Le voyage aux Marquises
Si l’on s’accorde assez facilement sur une liste d’artistes ayant marqué l’histoire de la chanson française contemporaine, chacun possède ses petites préférences qui ont plus à voir avec sa sensibilité propre qu’avec la valeur intrinsèque de l’œuvre concernée – à supposer qu’à ces sommets de qualité il soit objectivement possible de comparer l’écriture, la composition, l’interprétation et la teneur respectives des chansons, leur capacité à transcender les chapelles et à dépasser leur époque... Donc, à chacun son artiste, ça ne se discute pas. Ainsi, celui qui aura le plus compté pour moi – homme et créateur confondus, sa vie ayant été aussi admirable que son œuvre –, au point peut-être d’infléchir le cours de la mienne, s’appelle Jacques Brel.
Autant que je m’en souvienne, j’ai découvert Brel en 1957 – j’avais huit ans – avec Quand on n’a que l’amour. Le choc. Par le fond (« Quand on n’a que l’amour / Pour parler aux canons / Et rien qu’une chanson / Pour convaincre un tambour… », guère éloigné du chef-d’œuvre de Raymond Lévesque, Quand les hommes vivront d’amour, paru un an plus tôt), autant que par la forme, ce fameux et irrésistible crescendo brélien qui deviendrait sa marque de fabrique… La suite ne fit que confirmer cette révélation. Comme si j’étais branché sur le même secteur, d’une intensité (émotionnelle) hors norme. Le discours lucide et généreux de l’homme sur ses semblables (« J’ai mal aux autres », etc., mais aussi, revers obligé de la médaille, « Mort aux cons ! », etc.) enfonça le clou.
Alors, quand le héros de mon enfance, le chevalier à la triste figure, s’incarna en Jacques Brel (j’étais à ce moment-là dans ma vingtième année), la boucle fut bouclée. Ce Grand Jacques-là était bien mon Grand Frère ! Mon aîné de vingt ans, presque jour pour jour, un vrai « bélier » avide d’aventures, débordant de rêves d’enfance. Un frère que j’avais (presque) reconnu comme tel dès 1964 ; souvenez-vous de Jef : « Viens, il me reste ma guitare / Je l’allumerai pour toi / Et on sera espagnols / Comme quand on était mômes… »
Et puis, superbe pied de nez au show-business et plus généralement à l’ordre social qui vous rive d’office sur les rails du conformisme, le voilà qui décide à son apogée professionnelle – alors qu’il aurait pu continuer des décennies durant, et pour le plus grand plaisir du public, à « rentabiliser » ses talents multiples – d’« aller voir » ailleurs si le bonheur s’y trouve ! Il lâche tout quasiment du jour au lendemain et passe son brevet de skipper après sa licence de pilote pour se lancer dans un tour du monde à la voile censé durer cinq ans… Stupéfaction, puis admiration, dirait Souchon. L’esprit de Gerbault, St-Ex et Mermoz souffle en lui. Unique dans l’histoire du showbiz. Et rarissime dans l’absolu.
La maladie le cueillera en cours de route : parti d’Anvers le 24 juillet 1974 sur l’Askoy (un yawl au mât de 22 mètres, de 18 mètres de long et pesant 42 tonnes, beaucoup trop lourd pour un seul homme, fût-il accompagné d’une femme qui n'a pas froid aux yeux), il percevra les premières atteintes de ce « mal mystérieux dont on cache le nom » le 20 octobre lors d’une escale à Tenerife. Auparavant, accostant à Horta, dans les Açores, il avait déjà subi un coup fatal au moral en apprenant la mort, le premier septembre, de son grand ami Georges Pasquier, alias Jojo.
À celui-ci, dans la chanson éponyme de son dernier album, en 1977, Jacques Brel dira : « Nous savons tous les deux que le monde sommeille par manque d’imprudence ». Une phrase qui résume entièrement l’histoire du Grand Jacques ; et un sentiment partagé sans réserve par ma chère et tendre et moi qui, dans notre propre parcours, privilégierons toujours l’imprudence à la sécurité, la confiance à la méfiance. Avec les déceptions et les trahisons que l’on imagine (« la vie ne fait pas de cadeau… »), mais si dérisoires face aux belles rencontres suscitées par la maîtrise de son destin.
Délesté d’un poumon ou presque le 16 novembre, Brel remontera à bord de son bateau dès le 21 décembre ! Malgré l’épuisement visible, il n’entend pas se reposer davantage. Le 25 décembre est celui du « fameux » réveillon improvisé en compagnie d’Antoine qui vient mouiller dans le même port des Canaries, à Puerto Rico, avec sa première goélette baptisée Om. Un bien mauvais procès lui sera intenté par la suite, dont le simple et authentique exposé des faits (grâce à Chorus et Marc Robine) suffira à montrer l’ignominie. Mais plus tard, bien après, quand le mal sera fait et que la calomnie aura rempli son triste office ; trop tard, surtout, le Grand Jacques étant resté convaincu jusqu’à sa mort, semble-t-il, qu’Antoine avait « vendu » son cancer à la grande presse, alors que rien n’était plus faux. En réalité, la rumeur de la maladie avait filtré depuis Bruxelles où Brel s’était fait opérer, suivie d’échos dans la presse belge et même d’une dépêche de l’AFP, ce que certains proches de Jacques ne pouvaient ignorer...
Passons... pour le moment, et reprenons le fil. Le 30 décembre 1974, Brel, sa compagne Maddly et sa fille France, entreprennent la traversée de l’Atlantique. Deux représentantes du « sexe faible » et un homme physiquement diminué, incapable de s’atteler aux tâches les plus dures : dans ces conditions et avec un tel bateau, c’est une véritable gageure. Don Quichotte à l’assaut des moulins à houle… Et pourtant ! Telle une cathédrale de voile (écoutez – et voyez ! – cette extraordinaire chanson écrite aux Marquises et restée inédite jusqu’en 2003, La Cathédrale, où Brel retrace son propre trajet par le détail, quasiment du départ d’Anvers au mouillage d’Hiva Oa), L’Askoy arrive le 26 janvier dans la baie de Fort-de-France.
Après plusieurs mois de cabotage aux Antilles, au cours desquels les paparazzi tentent par tous les moyens de photographier le mort en sursis, Jacques et Maddly poursuivent seuls le voyage jusqu’au Venezuela. Le temps d’un aller-retour Caracas-Bruxelles en avion pour un contrôle médical six mois après l’opération, ils mettent les voiles jusqu’au canal de Panama. L’objectif est de traverser le Pacifique, via les Marquises, Tahiti, les îles Sous-le-Vent et les Fidji, puis de gagner l’océan Indien, les Seychelles, la mer Rouge et le canal de Suez pour regagner enfin l’Europe par la Méditerranée.
Le 22 septembre, l’Askoy se lance à l’assaut de l’immense océan. Cap sur les Marquises : 7 500 kilomètres sans escale ! Et le 19 novembre 1975, un an et trois jours après l’ablation partielle de son poumon gauche, Jacques Brel parvient avec Maddly Bamy en vue de la baie de Taaoa, dite baie des Traîtres, derrière laquelle s’étale la petite ville d’Atuona, au pied d’un pic impressionnant d’un vert sombre de plus de mille mètres. C’est la baie voisine de Tahauku, aménagée sommairement en mouillage, qu’ils choisissent pour ancrer leur bateau. Il n’en bougera quasiment plus, en dépit des projets de navigation que nourrissait encore le couple.
À cette époque-là, ma chère et tendre et moi vivons au Gabon où, après y avoir créé le journal L’Union, hebdomadaire national d’information générale, nous nous apprêtons, quelques semaines après l’arrivée de Brel aux Marquises, à le transformer en quotidien. Ce sera chose faite le 30 décembre 1975, non sans avoir formé au préalable une équipe d’aspirants journalistes, avec le concours de collègues gabonais et d’un trio d’excellents confrères polyvalents de nos amis. Dont Louis Bresson… dont on reparlera.
Coïncidence : je me rendrai en monomoteur à Lambaréné pour réaliser un reportage sur l’hôpital Schweitzer, « à l’orée de la forêt vierge », pendant qu’un certain Antoine voguait sur l’Ogooué (le grand fleuve gabonais que Gainsbourg immortalisera plus tard dans son film Équateur), vers le village du grand docteur musicien. Qui a parlé de hasard ?! Mais surtout, entre-temps, le 20 novembre, à Hiva Oa comme à Libreville, on sablera le champagne parce qu’enfin « Franco est tout à fait mort » !
L’imprudence... On n’était plus au temps où Bruxelles bruxellait dans l’insouciance, mais à celui des valises et des mallettes, des corrompus et des corrupteurs… Il était temps pour nous de quitter ce marigot pour une autre aventure, en repartant de zéro. Pour continuer à vivre debout, à vivre nos rêves. Comme Brel avait quitté la scène pour le cinéma, puis le cinéma pour la navigation hauturière avant de s’atteler à son dernier disque dans un archipel des antipodes. Les Marquises passeront en boucle, sur notre Uher à bandes, dans une République naissante de la Corne de l’Afrique, aux premiers pas de laquelle nous essaierons de contribuer au mieux (malgré l’engeance représentée par certains néo-coopérants mais ex-vrais colons à la – grave – mentalité inchangée). C’est là, à Djibouti, que nous apprendrons avant tout le monde sur place, par une dépêche AFP tombant sur le téléscripteur de mon bureau, la mort de notre héros survenue à l’Hôpital franco-musulman de Bobigny, le lundi 9 octobre 1978 à 4 h 30 du matin. Moins d’un demi-siècle – quarante-neuf ans et six mois seulement – après sa naissance, le 8 avril 1929 à Schaerbeek (Bruxelles).
Le vendredi 13 octobre en fin de matinée, Jacques Brel était inhumé à Hiva Oa, à l’endroit précis choisi par lui : non loin de la tombe de Paul Gauguin, à la droite d’un grand Christ blanc de cinq mètres de haut : « Pour qu’il soit entouré de ses deux larrons ! », avait-il lancé comme une boutade, lui le bouffeur de curés, l’anticlérical notoire. À ses obsèques : les amis d’Atuona dont les sœurs du collège Sainte-Anne et nombre d’enfants marquisiens ; parmi les proches d’avant les Marquises, seul son ancien imprésario et fidèle ami Charley Marouani a fait le voyage, convoyant la dépouille de Jacques aux côtés de Maddly.
Le sait-on ? Douze ans plus tôt, en avril 1966, six mois avant ses adieux à l’Olympia, Brel était à l’affiche à Djibouti, accompagné par quatre musiciens, dont Jean Corti et Gérard Jouannest (voir le document vidéo d’Une île, tourné pour l'essentiel sur place). C’était dans le cadre de sa tournée dans l’océan Indien (du 21 avril à Djibouti au 3 mai à l’île Maurice en passant par Madagascar et la Réunion). L’organisateur de sa venue, Guy Arnaud, me confia que le Grand Jacques, ayant constaté que son hôtel-restaurant de La Siesta où il devait se produire ne roulait pas sur l’or, lui fit cadeau de son cachet : « Spontanément et intégralement ! » Par la suite, on apprendrait que le chanteur, qui ne s’en vantait pas, était coutumier du fait, ou plus exactement qu’il offrait plus souvent qu’à son tour, à l’issue de son spectacle, l’enveloppe contenant son cachet à des gens qu’il jugeait dans le besoin… Quand je le rencontrai, après l’indépendance de Djibouti, Arnaud avait vendu La Siesta pour ouvrir une enseigne culturelle que Brel aurait aimée, la Librairie Omar-Khayyâm, du nom du grand poète et savant perse qui se répandait en éloges épicuriens.
C’est encore à Djibouti, enfin, que nous ferons la connaissance d’Antoine, de passage dans la Corne de l’Afrique sur Om. Il m’invita à plusieurs reprises à son bord comme nous l’invitâmes chez nous. Six mois d’escale, le temps d’écrire un nouvel album (Quel beau voyage !, Barclay, 1980), avec un titre décoiffant sur la coopération mal comprise : Le Blues des coopérants.
Deux souvenirs marquants à son sujet : un, celui du plaisir de lui faire découvrir le premier 30 cm d’un jeune chanteur français qui parlait de lui et de Dylan (cf. notre photo) : « Y a eu Antoine avant moi / Y a eu Dylan avant lui / Après moi qui viendra ? / Après moi, c’est pas fini / On les a récupérés / Oui, mais moi on m’aura pas ! » Je revois la réaction amusée du globe-flotteur, toute de tendresse envers Renaud – puisqu’il s’agissait bien sûr de lui –, bien qu’il eût mis totalement à côté de la plaque : qui mieux qu’Antoine, justement, avait réussi à prendre de telles distances avec la société, ou plutôt à se jouer d’elle ? Oui, qui d’autre dans le showbiz… à part Brel ?
Brel évidemment, Brel infiniment. Second souvenir marquant de nos conversations djiboutiennes. Avec tout le tact possible, j’interrogeai Antoine sur ce Noël 74 passé sur l’Askoy à Puerto Rico de Gran Canaria… et les suites que l’on sait. L’auteur de Pourquoi ces canons ? en était terriblement meurtri. Pas tant de la cabale, d’ailleurs, que de penser que Brel était à tort resté persuadé de sa « trahison »… Je lui expliquai alors combien celui-ci avait compté pour moi au moment, crucial, auquel tout un chacun est tôt ou tard confronté, entre tenter d’accomplir ses rêves d’enfance et chercher à « réussir dans la vie » ; combien j’avais adhéré à sa définition du talent : rien d’autre, avec le travail rigoureux qu’il suppose en aval, que d’« avoir envie », vraiment envie ! Et combien j’aurais aimé pouvoir lui dire tout ça, en tête à tête…
Et me voilà, seul, tout seul, trente-trois ans (33 tours !) presque jour pour jour après qu’il eût été porté en terre, à méditer cette histoire, dans l’aube naissante, devant la tombe modeste et fleurie du Grand Jacques. Tel un paumé du petit matin, pendant que ma moitié boucle les bagages dans notre chambre de passage, avant que l’on regagne l’aéroport Jacques-Brel… Quarante ans après nos épousailles, impossible pour nous de ne pas songer dans cet archipel où le temps s’immobilise, à dix-huit mille kilomètres du Plat Pays, à La Chanson des vieux amants. « Finalement, finalement / Il nous fallut bien du talent / Pour être vieux sans être adultes. »
Cela se passait, il y a seulement quelques semaines, aux Marquises, île d’Hiva Oa, commune d’Atuona... Si ce « prologue » vous parle, je vous convie à me suivre, à nous suivre (et à faire chorus, peut-être, car nous rapportons quelques informations et documents étonnants, voire plus) jusqu’à cette île, « au large de l’amour / Posée sur l’autel de la mer / Satin couché sur le velours / Une île / Chaude comme la tendresse / Espérante comme un désert / Qu’un nuage de pluie caresse… » Oui, si ça vous chante, suivez-nous sur les traces de Jacques Brel.
(À SUIVRE)
___________
NB. Cet article, cent-seizième du nom, est aussi celui qui marque le second anniversaire de Si ça vous chante, puisque ce blog de promotion de la chanson, ouvert à tous et à toutes, a été lancé le 18 novembre 2009. Répétons-le : il ne s’use que si l’on ne s’en sert pas…