De l’aube claire jusqu’à la fin du jour
Désormais chez lui à Hiva Oa, sans autre intention que d’y demeurer durablement (voire à titre définitif, mais qui pourrait le dire aujourd’hui, alors qu’il était seulement dans sa cinquantième année lorsque la Camarde a frappé à sa porte ?), Jacques Brel va bientôt être repris par le besoin d’écrire, formant même le projet d’un nouvel album.
On l’a dit précédemment, c’est deux ans pile après la mort de son grand ami « Jojo », le premier jour de septembre 1976 qu’il commence à renouer avec la chanson. Mais avant cela, entre janvier et fin août – avec une seule parenthèse franco-belge, en mars, pour un contrôle médical (cf. « Brel-3 ») –, Jacques et Maddly vont prendre le temps de vivre… Entre deux sauts « en ville », à Tahiti, via Air Polynésie et son vol du lundi, pour faire leur marché – c’est-à-dire pour s’approvisionner en denrées alimentaires et passer commande des objets lourds ou volumineux que la « goélette » acheminera ensuite aux Marquises : du mobilier, de l’électroménager ou du matériel divers, comme la chaîne stéréo qui servira d’abord à la kermesse du collège Sainte-Anne (voir « Brel-6 ») –, les amants d’Atuona aménagent peu à peu, modestement, leur petite « villa » qui surplombe le village.
Ils la font repeindre tout en blanc, lui ajoutent une petite terrasse protégée du soleil par un pan de la toiture, ils la meublent et la décorent à leur goût (entre autres souvenirs personnels, une photo des filles de Jacques…), de façon certes sommaire mais suffisamment accueillante pour y héberger un hôte ou un couple de passage. Pas de télévision à Hiva Oa, bien sûr, ni même de téléphone ; d’ailleurs, l’électricité elle-même, qui fonctionne dans la journée avec un groupe électrogène municipal (offrant la possibilité de climatiser), est coupée à 22 heures : « On n’a pas l’électricité la nuit, expliquait Jacques un soir qu’il avait des pilotes à sa table (cf. Tu leur diras, op. cit.), mais on vit admirablement au pétrole [éclairage, réfrigérateur, etc.]. Il y a des tas de choses qu’il n’y a pas, mais on s’aperçoit que ces choses ne servent jamais à rien. Il n’y a pas la télévision, on s’en porte très bien. On lit beaucoup plus, on parle beaucoup plus, on rit beaucoup plus, puisqu’on est obligé de faire soi-même ce qu’éventuellement quelqu’un, un jour, peut faire à la télévision pour vous. Et Dieu sait que c’est rare. Alors on se le fait soi-même. On fait le couillon ! »
À domicile, côté loisirs, information (Jacques est abonné au Canard Enchaîné) et culture, le couple n’a guère d’exigences. Sans parler de la guitare puis de l’orgue électrique qui serviront à composer l’album, ils se satisferont de la chaîne déjà citée (avec une discothèque contenant essentiellement de la musique classique), d’un récepteur radio à ondes courtes (« J’ai mon gros poste de radio qui capte le monde entier. Je reçois épisodiquement l’émetteur de Papeete qui croit être un gros émetteur. Cela me donne un journal de six à sept minutes, j’ai chronométré, on sait s’il y a la guerre ou pas »), d’un magnétophone et d’une bibliothèque extrêmement bien fournie, car Jacques lit ou relit beaucoup (sa dernière commande à Tahiti sera les œuvres complètes de Shakespeare).
Après son décès, Maddly en dressera l’inventaire. Elle recense des dizaines d’ouvrages d’auteurs classiques (Dickens, Diderot, Hugo, La Bruyère, La Fontaine, Maupassant, Montaigne, Montesquieu…) ou contemporains (Aymé, Blondin, Buzzati, Camus, Céline, Colette, Gary, Gide, Giono, Pascal Jardin, Lowry, Malraux, Merle, Miller, Modiano, Vian…), de penseurs divers (Simone de Beauvoir, Descartes, Freud, Hegel, Kierkegaard, Leprince-Ringuet, Lévi-Strauss, Nietzsche, Nizan, Jean Rostand, Sartre, Simone Weil…), de poètes (Aragon, Breton, Desnos, Prévert, Saint-John Perse…) et de dramaturges (Giraudoux, Molière, Montherlant, Pouchkine…) ; mais aussi des récits de voyage ou d’aventures (Bodard, Cendrars, Conrad, Homère, Kessel, Kipling, Saint-Exupéry, Stevenson…), les Mémoires de De Gaulle, la bio de Léon Blum par Jean Lacouture, La Paille et le Grain de Mitterrand, La Chanson française de Jacques Charpentreau… et bien sûr le Don Quichotte de Cervantès. Beaucoup d’autres encore (la liste complète est publiée dans Jacques Brel, une vie, d’Olivier Todd, Robert Laffont, 1984), dont certains ouvrages pratiques (sur l’aviation, le yachting, le jardinage, l’électricité, la médecine…) ou historiques comme l’Histoire du Far West.
Pour embellir encore les abords de la maison, où noix de coco, bananes, mangues et fruits de l’arbre à pain se ramassent à la pelle, Jacques et Maddly vont la noyer sous un panache multicolore d’hibiscus, bougainvillées et autres fleurs de tiaré (la photo de Brel avec les sœurs, dans l’épisode précédent, a été prise – avec l’appareil apporté par sœur Rose, un jour qu’il les avait invitées à déjeuner – dans son jardin), s’essayant même à cultiver des plantes aromatiques. L’« auteur, compositeur, chanteur acteur, comédien de comédie musicale, metteur en scène, pilote professionnel première classe, capitaine au grand cabotage, rêveur… et cancéreux », ainsi qu’il se qualifie un jour auprès de Maddly, s’est en effet découvert une nouvelle passion pour l’art culinaire. Malgré tout cela, malgré leurs efforts pour rendre les lieux plus attrayants, rien n’y fera : au fil des mois et même des deux années et demie à suivre, les visites de parents, d’amis voire de relations professionnelles d’avant les Marquises seront fort rares, pour ne pas dire inexistantes.
Bientôt germera donc dans l’esprit de Jacques l’idée de bâtir une maison plus confortable et spacieuse, offrant toutes les commodités nécessaires à l’accueil de visiteurs venant des Antipodes, où l’air circulerait mieux, grâce à une meilleure exposition et une situation plus élevée dans le village, avec « vue imprenable » sur Atuona et l’océan. « Sais-tu pourquoi Lino n’est pas encore venu ? », demande-t-il fin 76 à son copain toubib de Tahiti, Paul-Robert Thomas (voir « Brel-3 & 4 »). Pas à cause de la distance, lui explique-t-il avec sérieux, mais « par peur des cafards ! » Une fois construite cette future maison, avec un bungalow climatisé réservé aux invités, Lino Ventura n’aura plus d’excuses ! Quant à Georges Brassens, grand ami commun (avec lequel il continue de correspondre régulièrement), Brel ne connaît que trop son tempérament casanier et sa résistance au voyage, pour espérer le convaincre de faire le déplacement.
En attendant la mise en œuvre de ce projet (auquel ils ne songeront qu’après une première année passée sur place), Jacques et sa Doudou s’installent pour de bon dans la maison cernée, de part et d’autre de son chemin d’accès, par le sabre et le goupillon : la gendarmerie (avec le monument aux morts marquisiens des deux guerres – un seul par guerre !) et le grand calvaire blanc. Sans parler de la mission catholique, de l’église et du collège Sainte-Anne légèrement en contrebas, proches au point d’entendre fort bien les élèves en récréation, et encore plus la chorale, quand elle interprète des chants marquisiens polyphoniques. « C’est beau, mais c’est copieux », dira Jacques. Anecdote racontée par Fiston Amaru, le postier, et rapportée en 2008 par l’auteur de La Valse à mille rêves (op. cit.) : « Un jour en fin d’après-midi, nous bavardions à quelques-uns sur sa terrasse. En bas, la chorale répétait les chants de la messe et on ne s’entendait plus parler. Alors, Jacques s’est levé et il a entonné une chanson paillarde. La chorale s’est arrêtée tout de suite. Et nous avons repris nos conversations. » Bientôt, ce seront les pensionnaires qui entendront Brel dans ses propres œuvres : « Depuis l’école, se rappelle aujourd’hui une ancienne élève des Sœurs, on l’entendait souvent chanter, on avait l’impression qu’il était heureux de vivre, toujours de bonne humeur… »
Car Jacques s’exerce alors à l’écriture des chansons de son prochain disque qui lui prendra près d’un an, de l’automne 76 à l’été 77. Un an pour aboutir à dix-sept titres – de quoi envisager un double album 30 cm – mais sans renoncer pour autant à ses habituelles occupations : la vie au quotidien avec table ouverte le soir aux amis d’Atuona, aux pilotes et marins de passage, puis ses séances de cinéma en plein air, l’avion et le transport du courrier, les évacuations sanitaires, etc., les balades en 4x4 à travers l’île… Outre des séjours réguliers à Tahiti, hébergé chez PRT à Punaauia ; telle la période durant laquelle il revalide sa licence de pilote et dont il profite pour faire découvrir les îles de la Société et des Tuamotu à Charley Marouani et Henri Salvador (cf. « Brel-4 ») avec le bimoteur qu’il vient d’acheter (et qu’il reviendra chercher début 77, une fois mis aux normes exigées pour voler jusqu’aux Marquises – cf. « Brel-3 »). Et pour mener à bien leur écriture et leur composition, Jacques a besoin de tester ses chansons à l’infini, et à tue-tête. Or, tout amputé d’un poumon qu’il soit, sa voix forte et assurée porte loin. Il a d’ailleurs prévenu Maddly : « Veux-tu que je fasse un disque ? Ne réponds pas tout de suite. Réfléchis bien. Je ne suis pas drôle quand je travaille. Tu n’as jamais vu ton vieux travailler, je suis infernal. Il faut que je gueule mes chansons ! Et pour cela il faut que je sois seul. Je ne l’ai jamais fait devant personne… »
J’y reviendrai au prochain épisode, surtout que Jacques a laissé sur place des traces inédites de la gestation de ces chansons-là... Comme s’il avait voulu qu’on les y déniche, un jour, pour faire mentir ceux qui ont dit ou écrit, par exemple, qu’il avait perdu sa voix suite à son opération et qu’il avait dû cravacher fort à Paris, en septembre 77, pour retrouver la capacité vocale d’enregistrer. Il aura d’ailleurs ce mot resté célèbre en apprenant l’intention de Serge Lama de reprendre son répertoire (album Lama chante Brel, 1979) : « Vous direz à Lama qu’il me reste encore un soufflet ! » Sous-entendu : « je suis malade », peut-être, mais toujours capable de chanter ! Voire comme au temps d’Amsterdam…
Oui, j’en reparlerai d’autant plus volontiers… que Brel a chanté, justement, à Hiva Oa. Pas seulement, comme on vient de le voir, pour le bénéfice involontaire des « sœurs d’alentour » et des élèves de Sainte-Anne, mais aussi de façon délibérée pour certains Marquisiens… Une chose est avérée, que Maddly a confirmée : chez lui, sur la terrasse, dans le jardin (ou même dans la petite piscine qu’ils vont faire creuser), Jacques chante vraiment « tout le temps ! ». Pas ses anciennes chansons – « ou alors en plaisantant », précise-t-elle dans son livre de souvenirs, en les parodiant, comme avec La Fanette : « Nous étions deux couillons / Que Fanette trompait… » (!) –, celles d’autres auteurs et seulement des extraits, des refrains, mais aussi et surtout des airs d’opéra.
Dans son salon, du reste, c’est de la musique classique qu’il écoute « en permanence », rarement de la chanson. Sur disque ou copiée sur bandes (Maddly s’en charge) pour qu’elle défile des heures durant… Une anecdote à ce sujet, que nous a rapportée l’un des témoins, déjà cité (cf. « Brel-6 »), de la vie de Brel à Hiva Oa, Jean Saucourt : « Il écoutait régulièrement Radio Tahiti et pestait contre la programmation musicale, essentiellement anglo-saxonne. “Des américâneries”, disait-il. Un jour, il nous a raconté qu’il avait écrit à la direction pour leur suggérer de diffuser de la chanson française, de la chanson qui s’écoute, pas seulement qui se danse, mais aussi du classique... Et puis, un jour, dans l’émission musicale du matin, on a entendu l’animateur dire : “Et maintenant, le quart d’heure de musique classique… pour Monsieur Jacques Brel” ! »
L’histoire n’est pas finie, car lors d’une de ses virées « en ville », à Tahiti, Jacques tombera sans le vouloir sur l’animateur en question. Il s’appelle Jean-Michel Deligny. C’est un ancien guitariste de la bande à Johnny, Sylvie et autre Carlos, du temps du yéyé, resté depuis sur ses goûts musicaux de l’époque. Il n’a jamais écouté un disque de Brel, bien qu’il en ait acheté un à ses débuts, pensant découvrir un guitar hero à la française ou un émule des Shadows, la pochette affichant un personnage appuyé sur une guitare (il s’agit du troisième album 25 cm, paru en juin 1958, et débutant par Demain l’on se marie). Mauvaise pioche : « J’ai écouté et je ne suis pas allé jusqu’à la fin du premier morceau, confiera-t-il en 2008 à Eddy Przybylski. J’ai offert le disque à ma mère ! »
Arrivé six ans plus tôt à Tahiti, Deligny est devenu producteur à RFO (« Radio Tahiti ») et animateur de l’émission matinale (l’émission de 6 h : en Polynésie on se lève avec le soleil et on se couche avec lui). Et c’est dans une clinique de Papeete où il s’est rendu au chevet de son vieux copain Carlos, victime de calculs rénaux alors qu’il se trouvait en vacances à Mooréa, qu’a lieu l’improbable rencontre. Drôle d’endroit pour une rencontre ? Le responsable indirect en est le docteur Thomas, chez qui séjournent Brel et la Doudou ; c’est lui qui a fait hospitaliser en urgence le fils de Françoise Dolto, lui qui leur propose de l’accompagner à la clinique, lui aussi qui rapportera la scène :
« J’ai une visite à faire en ville. Et j’ai pensé que vous pourriez la faire avec moi.
– Tu crois que je saurais me servir d’un bistouri ?
Il fend l’air de son bras comme Zorro !
Faut dire qu’il a appris l’escrime pour le tournage du film Mon oncle Benjamin…
– Et qui veux-tu que je pourfende ?
– Carlos !
[…] Je raconte l’aventure de Carlos et de son mauvais calcul. De ses vacances écourtées.
Brel se lève aussitôt :
– Mais on vient avec toi ! Maddly ! Mon épée, mon armure… » !
Le lendemain, prévenu par Carlos que Brel lui a promis de revenir, Jean-Michel Deligny est présent. Je passe les détails, toujours est-il qu’une soirée bien arrosée, autour de quatre pizzas, est improvisée à la clinique ! « À quatre, précisera l’animateur à Eddy Przybylski, nous avons fini cinq bouteilles de vin. Je ne sais pas comment Brel a supporté ça. Ce que je sais, c’est que c’est lui qui, avec l’aide de Maddly, m’a ramené à ma voiture. Je n’en ai aucun souvenir. Je me suis réveillé dans l’auto et j’ai trouvé un mot : “Bien aimé cette soirée. Parle pas trop de moi à la radio. On s’écrit !” De fait, il m’a écrit des Marquises et, quand il est revenu à Tahiti, je les ai invités à la maison. »
Après avoir convaincu Deligny « par A + B » du bien-fondé de passer un peu de musique classique dans son émission, Jacques remonte au créneau, lui suggérant cette fois de diffuser de temps à autre un morceau d’un de ses musiciens préférés, Franz Schubert. Et l’animateur de s’exécuter de bon cœur, en évitant désormais de le citer nommément : « Quand je le faisais, j’annonçais toujours : “Et maintenant, le petit Schubert des Marquises !”… » Joli clin d’œil. Lors d’un séjour ultérieur, alors que Brel joue avec le gros chien de Jean-Michel (« un doberman d’une gentillesse extraordinaire mais qui faisait peur à tout le monde, et qui aimait à se blottir contre Jacques »), celui-ci lui suggère : « Il y a une photo à faire ! » Car s’il craint les paparazzi comme la peste, Jacques Brel ne rechigne pas à se faire photographier en privé.
Ce jour-là, il pose complaisamment avec le chien, seul ou en compagnie de Maddly. Une pellicule y passe ; trente-six poses. La chose n’est pas anecdotique, car c’est précisément de cette séance que sera tiré le fameux portrait en médaillon sur fond bleu du dernier album, cheveux courts, barbichette et doigt sur la bouche. Le moment venu, le chanteur retiendra lui-même cette photo et la remettra à Barclay après avoir dit à Deligny : « Celle-là, tu la vends le maximum ! » Une photo, devenue rapidement « culte » pour tous les amateurs de Brel, que l’on n’aurait peut-être jamais connue si un certain Adolphe Sylvain, le grand photographe de Tahiti (voir « Brel-3 »), n’avait pas oublié le rendez-vous fixé par Jacques pour une séance de photos… Allez savoir ! Une photo où celui-ci, à travers son expression complice, semblait s’adresser directement à nous, qui avions tant attendu ce nouvel album, sans oser l’espérer, après plusieurs années de silence discographique ; comme s’il voulait nous dire : « Ne vous inquiétez pas, je vais bien et je vis aux Marquises, je veux simplement qu’on me laisse tranquille ; mais je ne vous oublie pas et, pour le prouver, je vous offre ces chansons… » Peut-être fut-ce l’intention de Jacques a posteriori, mais sur le moment on sait maintenant que les circonstances furent plus prosaïques. C’est Deligny qui l’a révélé, via La Valse à mille rêves (Ed. de l’Archipel, 2008) – la meilleure bio consacrée au Grand Jacques après celle de Marc Robine (voir « Brel-2 ») –, le doigt sur la bouche, « c’est parce que Brel essaie de faire taire le doberman… ».
Mais retournons à Hiva Oa. Dans cette maison d’amour et d’amitié, aux « nacos » en verre en guise de fenêtres, où Jacques et Maddly sont assistés, le matin, d’un « homme de maison », Fii, et d’une femme de ménage, une proche voisine nommée Matira. C’est elle qui gardera les lieux, en s’installant à demeure avec ses trois enfants, dormant même dans le lit du couple quand celui-ci effectuera des séjours en Europe. Le tableau de la maisonnée ne serait pas complet si l’on oubliait de citer Mimine, la chatte qui a choisi d’y élire domicile, et ses trois chatons, bientôt, que Brel, fin plaisantin autant que fin lettré, baptisera Waterloo, Waterloo et Morne Plaine !
À défaut de recevoir d’anciens amis, ils sympathisent avec des habitants d’Hiva Oa, popaas ou marquisiens de souche : avec les sœurs (qui « animent admirablement leur école, confie Jacques à Paul-Robert. J’aime rencontrer sœur Élisabeth. Elle est douce et humaine. Elle voit tout et sait tout. Elle admet les petits écarts, comme elle admet l’anticléricalisme revendiqué dans mes chansons. Aux Marquises, l’habit fait moins le moine qu’ailleurs ») ; le curé (le père André qu’il salue dans les rues d’Atuona d’un tonitruant et systématique « Dieu est mort ! ») ; le postier Fiston Amaru qu’il a pris en affection et qu’il appelle toujours « vieux pédé » (alors qu’il n’est ni homo ni vieux), à l’instar de tout représentant de la gent masculine ; le prof de maths, Marc Bastard, au lourd passé d’aventurier ; Raymond Roblot, un viticulteur bourguignon bien connu (rencontré au pique-nique du jour de l’an 76) venu lui aussi s’installer aux Marquises, lassé de sa vie en France (un jour d’agapes un peu trop arrosées, il sera victime d’hydrocution en plongeant de son bateau : sur sa pierre tombale, quelques mètres plus haut que Brel et Gauguin, on a sculpté une grappe de raisin en guise d’épitaphe !) ; Victorine Matuaiti, dite Vito, et Christian Rauzy, le frère du maire, tous deux membres du personnel soignant de « l’hôpital » ; le mécanicien d’Atuona, Luigi Conscient, toujours prêt à rendre service ; la propriétaire de la maison, Hei Teupua ; le maire, bien sûr, Guy Rauzy… et puis Jean Saucourt, un pied-noir arrivé de longue date en Polynésie, devenu conducteur de travaux publics (il est alors « responsable de secteur de l’équipement des Marquises sud »), et sa femme marquisienne, Aline.
Tout ce petit monde est invité plus ou moins régulièrement à boire un coup sur la terrasse (voire en maillot de bain dans la petite piscine circulaire, comme en témoigne une photo – de qualité hélas trop médiocre pour être reproduite ici – que l’on nous a remise, où l’on voit Jacques trinquer avec Bastard et Roblot, assis tous trois, immergés jusqu’au buste), ou à dîner. Témoignage exclusif de Jean Saucourt, vrai personnage de roman (genre Salaire de la peur), physique trapu de baroudeur, désormais à la retraite (mais qui loue aujourd’hui quelques bungalows tout équipés et offre à l’occasion ses services de guide culturel, sous réserve toutefois de lui paraître suffisamment motivé !) :
« D’abord, Jacques Brel exigeait une tenue correcte pour dîner chez lui. Maddly était en robe de soirée et Jacques nous recevait dans un smoking blanc, très classe, avec nœud papillon. Au bout d’un moment il demandait à Maddly ce qu’elle proposait à boire, en précisant aussitôt, comme une sorte de rituel : “Je crois que le champagne s’impatiente !” On discutait de tout et de rien, et puis on passait à table, on dînait à l’extérieur sur la terrasse…
– Parliez-vous de sa carrière de chanteur, des films qu’il avait tournés, etc. ?
– Non. On parlait de la vie quotidienne. Par exemple de l’avancée des routes dont je m’occupais, il fallait tracer des pistes, ou aménager celles qui existaient déjà pour les rendre carrossables. Jacques avait d’ailleurs l’habitude de passer nous voir, il venait nous saluer et plaisantait avec nous. “Alors, les gars, vous avez fait combien aujourd’hui ?” Il parlait du nombre de mètres qu’on avait tracés ou aplanis avec nos engins…
– Il conduisait lui-même ?
– Oui, il était accompagné de Maddly, ou de gens de passage, des marins ou autres, auxquels il faisait découvrir l’île ; enfin, là où il était possible de passer...
– Quelle voiture avait-il ?
-– Une Toyota Jeep, un 4x4 bien sûr, indispensable pour circuler ou se rendre par exemple jusqu’à l’aérodrome : la piste était sinueuse, étroite et très dangereuse, surtout en temps de pluie où elle devenait comme une patinoire. Il s’est acheté aussi une moto Suzuki, mais le temps lui a manqué pour s'en servir comme il l’aurait voulu.
– Combien de temps ont duré ces travaux ?
– Environ sept ans. On a démarré en 1972, pour ouvrir la route de l’aéroport. Et on a fini en 1979, en arrivant à Puamau [à l’extrême est d’Atuona : voir la carte de l’île dans « Brel-5 »].
– Y avait-il déjà des pistes bétonnées quand il est arrivé fin 75 ?
– Non, il n’y avait que des pistes de terre quand il était là. Avant son départ, en août 78, on avait seulement fait du goudronnage dans le village. Le cimentage date de 1986.
– Et le téléphone ?
– Il n’y en avait pas. Il est arrivé au début des années 80 et il a fallu attendre 1986 pour avoir l’automatique.
– As-tu conservé des photos avec Jacques ?
– Non, seulement les cartes postales qu’il nous envoyait à ma femme et moi quand il regagnait la France ou quand il revenait par le chemin des écoliers. On savait qu’il voulait être tranquille et qu’il fuyait les photographes. Alors on respectait ça. Un jour, Éric Tabarly est arrivé à Hiva Oa, il voulait voir Brel, mais ils n’ont fait que s’entrevoir car Tabarly était suivi par quantité de journalistes. Jacques s’est sauvé en voiture dans la vallée pour qu’on ne puisse pas le prendre en photo…
– As-tu un regret quelconque ?
– Bien sûr. Le regret de ne pas l’avoir mieux connu. De ne pas en avoir eu le temps. Ici, Jacques Brel était un habitant comme les autres, il n’y avait pas de raison de le harceler de questions, on le laissait en paix. Et il avait plein de projets... Il avait même obtenu un bail de 99 ans pour le terrain où il comptait faire construire sa maison. Il l’avait choisi au-dessus du village, pour respirer mieux et se rapprocher de l’aéroport. Il avait fait dessiner les plans, à son idée, par un architecte de Papeete et les travaux de viabilisation étaient en cours… Pour nous, il était clair qu’il allait rester. Si on avait su qu’il nous quitterait aussi rapidement… »
Punaauia, trente-cinq ans plus tôt. Jacques Brel à Paul-Robert Thomas (cf. J’attends la nuit, Le Cherche Midi, 2001) qui l’interroge sur les Marquises : « Il n’y a rien ! Sinon des gens souriants, qui n’ont pas le sens du temps. L’île d’Hiva Oa (qui signifie « L’étirée en longueur ») fait 40 km de large sur 20 km de haut. Cela paraît immense car il n’y a pas de route, mais de rudimentaires pistes cavalières. Pour aller d’Atuona à Puamau, de l’autre côté de l’île, il faut un à deux jours de cheval. C’est éreintant. On y construit une route. Il va falloir des années car les montagnes sont abruptes, la terre glissante, la végétation dense. » Et de préciser qu’Atuona, alors, est « un hangar à bulldozer, tracto-pelles et autres engins à chenilles et grosses roues » – un « hangar » dont Saucourt, maître d’œuvre du chantier, est le gardien. Dans Tu leur diras, publié en 1982, Maddly évoquera aussi ces rencontres avec l’équipe de Jean : « Quand on traçait la piste qui devait aller jusqu’à l’extrémité sud de l’île, il me disait : “Viens, allons voir les ouvriers, ça les changera de voir du monde !”. »
À la saison des pluies, s’il est difficile pour Jacques de remonter chez lui en voiture depuis « le Chinois » [l’épicerie dite aujourd’hui « magasin Gauguin » : voir « Brel-5 »], « c’est encore plus difficile, dit-il à PRT, quand il faut aller chercher du matériel au débarcadère, là où sont les baleinières de la goélette Aranui [voir « Brel-4 », avec la nouvelle Les Marquises, ça se mérite, d’Alex W. Du Prel]. En fait il ne s’agit pas d’un voilier à deux mâts, mais on a gardé l’habitude du terme de goélette pour les bateaux qui cabotent entre les îles et viennent débarquer et embarquer marchandises et passagers. Il y a près de deux kilomètres ! L’Askoy est mouillé à une encablure du quai. Il faudra que je le change de place, avant les grandes houles de décembre [1976]… Les Marquises sont magnifiques, mais il faut, avant tout et surtout, vraiment vouloir y vivre. Rien n’y est facile, mais tout devient naturel. »
Jean Saucourt peut en témoigner, lui qui a choisi de rester au pays de sa femme Aline et qui milite aujourd’hui avec elle pour la préservation de son patrimoine, la culture séculaire de l’archipel – notamment avec ses vestiges archéologiques, laissés quasiment à l’abandon (tel cet extraordinaire et unique « tiki souriant », ci-dessus, qu’il faut aller dénicher en pleine « jungle »), et son art de la sculpture auquel Gauguin s’était lui-même initié – étant la plus riche et diverse de toute la Polynésie française. Sur l’île d’Hawaï, il ne reste plus rien de la même culture maori, rapidement escamotée au profit du modèle américain. Aux Marquises, par chance, elle reste très vivante, sans être à l’abri d’un retournement soudain de situation, d’une génération à l’autre. « La culture marquisienne, expliquait déjà Brel à son ami médecin, est bouffée par la culture tahitienne, qui est elle-même bouffée par le français, qui à son tour est bouffé par l’anglais ; et l’anglais, par l’américain ! »
Alors, Jean se bat sur tous les fronts. Après en avoir tracé, élargi ou cimenté les pistes, il connaît l’île et son histoire comme sa poche et ne demande qu’à partager son savoir. C’est un régal de parcourir Hiva Oa en sa compagnie érudite. Mais attention, avant d’obtenir sa collaboration, il vous fera passer, l’air de rien, une sorte d’examen. Nous y avons eu droit ! Pas question en effet, pour Jean Saucourt, de jouer au taxi-brousse avec des touristes indifférents à l’histoire de ces lieux (dont les ancêtres des habitants actuels pourraient être à l’origine du peuplement de l’île de Pâques, son dialecte et ses statues monumentales, les fameux moaï, présentant bien des analogies avec la langue et les tikis marquisiens) : avec ses pas loin de 70 balais, mais rassurant comme un roc, passionnant et enthousiaste, il vous offrira le maximum de lui-même si seulement il se rend compte que l’intérêt est partagé.
En l’an 2000, il a participé aux fouilles du puits que Gauguin avait fait creuser au pied de sa Maison du jouir, aujourd’hui reconstituée (cf. « Brel-5 »), l’eau douce surgissant à Atuona à faible profondeur. De son atelier du premier étage, à l’aide d’une canne à pêche, l’astucieux pécheur devant l’Éternel pouvait en remonter sans effort les bouteilles d’absinthe qui patientaient au frais ! De nouveau rebouché, mais mis en valeur, le puits fait à présent office de monument historique. Jean Saucourt : « Il était totalement obstrué lorsque nous avons mis à jour son emplacement. On y a retrouvé plein de petites choses, entre autres des bouteilles, des débris divers mais aussi des seringues et même des ampoules intactes de morphine… »
On peut les voir à présent au Centre cuturel Gauguin, dans l’enceinte duquel se trouve le puits. Des objets dont l’examen permettra peut-être un jour de connaître la cause réelle de la mort du peintre. Tuberculose ? Maladie vénérienne ? Alcoolisme ? Les trois, mon capitaine ? Ou bien… ? Souffrant d’une infection à une jambe suite à une fracture ouverte subie lors d’une rixe à Concarneau, au printemps 1894, et réduite à la va-vite, le peintre aura régulièrement recours au laudanum puis à la morphine pour calmer ses douleurs, la plaie ne parvenant jamais vraiment à cicatriser. À Hiva Oa, conscient du danger, il avait demandé à son ami américain Varney qui tenait le magasin où il s’approvisionnait, de l’autre côté de la rue, de conserver sa dernière seringue et ses doses de drogue. Mais le 7 mai 1903, souffrant le martyre, il fait appeler le marchand et le supplie de lui rapporter le tout. Le lendemain, on le trouva dans son lit, la jambe gauche pendant à l’extérieur… Overdose ? « Quelqu’un remarqua – était-ce Varney ? – qu’une fiole vide reposait près des lunettes, sur la table de chevet du défunt. Du laudanum ? Quelle importance ! Personne ne le sut jamais… Personne non plus ne put s’opposer à l’autodafé exigé par Mgr Martin [voir « Brel-6 »]. Là-bas, écrira l’excellent et regretté Pierre Berruer (ex-Ouest-France et auteur d’une des plus belles bios de Gauguin, Le Bon Dieu n’a pas d’oreilles, Plon, 1986), à quelques centaines de mètres, sur la plage où germaient des cocos, deux chevaux blancs couraient, insouciants et joyeux. »
Jean Saucourt, octobre 2011 : « Je connais quelqu’un, sur Atuona, qui dispose encore du carnet de facturation du magasin Varney, comportant la liste des produits que Gauguin achetait à crédit, avec sa signature à chaque nouvel achat ! Je l’ai vu une seule fois, mais depuis il m’est impossible de convaincre la personne concernée de mettre ce carnet à la disposition du patrimoine. C’est pourquoi depuis longtemps je milite pour l’ouverture d’un musée qui porterait notamment ce genre de documents à la connaissance du public, avec bien sûr des contrats confirmant la propriété d’origine… »
Jacques Brel, Atuona, 1977 : « Quand on va à Paris, les gens nous demandent : “Mais qu’est-ce que vous pouvez donc faire toute la journée aux Marquises ?” On vit. On est occupés toute la journée à vivre sa journée. » Un soir, à des pilotes d’Air Polynésie qu’il a invités à dîner, il précise : « Il faut du temps pour tout et on prend du temps pour tout. Par exemple notre voiture est en panne. Comme il n’y a pas de garagiste, il faut trouver un gars qui connaît bien, qui veut bien… Il n’y a pas de station essence, on met une demi-journée pour faire le plein. » Sans parler de la cuisine, puisqu’il prend en charge tous les repas : « Il n’y a pas de restaurant, alors je fais la cuisine. Sauf le poulet à la belge qui est une spécialité de la Doudou. […] En plus, ici, c’est excitant d’essayer de faire de la bonne cuisine parce qu’il n’y a rien du tout. Les viandes congelées de Nouvelle-Zélande arrivent à Tahiti et nous sont réexpédiées par les goélettes, et les herbes sont inexistantes. J’ai apporté du persil, que j’ai planté… En ce moment, je me bats comme un fou pour l’oseille. Je voudrais pouvoir faire un saumon à l’oseille de mon jardin. J’ai déjà potassé la recette. »
D’où lui est venu cet amour de la cuisine ? Il s’y est toujours intéressé, assure-t-il, mais c’est sur le bateau, pendant la si longue traversée du Pacifique (souvenez-vous du pot au noir, cf. « Brel-2 »), qu’il y a pris goût. « Sur un bateau c’est encore un peu plus pointu parce que ça bouge et je mettais un point d’honneur à ne pas ouvrir de boîtes. J’ai donc étudié sérieusement dans différents livres et je peux dire que je fais vraiment la cuisine... » (Tu leurs diras, op. cit.) Cela se saura très vite à Tahiti, tant et si bien que les pilotes invités à sa table n’arriveront jamais sans provisions. « Tout est aventure quotidienne. C’est une aventure de trouver des œufs, alors qu’il y a des coqs et des poules à profusion. Mais les poules sont en liberté, comme les gens. Et elles pondent dans les taillis. Aucune crudité, si ce n’est quelques tomates, oignons et concombres. Par contre on regorge de fruits succulents. […] Le poisson est excellent. » (J’attends la nuit, op. cit.) Bref, il faut savoir s’organiser, apprendre à anticiper, prévoir qu’on va manquer de riz… « C’est une habitude à prendre. Si on veut quelque chose en décembre, on le commande en août. Ce n’est pas plus compliqué. »
La table, elle, est toujours l’œuvre d’un chef étoilé. Que le plat de résistance soit relativement simple, comme le couscous que Jacques prépare la première fois pour Jean Saucourt, ou sophistiqué comme le poulet à la Neva qu’il réserve à Marc Bastard. Car Jacques est extrêmement attentionné avec ses invités. D’autant plus, sans doute, qu’il les choisit avec soin, réfutant régulièrement des demandes de fonctionnaires désireux de le rencontrer. C’est donc un vrai privilège d’être invité à sa table. Jean Saucourt se souvient de cette première fois : « Jusqu’alors on n’avait fait qu’échanger quelques mots, en se croisant dans le village ou sur le chantier. Mais le jour où il nous a fait part de son invitation, ma femme et moi, après avoir précisé que la tenue de soirée était de rigueur, il m’a demandé : “Au fait, c’est quoi ton plat préféré ?” Comme je suis originaire d’Algérie, j’ai répondu : “le couscous.” Sur le moment j’ai pensé qu’il me demandait ça comme ça, histoire de parler. Et puis, le jour venu, quand on est passés à table, après l’apéritif – champagne et caviar ! – et l’entrée, il est arrivé de la cuisine portant un plat de couscous ! Il l’avait préparé tout exprès pour moi… »
Autre témoignage du même genre, celui de Marc Bastard, devenu le meilleur ami de Jacques à Hiva Oa. D’aucuns ne manqueront d’ailleurs pas de noter, curieusement, une certaine ressemblance physique entre lui et Jojo…
« M’ayant souvent prié à déjeuner ou à dîner chez lui, il me posa un jour la question suivante : “Quel plat as-tu le plus apprécié dans ta vie ?” Ma mémoire gustative se mettant en marche, je sortis au bout d’un moment : “Le poulet à la Neva.” C’était pour moi le souvenir ancien d’un soir de réveillon chez des amis de ma famille. Pour fixer les idées, le poulet à la Neva n’a rien du poulet chasseur de nos grands-mères. La volaille est désossée, cuite et entièrement reconstituée avec, mêlés à la chair de l’animal, du foie gras, des truffes et de la crème fraîche. Le tout est enrobé de gelée. Les rondelles de truffe restent apparentes. C’est une œuvre d’art et de goût. Le tout se découpe en tranches. On trouve ce plat de luxe chez les grands traiteurs parisiens, mais il n’est pas à la portée du cuisinier amateur moyen.
« Sur le moment, et dans mon esprit, sa question et ma réponse sur mon plat préféré n’avaient qu’un caractère documentaire. Or le soir du premier de l’an 1977, dans la maison de la colline, à la lueur des chandelles, avec la phrase traditionnelle “le champagne s’impatiente…” par laquelle il accueillait ses hôtes, Jacques s’éclipsa un moment et revint… avec un superbe poulet à la Neva, confectionné de ses mains ! »
On le voit, Jacques excellait dans tout ce qu’il entreprenait. Le talent, assurait-il, c’est d’avoir envie. À l’en croire, il suffirait dès lors d’un pour cent d’inspiration, le reste étant « seulement » affaire de « transpiration ». D’apprentissage et de travail, c’est-à-dire. Lucidité ou humilité des gens vraiment… talentueux ? Après avoir entendu le Grand Jacques, cette question m’a toujours habité, au point que jamais je n’ai manqué de la poser aux plus… talentueux des créateurs que j’ai rencontrés voire côtoyés de près. Auteurs-compositeurs, écrivains, poètes… À Léo Ferré, à Frédéric Dard, à Luc Bérimont… pour n’en citer que trois, au hasard, parmi tant d’autres. « Géniaux », à n’en pas douter, ils étaient aussi et surtout des bourreaux de travail. Des stakhanovistes de la transpiration... Cela me renvoie au mot de Mileva Einstein, la première épouse du grand physicien, qui avait assisté, en excellente mathématicienne qu’elle était, à la gestation de la théorie de la Relativité ; en réponse aux journalistes se pressant soudain à leur porte dans l’espoir d’obtenir une déclaration du « génie », elle dit : « Mon mari se tue au travail. Voilà en quoi consiste son génie. » Einstein lui-même (grand amateur de musique et violoniste accompli, soit dit au passage), déclara : « Je ne pense pas que mon cerveau soit exceptionnel. Je suis seulement plus obstiné et plus passionné que la plupart des gens. »
Plus obstiné, plus passionné, Jacques Brel l’était assurément. En toutes choses. Avec un petit plus, encore : sa façon naturelle d’être en empathie avec les hommes (« j’ai mal aux autres »…) qui a fait, par exemple, que son souvenir reste aussi indélébile à Hiva Oa. Au final, se dessine le portrait d’un homme debout. « De l’aube claire jusqu’à la fin du jour ». Un homme qui jamais n’a courbé l’échine, ni devant quiconque ni face aux circonstances, aussi tragiques fussent-elles. Don Quichotte des temps modernes. Seule, la Faucheuse à laquelle nul n’échappe aura finalement eu raison de lui – ou plutôt de son enveloppe charnelle. Car son esprit demeure vivant en nous. « Voilà que l’on se couche / De l’envie qui s’arrête / De prolonger le jour / Pour mieux faire notre cour / À la mort qui s’apprête / Pour être jusqu’au bout / Notre propre défaite… » Serait-il impossible de vivre debout ? Aux Marquises, Jacques Brel a fait la preuve du contraire.
(À SUIVRE)
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« SUR LES TRACES DE JACQUES BREL » (texte et photos de Fred et Mauricette Hidalgo), rappel des chapitres précédents : 1. Le Voyage aux Marquises (18 novembre 2011) ; 2. Sa nouvelle adresse (26 novembre) ; 3. Si t’as été à Tahiti… (3 décembre) ; 4. Touchez pas à la mer ! (8 décembre) ; 5. Aux Marquises, le temps s’immobilise (13 décembre) ; 6. Si tu étais le bon Dieu… (9 janvier 2012).