous ces gens consternés ressemblant à des parapluies en train de sécher », qui ont « moins d’humour qu’un corbillard en panne » ; peut-être, allez savoir, parce que leur « hall d’entrée est aussi désert que le pantalon d’un membre de l’Institut »… Le devoir, disais-je, de laisser le mot de la fin à San-Antonio himself*. Pour dire son bonheur, « par les temps qui se traînent, de pouvoir san-antoniaiser » à loisir, n’en déplaise aux grincheux, ès-spécialistes en mauvaise humeur :
« Y a des tas de pisse-chagrins, d’empêcheurs de peloter en rond, d’affligés de l’entresol, d’invertébrés de la membrane, de tourmentés de la coiffe, de consternés, de mortifiés, de refoulés, d’éduqués, de subjonctifiés, d’engrisaillés, de documentés, de blasonnés, de cloisonnés, de sentencieux, de puristes, d’apostoliques romains, de chagrins, de pas malins, de bilieux, de végétariens, de jamais rien, de grammairiens, des tas de comtes, des tas de jaloux, de poux, de hiboux, de genoux, de choux aigres, des qui disent que le français est le peuple le plus spirituel de la terre, des qui le croient, des qui prennent leurs cellules grises pour le clapier de l’intelligence, des qui se font amidonner la hure pour être sûrs de ne pas rire d’un rien, […] des qui ont des fers à repasser la morale dans le tiroir de leur kangourou, des qui ont des tronches de carême et de mi-carême, des qui mobilisent, des qui immobilisent, des qui prophétisent, des qui bêtisent… et quelques autres encore, prétendent que ma prose n’est pas orthodoxe. Ces petits popes de la syntaxe, ces pépiniéristes du style réprouvent le gras langage de Bérurier et mon esprit libertin. C’est leur droit. Ce que je leur reproche, c’est de prétendre que c’est aussi leur devoir ! […]
« J’écris relax, j’écris facile, c’est vrai, et puis, au fait, je n’écris pas, je me contente de mettre du poil à gratter sur le quotidien défraîchi. Je suis le bicarbonate de soude de la littérature et c’est à ce titre-là que je soulage. Allons, allons, cessez de vous prendre au sérieux et laissez-vous aller dans la tarte à la crème, les gars ! En vérité, je vous le dis, quand ça ne carbure pas, mettez le nez dans du San-Antonio et faites-le en vous disant que si c’est de la chose… eh bien, ça vous portera p’t’être bonheur ! »
PS. Cet article est dédié affectueusement à toute la famille Dard, ainsi qu’à la mémoire d’Odette Cuene-Grandidier (née Damaisin), décédée le 11 novembre dernier à l’âge de 95 ans, qui avait partagé la vie de Frédéric de 1942 à 1965 et avait eu deux enfants avec lui, Élisabeth (†) et Patrice. Avec tous mes souhaits, d’autre part, d’excellent anniversaire et de longue vie à mon aîné Marcel Amont... qui fut le premier artiste solo que mes parents m’emmenèrent voir sur scène (juste avant ou juste après, je ne sais plus exactement, Les Compagnons... de la Chanson !) : soixante-dix ans de carrière, quand même... Mais toujours le même âge, de 38 à 42 ans seulement, pour San-Antonio entre 1949 et aujourd’hui ! Les héros sont immortels !
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*Un document exceptionnel (extrait du Déconorama de San-Antonio, 30 cm Polydor) à écouter sur ce blog dans « San-Antonio fait chorus », où l’on peut entendre aussi Bourvil chanter La Marche des matelassiers de Bérurier et Félix Marten interpréter San-Antonio.
NB. Quelques précisions à propos des vidéos insérées ici, dans l’ordre chronologique : 1) le 30 novembre 1984, reçu par Bernard Pivot dans son émission Apostrophes, Frédéric Dard présentait Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches, ouvrage (que je considère comme son chef-d’œuvre) qu’il avait interrompu en cours d’écriture, assez longtemps, après que la réalité (l’enlèvement de sa fille Joséphine) avait brusquement rejoint la fiction ; 2) le 8 novembre 1985, Frédéric Dard évoquait l’histoire de San-Antonio et son évolution (archives Ina) ; 3) le 20 juin 1992, Frédéric Dard répondait à Frédéric Dard dans l’émission Tout le monde en parle de Thierry Ardisson, auteur des questions ; 4) dans les années 1990, avec la complicité de Jean-Louis Foulquier qui le recevait à la radio (dans une fausse émission !), Frédéric Dard était piégé par Patrick Sébastien pour son Grand bluff télévisé ; 5) dans une émission précédente, Patrick Sébastien avait mis en scène un B(r)ouillon de culture très particulier, avec Carlos et Jacky Sardou incarnant Bérurier et son épouse Berthe, tandis que Pierre Perret se glissait dans la peau de Bernard Pivot ; 6) le 27 avril 1999, Olivier Barrot présentait Ceci est une pipe, 172e (et non 173e) San-Antonio, ainsi que la biographie de François Rivière (Frédéric Dard ou la vie privée de San-Antonio), récemment parus dans son émission Un livre, un jour ; 7 et 8) trois bonnes raisons de lire San-Antonio et par quel roman commencer ? Des questions auxquelles répond ici Éric Bouhier, l’auteur du Dictionnaire amoureux de San-Antonio (Plon, 2017) ; 9) enfin, la chanson Félicie (1969, Barclay) est évidemment un hommage rendu à la maman du commissaire San-Antonio par Henri Tachan, inconditionnel de l’écrivain et ami de Frédéric Dard.
ADRESSES UTILES (et des plus recommandables) :
Le Monde de San-Antonio, la revue (n° 1, été 1997) ; dernier numéro en date : n° 88 (printemps 2019) – « Les Amis de San-Antonio », l’association – « Tout Dard », le site sans doute le plus complet et documenté. Une revue, une association et un site qui sont une mine d’or pour qui s’intéresse à l’univers de San-Antonio et à partir desquels on peut accéder à d’autres sites, pages et groupes sur Facebook qui contribuent avec bonheur à maintenir vivante l’œuvre immense de Frédéric Dard, que l’on n’a certes pas fini d’explorer comme elle le mérite. D'aucuns, fort savants en la matière, s’appliquent d’ailleurs à le faire avec talent et passion à travers Les Cahiers Frédéric Dard, réalisés sous la direction d'Hugues Galli, Thierry Gautier et Dominique Jeannerod : deux tomes déjà parus, extrêmement fouillés (241 et 293 pages), autour d’un dossier thématique : L'Enfance, tome 1 (2017) et L’Humour, tome 2 (2018), en attendant le troisième cette année.