Pas vieillir, pas mourir…
L’air de rien – chi va piano va lontano –, voici l’opus numéro 200 de « Si ça vous chante ». À vrai dire, je pensais prendre mon temps pour concocter un texte aux petits oignons, truffé de chansons et d’illustrations belles à mourir… et puis l’occasion faisant le larron, histoire aussi de s’éviter un jour de plus à vieillir, ce sera court comme une lettre d’amour. Car… hier soir j’ai revu, à la scène comme à la ville, mon ami Henri Tachan (on s’est connus en 1979) et ça n’a été que du bonheur… que je me dois – vous m’connaissez ! – de vous offrir un peu en partage… et en exclusivité.
Tenez, cette photo d’Henri sur scène prise par votre serviteur : eh oui, c’était hier soir ! Mercredi 15 avril 2015 à Paris (9e), dans une magnifique petite salle à chansons (140 places) qui accueillait ses premiers spectateurs. Soirée privée… de recettes commerciales (puisque uniquement sur invitations), mais non privée d’émotion. Comment cela se fait-ce ? rétorqueront les admirateurs de Tachan, qui n’ignorent pas que l’auteur de La Vie a décidé de s’y vouer totalement à l’issue, le 29 mars 2008, de son tout dernier concert au Théâtre Musical de Besançon ?!
Et ils auront raison de ne pas y croire, au retour de Tachan, car s’il est remonté exceptionnellement sur les planches, ça n’était évidemment pas, malheureusement pas pour chanter lui-même (« Ne vous en déplaise, nous a-t-il confié, je suis fort aise d’avoir arrêté la scène… »), mais pour présenter Yves Jamait qui a eu la plus que bonne idée l’automne dernier (il nous en avait parlé lors de son séjour aux Nuits de Champagne) de créer un concert autour du répertoire d’Henri. La création officielle aura lieu en septembre prochain dans la capitale, mais l’affaire est d’ores et déjà entendue (après quelques premières représentations de rodage en province) : Au revoir Tachan est un formidable spectacle qui doit autant à la qualité géniale d’inspiration, à la finesse d’une œuvre oscillant sans cesse de la tendresse à la révolte, qu’à l’interprétation tant vocale que gestuelle, mimiques incluses, de Jamait. Avec de superbes trouvailles comme celle de dessiner des deux mains un cœur qui bat sur fond de percussions, avec des liaisons pertinentes, de l’humour permanent… et deux musiciens au diapason, c’est-à-dire étonnants, enthousiastes, enthousiasmants : Samuel Garcia, piano-clavier-accordéon, et Didier Grebot, batterie-percussions.
J’ai prévenu que je ferais court. Alors, je vous le dis sans ambages et vous pouvez en croire quelqu’un qui connaît son Tachan par cœur (mon Brel, mon Amérique à moi… Celui avec qui je conversais déjà depuis l’Afrique avant de rentrer en France pour créer Paroles et Musique en 1980), dont j’aimais les chansons depuis toujours et que j’ai vu et revu sur scène avec un bonheur sans cesse renouvelé (du Théâtre Renaud-Barrault à celui de la Roquette, de Bobino à l’Olympia, de la Fête de l’Huma à un peu partout en tournée, y compris à deux pas de chez moi, en mai 1978... pour un concert à l'organisation duquel j'avais même contribué avec Forum, mon journal hebdomadaire de l'époque !) : Ce « Jamait chante Tachan » est un régal ! Et le public d’invités qui, pour une large part hier soir, ne connaissait Tachan et Jamait ni d’Ève ni d’Adam, ne s’y est pas trompé en leur réservant, l’un assis discrètement dans la salle et l’autre sous la lumière, une ovation debout. Alors, voilà, l’info est donnée. Organisateurs, à vos agendas ; spectateurs, à vos marques. Spectacle à faire tourner, à recommander et à ne pas manquer ! Faites passer…
L’occasion fait le larron, disais-je plus haut à propos de ce deux centième sujet. Pas de hasard en fait. Ou, si vous préférez, c’est du hasard qui fait bien les choses. Henri et moi, c’est plus qu’une vieille histoire, et à coup sûr une histoire d’amour et d’amitié. Quelle joie de le retrouver hier dans de telles circonstances ! Car dans la salle, si côté cour, le maître (exemplaire) des lieux (Alain Wicker, lui aussi un fondu de chanson et ami de Tachan) avait invité de non initiés pour leur faire découvrir, via Jamait, celui en lequel Brel voyait un lion rugissant et Frédéric Dard un pudique à la tendresse hargneuse pour « éveiller des échos fraternels dans les consciences neutres » ; côté jardin, il y avait des connaisseurs, éditeurs, auteurs, musiciens, journalistes… et chanteurs. Tous admirateurs de Tachan, toutes générations confondues, d’Agnès Bihl à Marcel Amont !
Je ne vous en ai pas encore parlé ici, mais un double DVD intitulé Henri Tachan, 40 ans de chanson, réalisé par Christophe Régnier, sera officiellement présenté lors de la création parisienne d’Au revoir Tachan, à la rentrée. D’ores et déjà disponible par correspondance, il propose l’intégrale du dernier concert d’Henri Tachan à Besançon (22 titres) et un documentaire sur l’artiste, Le Prix de la révolte, présenté par le réalisateur comme « une enquête palpitante, tendre, drôle et pudique, avec de nombreux témoignages passionnants » : Marcel Amont, Guy Béart, Juliette Gréco, Yves Jamait, Gérard Jouannest, Antoine-Marie Millet (le pianiste de Tachan, présent lui aussi hier soir), Danielle Oddéra, Pierre Perret, Alain Souchon, Patrick Poivre d’Arvor, Jean-Claude Vannier… outre votre serviteur et, surtout, les regrettés José Artur, Cabu et Cavanna. Pas la peine de vous en dire plus ni de vous faire un dessin…
Ça commence à ne plus faire aussi court qu’annoncé, alors juste pour relier ce sujet à la tonalité des deux précédents, découlant eux-mêmes du massacre de Charlie, ces propos de Tachan dans l’un des nombreux articles et dossiers qu’on lui consacra de son vivant de chanteur, si j’ose dire, dans Paroles et Musique et Chorus. En l’occurrence dans le n° 34 (novembre 1983) du « mensuel de la chanson vivante ». Nous parlions, Henri et moi, du désenchantement politique (déjà), de la désespérance et, néanmoins, de notre foi en l’Homme, quitte à ce que ce soit, comme il l’a écrit, dans nos « seuls moments de fièvre ».
Et voilà comment il concluait cette rencontre à la veille de passer un mois à Bobino (le vrai !) : « Moi, j’ai de l’espoir quand j’écoute un disque de Souchon ou de Vannier, j’ai de l’espoir quand je vais voir Laurel et Hardy ou un film de Bergman ou de Fellini, j’ai de l’espoir quand je lis San-Antonio ou le dernier livre de Cavanna ; j’avais de l’espoir quand je lisais Charlie-Hebdo... Ce n’est pas un gouvernement de gauche ou de droite qui va me donner de l’espoir ! S’il y a eu des chanteurs de gauche qui escomptaient un changement, c’est qu’ils n’étaient pas libres. Moi, je suis un chanteur, point final. Un chanteur avec un “c” minuscule, je fais des petites chansons dans mon coin et en toute liberté. C’est tout. Je n’attends rien d’un régime, je n’attends que du public. Mon parti, c’est le public.
» La vie de tous les jours est désespérante, c’est vrai, mais elle devient “espérante” dans la mesure où il y a des gens comme Souchon ou Vannier qui la racontent, d’une façon désespérante car elle l’est, mais en mettant, comme le disait Brassens, “des petites fleurs à l’alphabet”. Seuls les artistes peuvent te toucher, te faire pleurer, te faire du bien avec des larmes. Des gens d’une terrible lucidité, mais qui rendent le désespoir “espérant”. Ce n’est pas un P.D.-G., un général, un politicien ou un curé qui pourront te donner ça, mais seulement un artiste, un peintre, un musicien, un chanteur, un poète, un écrivain, un sculpteur…
» L’art est la seule chose positive au monde. Et la seule capable de le sauver, c’est qu’il y ait de plus en plus d’artistes, professionnels ou non. C’est mon seul espoir. Vive Shakespeare, nom de dieu, vivent Mozart, Beethoven, Schubert et Rossini, et vive Reiser, vive Vannier, vive Lluis Llach ! C’est pareil, c’est le même combat. »
Et vive Jamait, ajouterai-je de concert avec Henri qui l’a en quelque sorte adoubé. Et on le comprend : au-delà de la qualité de l’interprète, se voir ainsi réincarné, rajeuni de son vivant, sans attendre d’être (éventuellement) passé à la postérité… et de n’être plus là pour le savoir, c’est fantastique et ça ne peut que vous réconcilier un peu avec le genre humain. Un Jamait comme on le connaît, mais aussi impressionnant (voire plus) au service d’un grand aîné que dans son propre répertoire (il m’a soufflé qu’il allait bientôt entrer en studio pour son prochain album à paraître a priori en novembre) : un digne héritier sous les feux de la rampe, dans cette lignée d’interprètes hors du commun, de Brel, de Tachan et autre Leprest (que j’eus la chance de connaître dès 1982 grâce à… mon ami Henri !). La démonstration que la chanson est une chaîne sans fin, d’une génération l’autre... et que tant qu’il y a des artistes pour s’en souvenir et rester solidaires, il y a de l’espoir. L’espoir de ne pas vieillir, à défaut de celui de ne pas mourir. CQFD.