Mille cœurs debout
Nous l’avions annoncé (en commentaire de « Ballade en mer Rouge ») : quelques jours après la catastrophe, les chanteurs et musiciens de la « scène catalane » avaient décidé de se réunir pour récolter des fonds destinés à venir en aide, via l’Unicef, aux enfants d’Haïti, lors d’une grande soirée musicale. Nous y étions pour vous… en exclusivité nationale.
Paris n’est pas la France. Les Français ne sont pas tous parisiens. Et les artistes non plus qui n’ont pas besoin de « monter » à la capitale, ni de se trouver sous les feux des projecteurs, pour agir et faire preuve de générosité… Ainsi, ce samedi 6 février, c’est à Perpignan, chef-lieu du département des Pyrénées-Orientales, qu’il fallait être pour soutenir Haïti quand on aime la chanson vivante. C’est à Perpignan que fleurissait L’Espoir sinon de changer le monde du moins de contribuer à panser ses plaies. Plus précisément à la Casa Musicale, une salle de quartier faisant partie d’un complexe voué aux « cultures populaires ».
À l’affiche, parmi laquelle un certain Cali, une douzaine d’artistes et de groupes… de tous genres musicaux – à l’instar de Raph Dumas, l’une des chevilles ouvrières de la manifestation, DJ régionalement bien connu et musicien multicartes qui collabore aussi bien avec le groupe rock des Primaveras qu’avec l’inventif et inclassable Pascal Comelade. On se réjouissait d’ailleurs de les découvrir ensemble sur scène, mais souffrant, Comelade a dû déclarer forfait. Une défection de dernière heure qui n’empêchait pas la soirée de rester on ne peut plus attrayante. Enfin, la soirée… Disons plutôt le marathon, puisque ce « Concert de solidarité pour Haïti » a débuté à 17 h 30 pour s’achever seulement vers une heure du matin ! Mais intelligemment, afin d’éviter tout risque d’overdose, organisateurs et artistes s’étaient entendus pour limiter chaque prestation, quelle que soit la notoriété de son auteur, à trente minutes.
Ainsi, Cali, qui vit non loin de la capitale du Roussillon, s’est tenu à la règle, sans jouer les vedettes, sans tirer la couverture à lui, tout en étant présent sur place de bout en bout. En début d’après-midi, il nous confiait en coulisses, aux trois anciens de Chorus présents à la Casa Musicale (Mauricette Hidalgo, Michel Trihoreau – notre propre « régional de l’étape » – et votre serviteur ex-rédacteur en chef désormais blogueur en liberté et heureux de l’être, vu les retours dont vous nous faites l’amitié de nous gratifier), son grand plaisir d’être là : « Au-delà du but recherché, c’est une journée historique pour nous, les artistes catalans, car nous n’avons jamais l’occasion de nous retrouver ainsi, et aussi nombreux. » Ce qualificatif allait du reste être repris le lendemain dans le quotidien régional, L’Indépendant (« Car c’était très certainement historique de pouvoir dans une seule soirée croiser autant d’artistes »), qui soulignait à juste titre que « c’était aussi l’occasion de prendre conscience du nombre de talents qui vivent à côté de chez nous ».
En effet. Sans les citer tous, une bonne moitié d’entre eux ne débordant pas (pour l’instant) du paysage musical purement catalan (Nilco, Kanélé, Tékaméli…), d’autres ont franchi depuis un certain temps déjà les barrières les séparant du pays d’Oïl. Trois en particulier : native de Narbonne, Stéphanie Lignon, qui vient de sortir son second album, Transfert, s’inscrit dans une famille d’inspiration proche d’une Michèle Bernard ou d’une Anne Sylvestre (poésie, humour et tendresse) qui, d’ailleurs, ne tarit pas d’éloge à son sujet. On le comprend en la découvrant seule à la guitare sèche, aussi charmante que battante et stoïque dans une configuration peu appropriée à l’écoute attentive de la chanson et surtout face à des conditions techniques approximatives (c’est le revers de la médaille, parfois, de ce genre d’opération où tout le monde est bénévole et où le temps de préparation technique fait défaut en amont).
Davy Kilembé, père zaïrois, mère espagnole mais catalan de sol, d’âme et de cœur ensoleillés, a multiplié les rencontres (celles d’Astaffort ou du Chantier des Francofolies), accumulé les prix dans les concours et autres tremplins, et s’apprête à sortir ce printemps son troisième album. Multi-instrumentiste, il passe des guitares à la calebasse (!) avec une belle décontraction et des chansons percutantes, satiriques parfois, finement écrites toujours.
Renaud Papillon Paravel, artiste chevronné et imposant dans tous les sens du terme, est surtout inclassable, tant côté paroles que musiques : chanteur, diseur, slammeur, flirtant avec toutes sortes de sons, il nous embarque dans un univers atypique, parfois déroutant mais dont la visite s’avère passionnante. Venant de Toulouse (mais né en Suisse !), Renaud a choisi de vivre, d’écrire et de composer en pays catalan : son quatrième album (le premier remonte à 2001) est annoncé pour avril prochain.
L’Estaca
Arrive Cali. Il est 22 heures. Cela fait quatre heures et demie que les festivités ont démarré. La Casa Musicale est pleine à craquer : environ mille personnes (debout) qui vont et viennent entre la salle et la cour (mouvement incessant dont les artistes doivent s’accommoder…) où sont installés différents stands, de restauration notamment (il faut tenir la distance !), au profit de l’Unicef. À l’extérieur de cette enceinte de locaux culturels (« L’Arsenal »), une foule importante patiente dans l’espoir de pouvoir rentrer au fur et à mesure que d’autres s’en vont. Forcément, c’est au compte-gouttes.
Cali est là, chemise et pantalon noirs. Le public exulte, saluant en lui autant l’artiste qu’il est devenu, l’un des principaux représentants actuels de la chanson francophone, toutes générations confondues, que le voisin qu’on croise régulièrement ici où là dans les environs de Perpignan. Il arrive seul sur scène, sans instrument. Va-t-il chanter a cappella ? Non, car il a décidé de la jouer vraiment collectif : c’est LA surprise de la soirée. La Cobla Mil.lenaria qui l’a précédé (un groupe instrumental composé d’une bonne quinzaine de musiciens, de deux choristes et d’un chef d’orchestre particulièrement habité) se scinde en deux. S’en vont les cordes, percussions et choristes pour laisser place aux seuls cuivres, une dizaine quand même… et c’est au son des trompettes, saxophones et autres clarinettes (on est ici en terre de sardane) que Cali se lance dans une interprétation inattendue, et à faire se lever le poil sur la peau, de L’Estaca, la fameuse et magnifique chanson de Lluís Llach !
Une surprise… et une évidence à la fois vu la parenté d’esprit entre le Catalan du Nord et celui du Sud. Écrite sous le franquisme et devenue hymne populaire par la grâce de son texte subtil, métaphorique, de sa mélodie qui vous emporte immanquablement, et au final de sa force de conviction exceptionnelle, L’Estaca (Le Pieu), dirait Paco Ibañez, reste aujourd’hui une arme chargée de futur. Surtout chantée en v.o., s’il vous plaît, et reprise de même par la salle... Le grand frisson, vous dis-je !
C’est quand le bonheur ?
Rien que pour ce moment, une dizaine de minutes où le chanteur, les musiciens et les spectateurs communient dans la beauté d’une chanson et l’espoir d’une vie meilleure, le déplacement valait la peine. Le temps que la Cobla s’éclipse, et voilà Cali, guitare sèche en mains, qui attaque justement L’Espoir. Pas celui de Léo, même si là encore on reste en famille, non, le sien : la chanson éponyme de son dernier album. Dans la sobriété la plus totale, dépouillement admirable après le délire somptueux des cuivres… Suit Elle m’a dit, toujours en guitare-voix, et puis Cali appelle deux musiciens : son fidèle Julien Lebart aux claviers, « grande pointure », dirait Souchon, et l’excellent Patrick Félicès à la basse qui accompagne aussi Renaud Papillon Paravel.
Trois chansons encore : Dolorosa ; l’incontournable C’est quand le bonheur ? et pour le coup, le bonheur, c’est ici et maintenant. Ou plus exactement dans le dernier titre, repris en chœur par le public et prenant pour l’occasion, la solidarité envers Haïti, une résonance inédite et on ne peut plus appropriée. C’est Mille cœurs debout, bien sûr, au propre comme au figuré. Un de ces instants fugaces, un de plus, de beauté et d’émotion, comme seule la chanson vivante est capable d’en générer.
Voilà. Rien d’autre ou presque à ajouter. Nous tenions simplement à vous faire partager, aussi difficile que cela puisse être, un peu de cette soirée où, comme des diamants délivrés de leur gangue, des moments magiques ont brusquement émergé. Finalement, vers une heure du matin, tous les artistes sont remontés sur scène, rejoignant le dernier groupe, Les 100 gr de tête (!), pour reprendre ensemble le célèbre standard de reggae Fifty-Four Forty-Six, That’s My Number (54-46, c’est mon numéro). Ce 6 février, mon numéro à moi, celui de Si ça vous chante, c’était le Sixty-Six. Département 66 !