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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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5 décembre 2010 7 05 /12 /décembre /2010 18:04

L’utopie… ou la mort ?

  

« Si tous les gars du monde » faisaient chorus… Les « Chansons autour du monde » (Songs Around The World) du mouvement Playing For Change : Peace Through Music (« Jouer pour le changement : la paix à travers la musique »)… L’esprit qui anime ces pages (commentaires inclus : allez-y voir, on y parle d’utopie comme seule solution d’avenir, seul remède possible à un monde en déconfiture) est récurrent dans la chanson vivante, quel que soit son langage. Souvenez-vous par exemple de Give Peace A Chance (« Donnez une chance à la paix ») ou bien sûr d’Imagine (« …le monde entier / Vivant le moment présent / Vivant dans la paix / Partageant la planète entière »), d’un certain John Lennon… assassiné il y a exactement trente ans.

 

 

  « John Winston Ono Lennon, dit John Lennon (Liverpool, 9 octobre 1940 ; New York, 8 décembre 1980), auteur-compositeur-interprète. D’abord avec le groupe The Beatles, groupe phare des années 1960 et de la culture pop/rock (voir « Édith et John » dans ce blog avec les séances épiques d’enregistrement de Help…) ; puis en solo, période ponctuée de plusieurs albums (dont le célèbre Imagine) et marquée par ses actions en faveur de la paix avec sa compagne Yoko Ono. » Voilà, de façon (très) succincte, comment l’on pourrait résumer l’histoire professionnelle de cet artiste majeur. L’histoire de l’empreinte qu’il laisse dans la chanson comme dans l’esprit des hommes (et des femmes) de bonne volonté, elle, n’a pas fini de s’écrire.

On se contentera donc de lui rendre hommage à travers quelques vidéos éloquentes. D’abord, l’annonce de sa disparition (ici, au JT d’Antenne 2 du 9 décembre 1980) qui plongeait dans la stupeur des centaines de millions d’amateurs de chanson. Pour notre part, nous venions de sortir le dernier numéro de la première année d’existence de Paroles et Musique, le « mensuel de la chanson vivante » qui, pour se consacrer prioritairement à l’actualité, au patrimoine et aux lendemains qui chantent de l’espace francophone, n’allait pas faire l’économie d’un hommage à cette icône de la chanson anglophone dans le numéro suivant. Mais comment apporter quelque chose d’original, un mois plus tard, après le déferlement médiatique que l’on… imagine ? En choisissant, comme le ferait intelligemment notre ami et collaborateur Jacques Vassal, de relier John Lennon à la tradition du folk-song, pointant précisément en lui un guitar-hero de la classe populaire (cf. sa chanson Working Class Hero de 1970).

 

 

Défendant depuis toujours l’idée que la chanson est une chaîne sans fin, dont chaque artiste est un maillon par définition aussi indispensable que celui qui le précède ou qui le suit (même s’il existe indubitablement des maillons plus brillants que d’autres !), conforté en cela par des conversations sur la chanson avec Jean-Roger Caussimon (la métaphore de la chaîne est de lui) et Gilles Vigneault, la découverte de passerelles entre les artistes (de quelque genre musical, langue, frontière ou époque soient-ils) me réjouit à chaque fois. C’est en effet le signe que la chanson est vraiment l’expression artistique (pour ne pas dire l’art – sacré Gainsbarre ! –, même si pour moi la chose n’a jamais souffert de discussion, ne pouvant en aucun cas être moins qu’un art, étant de fait la synthèse de plusieurs arts reconnus comme majeurs : poésie, musique, théâtre, voire danse… et donc l’art majeur par excellence !) la plus chargée d’humanité immédiate. Capable de faire éprouver simultanément la même émotion (cf. Quand les hommes vivront d’amour, en août 1974, sur les Plaines d’Abraham, à Québec…) ou de relier les hommes entre eux à travers le temps et l’espace.

Autre spécificité insigne : elle n’a quasiment besoin de rien, d’aucun matériel sophistiqué pour exister, à peine d’un instrument (quoi de plus beau et plus émouvant qu’une chanson reprise en chœur et a cappella ?), et se contente le plus souvent, pour sa diffusion, du bouche à oreille. Comme le montre par exemple Le Temps des cerises, sans doute la chanson la plus populaire de l’Histoire de France. Car on ne peut pas dire qu’elle soit le fruit de faiseurs ou de producteurs à but lucratif, ni qu’à sa création elle fut matraquée par des médias intéressés directement (ou indirectement par l’audience suscitée : « ici, m’avait-on expliqué dans les années 80, à l’avènement des FM musicales, on a pour consigne de ne diffuser que ce qui plaît au public » !) aux bénéfices. C’est là toute la définition de la « chanson vivante », celle qui aura guidé toute ma « carrière » comme on part en quête de l’inaccessible étoile. Ainsi, j’aime bien qu’à trois décennies d’intervalle John Lennon et l’équipe de Playing For Change : Peace Through Music aient montré une même prédilection pour cette belle chanson qu’est Stand By Me

   

 

Il est d’ailleurs probable que ladite équipe se soit inspirée de la première chanson que Lennon a écrite en solo (en 1969), au moment de mettre en pratique leur gageure à travers le monde (voir « Prends le chorus » du 29 novembre dernier). De Peace Through Music à Give Peace A Chance, il n’y a en effet qu’un pas. Mêmes vibrations humanistes. « Tout ce que nous disons, c’est : donnez une chance à la paix ! » Une autre manière de chanter, à l’instar de Paco Ibañez, que « la poésie est une arme chargée de futur ». C’était la grande époque de « Faites l’amour, pas la guerre ! » Quelle meilleure façon pour John, avec Yoko auprès de lui, de faire passer le message qu’en donnant une conférence de presse dans son lit…

 

   

Dépassé, le mouvement pacifiste ? Périmé le slogan Make Love Not War ? Trop relié à la Guerre du Vietnam ?... Allons donc ! C’est comme si l’on voulait nous faire croire que l’Irak et l’Afghanistan, aujourd’hui, étaient des opérations de maintien de la paix, en oubliant les intérêts financiers sous-jacents… Qui cela trompe-t-il encore ? Baisse la pression (de pétrole ou de gaz), dirait San-Antonio, tu me les gonfles ! Alors que les mêmes laudateurs de la Liberté (de faire du fric) s’assoient gaiement sur les droits de l’homme les plus élémentaires quand il y a des contrats juteux à la clé. Jean Rostand, réveille-toi, ils sont devenus fous !

Trente ans après d’ailleurs, en 2008 plus précisément, Paul McCartney a montré combien le sujet restait d’actualité. Cet été-là, sur les fameuses Plaines d’Abraham, théâtre final du conflit entre troupes royales anglaises et françaises qui scella le sort de la Nouvelle-France (« Je me souviens »…), il donna un concert inoubliable sous les étoiles, le long du Saint-Laurent où à quelques encablures se détachait l’île d’Orléans du roi Félix. Et que croyez-vous qu’il chanta, en hommage à son ami John ? Après A Day In The Life, signée Lennon et McCartney en 1967, ce fut bel et bien Give Peace A Chance, reprise en chœur par cent mille francophones au diapason. Tous et toutes, à ce moment-là, « Citoyens du Monde »… Comme jadis Jean-Roger Caussimon, comme aujourd’hui Gilbert Laffaille et tant d’autres dont votre serviteur.

   

   

Alors, « Imagine qu’il n’y ait pas de paradis / C’est facile si tu essaies / Pas d’enfer en dessous de nous / Au-dessus seulement le ciel / Imagine le monde entier / Vivant le moment présent. » Oui, « Imagine qu’il n'y ait plus de pays / […] Aucun emblème pour lequel tuer ou mourir / Et aucune religion non plus / Imagine le monde entier / Vivant dans la paix. » Imagine un autre monde où quelques centaines de rats du Cac40 et autres valets de la finance assoiffés de pouvoir ne régiraient plus la vie quotidienne de milliards d’être humains : « Plus besoin d’avidité ou de famine / Une fraternité entre hommes… »

   

   

« Imagine le monde entier / Partageant la planète entière ».
Naïveté ? Utopie ? demandé-je dans « Prends le chorus ».
Tu te dis que je suis un rêveur ?... Que je ne suis qu’un rêveur !
Peut-être bien, mais je ne suis pas le seul ; j’espère qu’un jour tu nous rejoindras et que le monde entier ne fera qu’un… « You may say I’m a dreamer / But I’m not the only one / I hope some day you’ll join us / And the world will live as one. »

L’utopie ou la mort ? Non : l’utopie ET la vie !

 

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23 août 2010 1 23 /08 /août /2010 20:18

L’écrivain de marine

 

Le 17 juillet dernier disparaissait Bernard Giraudeau, à l’âge de 63 ans. Les médias se sont aussitôt et largement fait l’écho de l’émotion générale, tant ce comédien-metteur en scène, également grand voyageur et ardent défenseur des droits de l’Homme à travers le monde (quitte parfois à se faire expulser), était apprécié. Le professionnel mais aussi l’être humain, surtout depuis qu’il avait choisi de rendre public son cancer – face auquel il a montré un courage extrême, dix ans durant – pour mener avec d’autant plus de force et de crédibilité son combat de sensibilisation de l’opinion et des pouvoirs publics. On me permettra d’ajouter à ces hommages mérités (mais parfois un peu convenus) quelques souvenirs et commentaires personnels (sait-on qu’à ses débuts sur scène, ce natif de La Rochelle se fit chanteur dans une comédie musicale ?) sur cet artiste tout-terrain qui, comme le dit la chanson, était juste… quelqu’un de bien.  

 

 

Ces mots de la chanson de Kent, popularisée par Enzo Enzo, Juste quelqu’un de bien, se sont imposés à moi, spontanément, quand j’ai appris la mort de Bernard Giraudeau. À la peine qu’on fait sienne chaque fois que la Camarde choisit de nous priver, précisément, de quelqu’un de bien, s’est ajouté un vif regret personnel : celui de n’avoir pas pu le rencontrer depuis mon séjour dans la corne de l’Afrique en janvier dernier (voir « Ballade en mer Rouge »). Je m’étais en effet promis de lui donner des nouvelles récentes d’un ami mien (retrouvé sur place après trente ans à voguer sur l’océan sans fin du mot et de la note entrelacés) qui lui servit de guide à Djibouti fin 2005-début 2006, de lui montrer des photos prises ensemble, de converser avec lui de Rimbaud et Monfreid, de parler chanson bien sûr… et surtout de lui dire mon admiration pour l’écrivain magnifique qu’il était devenu. 

 

 

À toutes ses facettes d’homme de scène et de cinéma qu’on connaît bien (souvenez-vous de son rôle en 1984 dans Rue Barbare, de Gilles Béhat (avec cette chanson de Lavilliers qui lui allait si bien : « Je prends la tangente / Y a p’t’être un ailleurs ? / Un accord majeur / Plus loin du malheur / Partir… »), il avait en effet ajouté ces dernières années celle d’écrivain à la plume océane. Le Marin à l’ancre en 2001, Les Hommes à terre en 2004, Les Dames de nage en 2007 – des titres éloquents (tous aux Éditions Métailié) rappelant l’adolescent qu’il fut à La Rochelle, épris d’ailleurs lointains, qui n’hésita pas à s’engager à 16 ans (père absent et air du large aidant) dans la marine nationale – et surtout, surtout, en 2009, Cher amour qui lui valut la reconnaissance unanime de la critique… et le Prix Pierre Mac Orlan.

Un livre où il raconte, enfant émerveillé de London, Conrad, Melville et autres Kessel ou Hugo Pratt (mais avec un réalisme brut et une lucidité sans concession sous une écriture de velours), ses voyages récents en Amérique latine, en Asie et à Djibouti, que d’aucuns, dans les médias, estimèrent imaginaires. Je savais bien, moi, subjugué en juin 2009 par son sublime récit sur Djibouti, qu’il ne faisait que retranscrire la réalité, sous le filtre littéraire du « roman ». Ses lignes sur le lac Assal, le Goubet, Tadjoura, Rimbaud, Obock, Monfreid, le drame de l’infibulation aussi… résonnèrent si profondément en moi qu’elles me donnèrent l’envie de poursuivre le dialogue en direct avec l’auteur, sans savoir encore que mes pas s’inscriraient bientôt à nouveau dans les siens, comme une trentaine d’années plus tôt, dix ans déjà après lui… Mais, chaque chose en son temps, reprenons par le commencement.

 

Attention fragile

Deux tours du monde sur la Jeanne d’Arc, entre 18 et 20 ans (dont une première escale à Djibouti), et quelques petits métiers plus tard, Bernard s’inscrit au Conservatoire national d’art dramatique de Paris. Un premier prix en poche, il joue Arrabal, Kleist et Giraudoux au théâtre, incarne à l’écran le fils de Jean Gabin (Maintenant je sais…) dans Deux hommes dans la ville (1973), de José Giovanni. Cinéma et théâtre, théâtre et cinéma, il n’arrêtera plus. La chanson pourtant, qu’il adore, le taraude, le tente si fort qu’il va jusqu’à y céder via une comédie musicale qu’il adapte et joue avec sa compagne Anny Duperey en 1977 à Paris, au Théâtre Saint-Georges (et en 1978 en tournée en France, en Belgique et en Suisse), Attention fragile.

Un beau spectacle, alliant chant, danse et comédie, dont il ne reste que peu de chose aujourd’hui (le 33 tours éponyme sorti en 1978 est sûrement introuvable), si ce n’est un court reportage réalisé à l’époque par le JT* de la première chaîne de télévision française : on y voit Anny et Bernard en répétitions, travaillant un pas de danse, chantant en solo ou en duo, et parlant de leur complicité, de leur exigence mutuelle et des difficultés rencontrées pour monter ce spectacle. Je vous invite à visionner ici ce document aussi instructif que passionnant. Car qui se souvient (sauf bien sûr les heureux spectateurs d’Attention fragile) que Bernard Giraudeau s’était ainsi essayé à la chanson ?

 

 

Vingt ans après ou presque, en 1996, l’acteur étant devenu metteur en scène de cinéma avec Les Caprices du fleuve, superbe réussite sur tous les plans (notamment pour son message humaniste et sa beauté formelle), j’avais demandé à notre regretté collaborateur François-Régis Barbry de lui consacrer une « Mémoire qui chante » (la rubrique de Chorus qui permettait de montrer que la chanson concerne absolument tout le monde, à tout âge de la vie, quelque fonction sociale qu’on exerce), et voici ce que Bernard Giraudeau avait répondu à la question « vous avez chanté vous-même ? » : « Oui, dans une comédie musicale que j’ai jouée avec Anny Duperey, Attention fragile, qui était une sorte de fresque sur la vie d’un couple, de la rencontre jusqu’aux vieux jours. J’ai pris des cours (de chant) avec Jean Lumière, mais je ne suis pas un bon chanteur. À l’expérience, je me suis aperçu que chanter est un vrai métier auquel il faut accorder tout son temps et toutes ses forces si on veut parvenir à quelque chose. Et puis il faut être doué ! En l’occurrence, je le suis plus comme auditeur que comme praticien. »

Perfectionniste, Giraudeau était sans doute trop dur avec lui-même, ou simplement trop modeste. Ce fut en tout cas la croisée des chemins pour cet artiste-né, amoureux de la musique. Pour celle de son film qui se déroulait au XVIIIe siècle, en « SénéGambie », voici ce qu’il nous confiait alors [cf. Chorus 16, été 1996] : « J’avais imaginé mon clavecin au bord du fleuve, le théorbe marié à la kora, la voix du contre-ténor enveloppée du chant des femmes et des plaintes d’esclaves étouffées par le ressac. René-Marc Bini [le compositeur] a précédé l’aventure, composant ce que je rêvais d’entendre… La musique est ainsi qu’elle nous lie. »

Et à notre collaborateur qui s’étonnait du culot de placer sur un pied d’égalité le clavecin de Couperin et les tambours mandingues, il expliquait : « C’est tout l’intérêt du regard que nous pouvons porter aujourd’hui sur un tel sujet : la tolérance de la différence et, même, de la fusion possible entre des éléments qu’on croyait naguère contradictoires… Écoutez ce que l’on parvient à faire aujourd’hui dans ce que l’on appelle la world music. Loin de moi l’idée d’affirmer que toutes les tentatives sont réussies, mais certains musiciens sont parvenus à de véritables chefs-d’œuvre. L’audace du compositeur René-Marc Bini participe de cette création à l’échelle du monde et du grand répertoire : violon ou balafon ? Violon ET balafon ! Vive le métissage ! »

Que disais-je, déjà, en début d’article ? Juste quelqu’un de bien… 

 

 

Sans avoir bénéficié de la moindre éducation musicale, Bernard fit preuve assez tôt de goûts musicaux aussi larges que pertinents : « J’ai été fasciné par les voix du bout du monde, celles des Philippines, et aussi par la musique des Andes : la kena et le charango ont pour moi la magie du voyage immédiat. » Beatles et Stones, « bien sûr » côté anglo-saxon, Bix Beiderbecke versant jazz… Et la chanson française ? « Je ne vais pas briller par l’originalité, avouait-il, mais je possède en moi un profond attachement pour les supergrands que sont Jacques Brel, Léo Ferré ou Georges Brassens. »

 

Giraudeau_chorus.jpg

 

Peut-être, notait François-Régis Barbry, parce que, déjà attiré par le verbe et la scène, il y trouvait des répertoires bien écrits, proches de la poésie, et parfois du théâtre ? « Pas spécialement, précisait Giraudeau en connaisseur, la chanson est un genre à part, qui se suffit à lui-même… et n’a nul besoin de faire référence à la littérature ou au théâtre. C’est vrai que lorsque Ferré met une musique sur des vers d’Aragon et que cela donne Est-ce ainsi que les hommes vivent, on est à la fois devant un poème magnifique et une chanson remarquable. Mais quand Brassens interprétait Je suis un voyou, c’était du grand art. Et quand Renaud, aujourd’hui, reprend son répertoire, c’est toujours du grand art, ça n’a pas pris une ride.

« Et puis, poursuivait-il, il y a aussi le chanteur en scène. Lorsque Jacques Brel chantait, cela devenait une dramaturgie tout à fait saisissante. De l’homme déchiré de Ne me quitte pas au peintre naturaliste de Ces gens-là, quelle présence ! J’étais à l’Olympia le soir où il a créé Amsterdam : pouvait-on se douter, en pénétrant dans la salle, qu’il allait nous bouleverser autant avec cette chanson de colère, d’invective et de désespoir ? La puissance d’une chanson ! On pourrait en parler pendant des heures… » Les générations suivantes ? « Il y a chez Alain Souchon ou chez Michel Jonasz un véritable témoignage sur l’état d’esprit collectif de cette fin de siècle. Leur désillusion, leur ironie procèdent du regard intelligent qu’ils portent sur la vie actuelle. Ils remettent les choses à leur vraie dimension, avec talent. Et dans ce rap qui occupe tant nos enfants, il y a, chez MC Solaar, de vraies tentatives au niveau des textes, une création originale qui va plus loin, je crois, que les effets d’une simple mode… »

 

L’aventurier du verbe

Les textes, le sens, Bernard Giraudeau allait bientôt s’y adonner lui-même, s’y colleter de près, et plus seulement comme interprète : scénariste déjà, il se lançait totalement dans l’écriture au seuil du nouveau siècle avec les romans déjà cités, mais sans exclusive de genre. Sans frontières toujours : en 2002 il publiait pour la jeunesse Les Contes d’Humahuaca, puis en 2005 une nouvelle, Holl le marin, dans un ouvrage collectif (Nos marins) des « Écrivains de Marine » qu’il venait de rejoindre… juste avant d’embarquer pour une redécouverte – quarante ans après et sur le même navire ! – de Djibouti. « Vous ai-je annoncé que je venais d’être nommé écrivain de marine ? racontait-il à son Cher Amour (Éditions Métailié, mai 2009). C’est une étrange promotion pour un ex-quartier-maître mécanicien, je deviens capitaine de frégate. Assimilé, s’entend. J’ai la possibilité de naviguer, selon disponibilité, sur un navire de la marine nationale. J’ai une petite fierté que vous comprendrez, même si elle peut paraître enfantine. […] Je vais donc embarquer sur un navire avec lequel j’ai déjà fait deux fois le tour du monde. Il y a une place à bord pour moi entre Tunis et Djibouti. […] Douze jours avec des prolongations sur Djibouti qui est un peu le but de ce voyage. […] Cette fois je ne descends pas au poste 8. On m’accompagne là-haut, près du Pacha. Je veux dire le commandant. Quel privilège. Écrivain de marine, officier supérieur, pas si mal, madame. Capitaine de frégate littéraire, mais tout de même… »

 

Assal.jpg   

Dans « Ballade en mer Rouge », je vous parlais de la Porte des larmes, de Tadjoura la blanche, du poète d’Une Saison en enfer, du fabuleux lac Assal… dont je citais la description qu’en faisait un personnage de Fortune carrée. De tout cela, Bernard Giraudeau fit à son tour, après Monfreid, Kessel ou Albert Londres, des pages d’une beauté sublime. Jugez-en par ces quelques extraits : « Nous venons de passer le détroit de Bab El-Mandeb, la porte des larmes, bonjour le golfe d’Aden. Au loin Djibouti, des grues, de grands réservoirs, des montagnes pastel. Quarante ans après, c’est l’inconnu. […] Rimbaud et Monfreid ont écumé ce golfe et les lèvres du désert. J’attends mon tour pour aller voir les laves noires et le sel éblouissant, je vais marcher sur la blancheur des cristaux, retrouver des traces inutiles, voir où tu créchais, Arthur, et contempler ceux que tu as cloués aux poteaux de couleur. La tempête a béni mes éveils maritimes, plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots.

« […] Le lendemain, Emo m’attend devant la résidence, il est de ceux qu’une jeunesse curieuse a conduits ici et qui, tombés amoureux du pays, y sont restés. Racines fragiles qui avaient trouvé dans le sable apparemment stérile des Somalies de quoi faire pousser une autre vie. Emo a beaucoup d’histoires à raconter. Ce Français italo-grec connaît les plis du désert mieux qu’un Afar ceux du chalma des femmes. Il parle d’histoire, de géologie, d’un certain commandant Cousteau qu’il n’a pas trop apprécié, des gens d’ici, de cette terre qu’il aime et de cette beauté âpre qui le fascine toujours. »

Arrêt sur image à propos d’Emo. Notre ami Emo ! Comme Bernard s’adresse à Mme T. dans son ouvrage, je parlerai seulement d’Emo P. L’un des grands personnages de ce bout du monde oublié des dieux, à la beauté infernale (« 45° à l’ombre, m’avertit un jour Haroun Tazieff, crapahutant de concert avec lui vers un volcan nouveau-né, l’Ardoukoba, à deux pas d’Assal, sauf qu’il n’y a pas d’ombre »), dont il aura été toute sa vie un défricheur inlassable : Assal ? Il y a marché au fond, à plus de 150 m sous le niveau de la mer, en scaphandre, les pieds lestés de plomb dans une eau à 30 gr de sel par litre ! Les pistes actuelles du territoire (dont celle, devenue route nationale qui contourne le golfe et vit la caravane de Rimbaud quitter Tadjoura, avec ses fusils de contrebande, pour le royaume de Ménélik), c’est lui qui, la plupart du temps, les a tracées dans la lave, le sable, les oueds et la roche, à force de les sillonner. Les secrets de la mer Rouge ? Qui les connaît mieux que lui désormais ? Il a exploré tous les fonds, admiré toutes les merveilles, se faufilant parmi les requins curieux mais pacifiques ou nageant avec les dauphins et les majestueuses raies mantas, au large de ces îles où Monfreid cachait ses ballots de haschisch… Le livre d’Emo P., qui reste à écrire, serait le plus passionnant des romans d’aventures… vécues.

À la joie de nos retrouvailles s’ajouta chez lui le bonheur d’apprendre que Bernard Giraudeau avait publié un récit où il parlait de lui. Souvenirs complémentaires de ces jours et nuits passés avec le comédien-baroudeur, beaucoup de tendresse aussi et une admiration affichée devant sa volonté d’aller toujours de l’avant malgré la présence de compagnons impossibles à semer (« Chaque jour, il prenait une batterie de comprimés… »). Un message, enfin : « Il faut lui dire qu’on se connaît depuis longtemps, qu’on a souvent vadrouillé ensemble, il faut lui montrer nos photos de l’époque et celles d’aujourd’hui. Lui dire aussi que j’aimerais recevoir son livre… » Pour le livre, pas de problème, notre ami BBR, responsable du centre culturel Rimbaud, allait s’en charger. Pour le reste, j’ignorais évidemment que la Camarde s’empresserait à ce point de remplir son triste office. Bernard G. n’aura pas eu ce dernier signe d’amitié d’Emo P., il n’aura jamais vu ces photos, et je m’en veux, je suis sûr que ça lui aurait fait plaisir, j’aurais dû le joindre dès mon retour.

Emo, lui, a aujourd’hui bien plus que l’âge de la retraite – qu’il ne prendra qu’au jour de son ultime sortie – et accompagne toujours volontiers, comme un éternel gamin (tel Graeme Allwright, un temps « De passage » à Djibouti ainsi qu’Antoine le globe-flotteur, également ami de cette figure locale incontournable), sur terre ou sur mer, les hôtes de marque de ce pays, du moins ceux qui n’ont pas froid aux yeux. Le reste du temps, Emo P., secondé par son fils, le passe dans son atelier de la presqu’île du Héron à rafistoler des 4x4 ou des hors-bord : toujours sur la brèche, toujours les mains dans le cambouis, dans la vraie vie ; toujours prêt à prendre la piste ou à fendre la houle. On ne se refait pas.

 

Tadjoura.jpg   

« Djibouti, écrit plus loin Giraudeau, ce n’est pas Los Angeles, on en est vite sorti et c’est tout de suite Grand Bara, le désert comme une plage à marée basse. Piste cahoteuse qui se perd dans les dunes, oueds asséchés, antilopes comme la lumière, vives, émouvantes, les digs digs. Il n’y a plus de traces, rien. Emo n’a que de rares hésitations pour prendre le cap. Il rejoint des villages échoués sur des îlots sans rive. […] Embarquement pour Tadjoura sous un ciel de traîne mauve. Sous le sublime, le carnage. Des oiseaux s’affolent sur des bouillonnements, c’est la curée. Une chasse impitoyable. Les dauphins se régalent de sardines et les mouettes s’engueulent pour le partage. Les prédateurs de la mer sont au boulot. Je n’en ai jamais vu autant. Ils sautent dans le rougeoiement des vagues, traversent les arceaux de lumière, un instant suspendus, et retombent dans le blanc de l’écume, c’est presque insupportable de bonheur. Tadjoura la blanche en vue. […] Rimbaud a débarqué là. L’éternité c’est la mer mêlée au soleil, disait-il. Il est venu ici pour cela, peut-être. C’est comme sur la photo, un front de mer bordé de commerces aux façades décrépies et rendu à l’Afrique de l’Est, à l’aridité du désert. […] Pas de traces d’Arthur, rien, une masure sans preuve et pourtant il a vécu ici, le poète, reconverti dans le commerce et la contrebande. Peut-être avait-il médité sur ce que disait Flaubert, que la célébrité la plus complète ne vous assouvit point et que l’on meurt presque toujours dans l’incertitude de son propre nom à moins d’être un sot. Épictète fut sa dernière lecture : Si tu cherches à plaire te voilà déchu. »

Magnifique, non ? « Sous le sublime, le carnage » ! Giraudeau a hissé les voiles au seuil d’une seconde carrière de toute beauté. Écrivain de marine ? Promis au long cours (et au Goncourt ?), il restera à jamais un auteur fulgurant. Dans tous les sens du terme. Je cite à nouveau, tellement c’est beau. Presque plus que la réalité, aussi beau en tout cas et ce n’est pas peu dire. Le voici comme Kessel face au lac Assal, fasciné par ce diamant dans sa gangue : « Bientôt la banquise de sel ourlée de vert. Il y a des bandes de lave noires, un chaos de déchirures, un chantier gigantesque, guerre atomique, cendres, laves effritées, blocs en éboulis sombres, terre âpre, cristaux acérés de sel et de quartz, de mica et de schiste. Le lac est un œil grand ouvert, une immense pupille bleu marine, bordée d’un liseré émeraude et d’une paupière de neige, dans une orbite de cristaux enfoncée à cent cinquante mètres au-dessous du niveau de la mer. Étrangement beau et désolant. Impressions de crainte et d’éternité. […] Piste difficile dans ls croûtes effondrées. La pioche d’un géant fou a défoncé le sol pour un sublime spectacle, un autre monde. Le volcan Ardoukoba domine à la fois le lac Assal et la mer. L’inimaginable est dans cet acacia et l’herbe au creux de la lave, cette gazelle fauve qui se sauve dans le contre-jour avec une poussière de cendre sous les sabots. Il y a des vapeurs au-dessus des failles, une haleine brûlante… »

 

 

Il est aussi question, dans Cher Amour, du Brésil, du Chili, des Philippines, du Cambodge… et de Paris, de répétitions théâtrales entre deux départs. Le tout est de cette même veine. Et de l’auteur à l’orateur, il n’y avait pas loin, comme on le constatera dans cette vidéo du 23 juin 2009, prise à la librairie Dialogues de Brest, où il rencontrait ses lecteurs, à l’occasion de la parution de Cher amour (chez Métailié, je le répète). Écoutez-le lire des extraits, écoutez-le parler du désespoir…

« Bernard René Giraudeau, acteur, réalisateur, producteur, scénariste et écrivain français, né le 18 juin 1947 à La Rochelle, en Charente-Maritime, est mort d’un cancer le 17 juillet 2010 à Paris. » Entre les deux dates de cette notice nécrologique, toute une vie de passions, d’amours et de combats. Et un dernier rappel triomphal : nommé « Écrivain de Marine » le 29 octobre 2005, ce petit-fils de cap-hornier embarquait peu après sur le porte-hélicoptère Jeanne d’Arc avec lequel il avait déjà fait deux fois le tour du monde quarante ans auparavant. En témoigne ce livre, Cher Amour, dont un critique littéraire a dit : « l’ouvrir c’est partir ». La simple histoire de quelqu’un de bien. Juste quelqu’un de bien.

 

*On remarquera que le présentateur de ce JT n’était autre que Dominique Baudis, futur président du Conseil supérieur de l’audiovisuel, mais aussi futur maire de Toulouse : celui-là même qui marierait Hélène et Claude Nougaro en avril 1994 ! Comme le chantait ce dernier, la vie est une Comédie musicale

 

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5 juin 2010 6 05 /06 /juin /2010 09:43

Cette mort dont tu parlais…

 

Triste anniversaire : ce 6 juin 2010, il y a dix ans que Frédéric Dard, alias San-Antonio, nous a quittés. Je sens déjà les réticences : « San-Antonio ? C’est pas un chanteur ! Que vient-il faire dans Si ça vous chante ? » D’abord, Frédéric Dard était aussi grand connaisseur qu’amateur de chanson (bien plus d’ailleurs que la plupart des chanteurs qui, souvent, méconnaissent dramatiquement l’histoire de leur métier – comme si un aspirant metteur en scène, par exemple, pouvait se permettre d’ignorer les noms de Bergman, Carné, Griffith, Tati, Eisenstein, Truffaut, Hitchcock, Fellini, Buñuel, Tarkovski et autres maîtres du Septième Art) ; la chanson n’a jamais cessé de l’accompagner, y compris dans sa vie professionnelle. Ensuite, parce qu’il a été et restera (après la période de « purgatoire » habituelle après la mort d’un écrivain – avant lui, on a connu ça, notamment, avec Simenon) l’un des plus grands auteurs de l’histoire de la littérature française (via Rabelais et Céline), et que cela vaut bien un hommage. Enfin et surtout, ne vous en déplaise, parce que c’est l’être humain, en dehors de mon cercle familial, que j’ai le plus aimé… et qui, chose à peine croyable dans ce monde où l’ingratitude est la mieux partagée, me l’a bien rendu.

 

Quelques pensées de circonstance, signées San-Antonio, en guise de prologue :
« Je suis un vieux fœtus blasé. Ma vie m’aura servi de leçon. Je ne recommencerai jamais plus. »
« Je me demande si la mort vaut vraiment le coup d’être vécue. »
« Les écrits s’en vont, les morts restent. »
« Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants. »
« On devrait passer sa vie à dire adieu à ceux qu’on aime. »
« Il faut être intelligent pour pleurer : la peine est une émanation de l’esprit. »
« Si tous les cons volaient, il ferait nuit. »
« Déconner, c’est se vider de la connerie acquise par osmose. »
« Souvenez-vous : ne jamais perdre de vue le côté drôle des choses tristes ! »

 

Et quelques précisions de ma pomme en forme d’avertissement : les cons qui nous cernent, les concernés bordés (bornés) de certitudes définitives (« Le con et le bœuf ont en commun l’instinct de certitude : étant sûrs de tout, ils le sont également d’eux-mêmes, ce qui leur donne un énorme avantage sur les créatures encombrées d’intelligence... »), les minus du bulbe et surtout les méchants de naissance, les amputés du cœur, escrocs et faux-culs qui n’existent qu’en trompant leur monde, tous ceux-là peuvent passer leur chemin et tourner la page, comme dirait un autre de mes amis qui, lui, s’est fait la malle en 2004. Cette séquence confidence n’a d’autre but que d’honorer le génie de Frédéric Dard, en lui redisant cette fois publiquement combien je l’ai aimé, combien j’ai aimé l’aimer. Alors, « que les cons “connent” en chœur – si ça leur chante – (mais) qu’ils aillent s’enfrileuser le cervelet plus loin ». Et puis, pour citer encore l’intéressé, « je n’ai plus le temps de ne pas dire ce que je pense ».

 

frederic_fred_06_1965_3.jpg

 

En juin 2000, notre grand homme se défilait. En juin 1965 – trente-cinq ans plus tôt ! – il se déplaçait spécialement, à une heure de route des Mureaux (département de la « Seine-et-Oise ») où il vivait alors, pour faire ma connaissance ! Le gamin que j’étais encore avait prévenu ses parents que Frédéric Dard lui avait annoncé sa venue pour le dimanche suivant (après m’avoir envoyé un petit mot me demandant de lui téléphoner entre 19 h 30 et 20 h : je me souviens de m’être déplacé, impatient, heureux et angoissé à la fois, dans le seul bar-café du centre-ville où l’on pouvait utiliser une cabine téléphonique à cette heure-là). Ils savaient bien sûr que j’avais eu le coup de foudre pour la série des San-Antonio, que j’avais écrit à son auteur pour le lui dire, qu’il m’avait répondu, qu’un échange de correspondance s’était engagé… et que c’était Frédéric Dard qui se cachait derrière ce pseudo (ce que la plupart des gens ignoraient à l’époque), mais de là penser qu’il viendrait « à la maison », ça non, ils ne le croyaient pas vraiment. Et même vraiment pas. Imaginez leur surprise de voir débarquer le grand écrivain au jour et à l’heure dits… Par chance, ma Félicie à moi immortalisa ce moment avec un Polaroïd : Frédéric n’avait pas encore 44 ans et moi je venais d’en avoir 16 (bonjour le look de la coiffure !).

 

Je vous parle d'un temps...

Plus tard, beaucoup plus tard, questionnant Frédéric sur les motifs de cette initiative incroyable, sachant bien sûr (il me l’avait dit très vite) que la première lettre que je lui avais adressée (aux bons soins du Fleuve Noir, au nom de « Monsieur San-Antonio » !) l’avait profondément touché, il me confia texto ce qui suit : « Tu as été le plus jeune de mes lecteurs à reconnaître un écrivain en San-Antonio. » C’est vrai qu’on n’était pas nombreux en ce temps-là à vouer (et surtout à montrer le culot d’avouer) à ce génial et impénitent trousseur de mots l’admiration qu’il méritait. Ce printemps-là, le professeur Robert Escarpit l’avait osé aussi en organisant à Bordeaux, en toute discrétion médiatique, le premier colloque universitaire jamais consacré à San-Antonio ; et un an plus tôt, c’est Jean Cocteau qui lui avait fait part de son enthousiasme...

Trente-cinq ans à se voir, s’écrire, s’appeler, puis à ne plus se voir (distances géographiques obligeant, lui parti en Suisse, moi en Afrique avec ma chère et tendre), ne plus s’appeler mais à s’écrire toujours ; puis à se revoir à nouveau et à se parler ou s’écrire souvent, presque jusqu’au bout. Avec des clins d’œil réciproques, lui dans ses livres, moi dans mes journaux… Trente-cinq ans de fidélité et de souvenirs partagés. À commencer par son invitation à l’une des premières de Monsieur Carnaval, la comédie musicale qu’il écrivit, dont Charles Aznavour composa la musique sur des lyrics de Jacques Plante, mise en scène de Maurice Lehmann, directeur du Châtelet où, le dimanche après-midi de sa création, en décembre 1965, je me retrouvai en compagnie de ma mère (l’invitation était pour deux personnes). Avant de faire la connaissance, juste dans la foulée, de Georges Guétary et Jean Richard qui jouaient les personnages principaux, comme une incarnation du duo formé par San-Antonio et son adjoint Bérurier… ainsi que le précise leur géniteur dans cette extraordinaire vidéo-document de l’époque, à savourer comme elle le mérite.

 

 

Cette opérette fut surtout l’occasion de découvrir une chanson qui deviendrait célébrissime, interprétée ensuite par son compositeur Charles Aznavour : La Bohème... Déjà un grand moment vécu en direct. Mais, anecdote plus personnelle celle-là, ce même après-midi, qui donc se trouvait aussi au Châtelet, invitée par sa tante (…domiciliée aux Mureaux) ? Je vous le donne en mille : ma future chère et tendre… que je ne rencontrerais pas avant cinq ans. Incroyable, non ? Attendez, ce n’est pas fini, car si Frédéric voulut m’inviter chez lui dès septembre 1965 (le jour même de sa première « mort » ! Autre coïncidence tragiquement incroyable, et pourtant vraie…), Mauricette, elle, avait déjà eu droit à une visite guidée de sa maison, « Les Gros Murs », durant l’été 64 au moment où naissait un monument de la littérature d’humour, L’Histoire de France vue par San-Antonio.

 

frederic_fred_2.jpg

 

Je passe les détails, à partir de nos retrouvailles sur l’île Saint-Louis, alors qu’il s’apprêtait à Refaire sa vie (voir cet autre Polaroïd, où je suis sérieux comme un pape face à la photographe…), pour noter cependant qu’au printemps 68, invité chez lui par Jean Richard, j’eus la chance d’assister (dans son parc de loisirs de la Mer de sable d’Ermenonville) à un récital de Guy Béart, en plein air avec ses musiciens dans une sorte de kiosque à musique. Qui suis-je ?, Les Grands Principes, Les Souliers, Le Grand Chambardement… quel bonheur c’était, et quel souvenir ébloui j’en conserve ! Quelle coïncidence, aussi, quand on sait que Béart fut l’un des tout premiers à faire passer Frédéric Dard à la télévision, en l’invitant dans son émission Bienvenue à… (« Auparavant, se rappelait l’auteur d’Il n’y a plus d’après, lors de l’entretien réalisé pour son dossier de Chorus n° 63, je lui avais fait découvrir Pierre Perret en lui disant : “Il y a un nouveau, Frédo, que tu devrais écouter parce qu’il écrit des chansons à la manière de Bérurier” »).

 

San-Antonio connaît la chanson

  45t_bourvil.jpgEn 1967, « Frédo » ou plutôt San-Antonio s’était lui-même essayé à la chanson en écrivant La Marche des matelassiers, en quelque sorte l’hymne récurrent de Bérurier dans la saga, que Bourvil – qui en était un grand fan – enregistra le 6 juin de cette année-là sur une musique de Jo Moutet (avec Hubert Rostaing à la direction d’orchestre ; super 45 tours Pathé Marconi réf. EG 1047). En voici le son et l’image (de la pochette), à simple titre documentaire, car Frédéric Dard – auteur prolifique s’il en est (plus de deux cents romans), expert en longues et géniales digressions – s’avouait totalement incompétent en la matière : combien de fois, pressé par mon envie de le voir écrire des chansons, m’a-t-il dit répondu qu’écrivain et auteur de chansons étaient deux métiers tout à fait distincts… Il le regrettait, adorant la chanson et les chanteurs depuis toujours (un jour il me raconta que tout jeune journaliste à Lyon, il avait fait demi-tour au dernier instant devant la porte de la loge de Charles Trenet, qu’il devait interviewer : il en était tellement admiratif qu’il s’était senti incapable de lui poser la moindre question !), mais le constatait à juste titre – tout comme un Souchon à l’inverse, as du style elliptique, m’a toujours assuré qu’il serait incapable d’écrire en prose, et encore moins un livre.

 

Bourvil – Les Matelassiers 

 

45t_marten-copie-1.jpgNéanmoins, Frédéric récidiva à la demande de Félix Marten, grand interprète (et comédien) populaire à la gouaille de titi parisien et au physique qu’il pensait idéal pour incarner le chéri de ces dames. J’eus la chance de le rencontrer et de l’interviewer au moment de l’enregistrement de ce 45 tours et il me déclara sans détour (c’était son avis – pas le mien ! – et ne se privait pas de le partager) combien il aurait été « meilleur » que Gérard Barray à l’écran (celui-ci, aussi élégant, physiquement et moralement, à la scène qu'à la ville, décrocha deux fois le rôle au cinéma, aux côtés de Paul Préboist qui jouait Pinaud, et de… Jean Richard dans le personnage de Bérurier). Toujours est-il qu’après avoir écrit la chanson de Béru, Frédéric pondit cette fois la chanson de San-Antonio, sur une musique du grand compositeur Philippe-Gérard, arrangements et direction d’orchestre de Claude Bolling. La pochette de ce 45 tours simple (Polydor, réf. 66 659) représente le commissaire et son adjoint dessinés par Henry Blanc. Totalement introuvable aujourd’hui, en voici néanmoins la reproduction… et surtout la chanson elle-même, avec la voix caractéristique de Félix Marten (qui a disparu en 1992 dans sa 73e année).

 

Félix Marten – San-Antonio 

 

Dans ce même registre, en 1967, un feuilleton radiophonique adapté des aventures de San-Antonio maintint longtemps en haleine, le midi, les auditeurs de France Inter, avec Philippe Nicaud et Pierre Doris jouant les duettistes. De là naquit l’idée d’un 33 tours 30 cm (Polydor Privilège, réf. 658 107) constitué de textes divers (mis en musique par Guy Skornik, arrangements et direction d’orchestre : Guy Boyer) extraits des romans et interprétés par ces deux mêmes comédiens ainsi que par Robert Manuel (le Sancho Pança de Brel dans L’Homme de la Mancha) et… Frédéric Dard himself dans une grande profession de foi (San-Antonio parle). Un album intitulé San-Antonio déconorama, tout aussi introuvable depuis belle lurette… mais dont Si ça vous chante vous offre néanmoins la contribution exceptionnelle de Frédéric.

 

Frédéric Dard – San-Antonio parle 

 

Il faut dire – non, je ne vous l’ai pas caché, simplement je ne vous l’avais pas encore dit – que votre ex-rédac’chef unique et préféré de Paroles et Musique puis de Chorus est spécialement bien placé pour ce faire, ayant à son actif un autre titre de gloire que seuls connaissent les « san-antoniens », les amateurs de San-Antonio (ce qui en fait pas mal quand même, puisqu’on estime à 250 ou 300 millions le nombre d’exemplaires de ses livres vendus de son vivant). Trente-cinq ans de fidélité réciproque et de clins d’œil respectifs, disais-je plus haut, comme (par exemple) cette dédicace, en 1986, « À mon cher Fred Hidalgo, en souvenir des temps anciens. San-A. », de Baisse la pression, tu me les gonfles ! à laquelle il ajouta à la main « Persiste – et signe – de tout cœur. Frédéric » ; ou de mon côté cette longue chronique de Paroles et Musique, en janvier 1989, sous le titre San-Antonio, priez pour nous !, récapitulant sa vie et son œuvre, histoire de lui tirer publiquement un coup de chapeau pour le quarantième anniversaire de son héros : « Moi, mes amis le savent, je suis fort en j’t’aime et j’adore San-A. »

 

« Le plus féal de mes féaux »

Et puis, en 1999, un an et deux romans seulement avant sa mort, dont il nous parlait depuis toujours, parut un « super San-Antonio », frappé du sceau « 1949-1999, 50e anniversaire ». Amusant quand on sait – comme l’intéressé me le fit remarquer lui-même – que le tout premier volume de la saga, Réglez-lui son compte, parut à Lyon le 1er avril 1949. Soit le jour même de ma naissance. Ce super S.-A. de 99, Ceci est bien une pipe (Frédo admirait Magritte) marquait donc mon 50e anniversaire – beau poisson d’avril, n’est-il pas ? – tout en célébrant officiellement celui du commissaire. Bon, OK et ce titre de gloire alors ? J’y viens. Arrivé en haut de la page 56, je fus frappé d’un sentiment difficile à exprimer, sinon en fortissimo sur une partition, en lisant ceci : « Je connaissais la chanson, paroles et musique, comme dirait mon cher Fred Hidalgo, le plus féal de mes féaux. Je le proclame ici Grand Connétable de la San-Antoniaiserie, titre dont il pourra se parer sa vie durant et orner ses pièces d’identité. »

 

frederic_fred_1997.jpg

 

Moi, qui n’avais jamais reçu jusque-là que des médailles en chocolat à la petite école (et, déjà plus « sérieux », la carte n° 1 des « Amis de la Maison de la Chanson » de Québec !), j’étais distingué au vu, au su et au lu de tout le monde par le Grand Maître de l’ordre entre tous ses féaux ! Damned, j’étais fait… et surtout, sans le savoir je le pressentais, la fin de l’histoire approchait. « Brassens, écrivit un jour Frédéric, a posé une des plus belles questions de la littérature : “Est-il encore debout le chêne ou le sapin de mon cercueil ?” C’est l’image choc qui remet l’homme sur les rails de la réalité d’où son orgueil le fait sortir. »

  Le 11 mars 1999, Frédéric accepta de se confier une dernière fois à la caméra, lors d’un entretien informel avec son ami Francis Gillery. Tourné à Saint-Chef en Dauphiné, le village de son enfance où il repose aujourd’hui, ce film (de 50 minutes !) est le seul documentaire qui dresse un véritable portrait du créateur de San-Antonio : « Un type entra dans le cimetière et vint s’asseoir sur sa tombe… » Il nous livre et vous livre ici (grâce à Dailymotion et aux « Amis de San-Antonio ») le regard d’un homme « qui a tout à nous dire sur la vie, la mort, le rapport entre les êtres dans sa langue truculente et imagée. Une sorte de “vie mode d’emploi”, sans emphase, tout en finesse. L’acuité et l’humour avec lesquels Frédéric Dard/San-Antonio scrute et raconte le monde font de ce film un miroir tendu à notre propre vie. » Son titre, Cette mort dont je parlais, reprend (conjugué à la première personne) celui du roman « noir » qu’il publia en 1957.

Pour finir plutôt sur des lendemains qui chantent, rappelons que Patrice Dard, le fils de Frédéric, dont le patrimoine génétique a hérité d’une même tendresse pour le genre humain (excepté pour les cons et les nuisibles, à l’impossible nul n’est tenu), a repris le flambeau san-antonien en publiant « Les Nouvelles Aventures de San-Antonio » : vingt titres sont déjà parus (chez Fayard), dont celui qui rend hommage ce trimestre à son géniteur, Ça sent le sapin !… et, pour la petite histoire, celui où San-Antonio, en 2003, effectuait son enquête corse à lui (Ça se Corse !) en faisant chorus, pardon : en se glissant sous une « couverture » d’envoyé spécial de Chorus… En juin 1965, il y a quarante-cinq ans aujourd’hui – c’est l’anniversaire dont je veux me souvenir avant tout –, Frédéric Dard, l’homme que j’ai aimé le plus au monde (voir plus haut), s’apprêtait à rendre visite à un ado du nom de Fred Hidalgo... Dans sa voiture, il y aurait un certain Patrice, alors âgé de 21 ans. La boucle est bouclée, non ?

 Eh bien non, pas tout à fait. Avant de se quitter (pour cette fois), j’adresse un stock de pensées affectueuses à la famille Dard au grand complet, et un mot à l’intention de l’ami ou de l’amie (de la chanson) qui est en train de lire ces lignes, un dernier conseil que j’emprunte évidemment à San-Antonio (et que j’adopte illico !), pour la suite de la route : « Prends bien garde en traversant la vie : un con peut en cacher un autre. »

____________

NB. Créée du vivant de Frédéric (qui en était le membre n° 1, le n° 2 étant qui vous savez), l’association « Les Amis de San-Antonio » a pour but de promouvoir l’œuvre de Frédéric Dard et celle de Patrice Dard, notamment à travers une revue trimestrielle, Le Monde de San-Antonio, qui sort ces jours-ci son 53e numéro (été 2010). Forte de plusieurs centaines de membres, il n’est pas indispensable d’être incollable en san-antoniaiserie pour y adhérer, mais « la bonne humeur est requise » ! (Contacts Internet – site ; mail : amisdesana@voila.fr forum).

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