Désespéré... mais avec élégance
Peut-être que le rêve s’achève, hélas ! Que tout lasse, tout passe, tout casse ?... « Est-ce normal ? Je m’aperçois que je n’ai plus rien reçu de votre part depuis le 17 janvier ! Et cela me chagrine énormément… » Bientôt trois mois, c’est vrai, que je n’ai plus alimenté ce blog… Et les mots comme celui-ci, aussi aimables qu’attentionnés voire affectueux, de se multiplier. Tentative d’explication… en ce jour anniversaire de la naissance de Jacques Brel.
Après cinq ans révolus d’articles venus, pour la plupart, du fond de moi-même ; cinq ans à entretenir à ma modeste mesure la flamme du beau et de l’authentique ; cinq ans à confier des souvenirs exclusifs sur les artistes que j’ai aimés et fréquentés au long de ma vie ; cinq ans en somme à faire chorus encore et encore, comme autant de bouteilles jetées à la mer ou si vous préférez dans l’océan du World Wide (Wild ?) Web ; cinq ans après, peut-être bien que… ça ne me chante plus ? Que l’érosion menace... Que tout lasse, tout passe, tout casse... ?
Guy Béart – La grève du rêve
Et pourquoi pas ? Comme le chante Guy Béart, de toutes parts, tout autour de nous, « la grève du rêve est là. » De plus en plus difficile à supporter, sinon à accepter, pour quelqu’un qui a toujours vécu – et agi – en fonction de ses rêves… à accomplir. Comme l’avait fait le Grand Jacques, homme de rêves et de défis successifs, jusqu’au bout. Certes, « Les rêves sont en nous », chantait le cher Pierre Rapsat, mais aujourd’hui fi des grands idéaux ; « Sinistre / le cuistre / s’étend / inonde / les ondes / du temps. » Folie meurtrière des uns, aquoibonisme des autres : « Images / en cage / folie au tiroir / plus d’âme / qui clame / L’espoir… »
Ce qui m’a touché, fort, chez Jacques Brel, c’est ce que j’appelle dans mon livre sur sa « vie d’après » son principe d’imprudence… qui participait de son rêve préalable. Dans un poème de Leon Felipe qu’il a mis en musique, Paco Ibañez déplore le fait qu’il n’y ait plus de fous en Espagne : « Depuis qu’est mort cet homme de la Mancha / Cet extravagant fantôme du désert / Tout le monde est prudent, terriblement, horriblement prudent… » Don Quichotte reviendrait aujourd’hui, nul doute qu’on lui interdirait partout le passage, qu’on l’empêcherait urbi et orbi de s’exprimer. Trop « imprudent » et donc trop dérangeant…
En revanche, un chanteur bien connu et apprécié de la collectivité sort un nouvel album… et voilà qu’on publie simultanément un livre sur lui pour « dénoncer » sa face cachée, ses infidélités conjugales supposées. Un autre se dévoue tant et plus pour rester fidèle à un ami disparu et venir en aide aux plus démunis… et voilà la horde des corbeaux coassant qui s’acharne sur lui au premier motif fallacieux venu. L’argent, la jalousie, la haine : triste et sombre triptyque à l’opposé exact des valeurs du chevalier à la triste figure. « Les ocres / médiocres / des réalités / détrônent / les jaunes / d’été / Car la grève du rêve est terrible / elle tue lentement / elle étouffe nos cœurs impassibles / la nuit, en dormant… »
Les attentats de Charlie, ici, les massacres des innocents de plus en plus nombreux, ailleurs… Chaque jour la barbarie gagne du terrain sur la civilisation. Tout commence par de petits renoncements, de petits arrangements (entre amis) avec le principe de laïcité qui favorisent le retour du fait religieux ; lequel s’engouffre dans la place laissée béante par la culture, suite aux décisions de nombreux élus qui semblent la considérer (au mieux) comme la cinquième roue du carrosse… Rien qu’en France, en cette année 2015, une centaine d’événements et de festivals sont purement et simplement supprimés – alors même que les retombées économiques indirectes de ces manifestations, en termes d’hébergement, de restauration, de commerce, de tourisme ou autres, dépassent souvent le montant de l’aide publique qui leur est accordée. Mauvais calcul à tous points de vue, économique et surtout social, car l’abandon de la culture vivante va engendrer dans le tissu social des trous de mites des plus dangereux, dont les barbares et les pousse-au-crime démagogues vont directement profiter.
Je m’éloigne du sujet ? Peut-être. L’époque, c’est vrai, est à la confusion des genres, à la perte des repères. Ça n’est pourtant pas compliqué : l’homme sans culture est comme une bête sauvage, prête à tout pour simplement survivre et à faire table rase du passé de l’humanité pour imposer son propre mode de vie bestial au reste du monde ; l’homme cultivé vit en paix et en harmonie avec ses semblables, dans la beauté et « Le Bonheur de vivre » (si joliment illustré par Matisse, cf. ci-dessous). « La culture coûte cher ? Essayez donc l’ignorance… » Justement, ça y est, c’est fait, on a essayé, on le sait en toute certitude, en espèces sonnantes et trébuchantes autant qu’en vies humaines : l’ignorance n’a pas de prix, c’est un gouffre sans fond.
Trente-cinq ans cette année que j’écris et me bats sans relâche, toujours soucieux de cette pédagogie de l’enthousiasme dont parlait Aragon, pour illustrer le meilleur de la chanson vivante (et à travers elle tous les arts qu’elle rassemble à elle seule). Avec des hauts et des bas, certes. Des moments d’exaltation et d’autres de déprime sinon de dépression. Aujourd’hui, disons pudiquement que nous vivons un passage en creux… Jamais sans doute, de notre vivant, l’esprit de chapelle, le sectarisme, donc l’égoïsme, l’intolérance et le rejet de l’étranger n’ont été plus évidents voire revendiqués sans vergogne. Alors, la quête du Beau, du subtil, du sublime, de ce qui ennoblit l’Homme, bof, quelle importance…
La chanson est le meilleur reflet de l’air du temps… et l’air du temps actuel, hein, aux plans politique, médiatique, sociologique, culturel, environnemental… pas vraiment de quoi s’en réjouir. Si nos élites autoproclamées, chaque fois plus impuissantes, plus satisfaites d’elles-mêmes voire plus arrogantes et cependant plus incultes que jamais (« Estamos tocando el fondo… », chante Paco Ibañez dans La poésie est une arme chargée de futur, « Nous sommes en train de toucher le fond »…), nous conduisent au bord du précipice, le bon peuple oublieux (ou nostalgique) de notre tragique histoire récente (trois quarts de siècle, pas davantage…) semble pressé de s’y jeter, pieds et poings liés.
Alors, c’est vrai, avec le temps, on se sent glacé dans un lit de hasard, floué par les années perdues… et me revient en mémoire cette chanson posthume du Grand Jacques : « Ne plus parler qu’à son silence / Et ne plus vouloir se faire aimer / Pour cause de trop peu d’importance / Être désespéré / Mais avec élégance / […] N’avoir plus grand-chose à rêver / Mais écouter son cœur qui danse / Être désespéré / Mais avec espérance… »
Justement, après un petit coup de moins bien, chassez le naturel il revient au galop et on se prend à rêver à d’autres lendemains qui chantent. Moins utopiques, moins collectifs sans doute, mais plus accessibles. Encore que… Pour être très pratique, par exemple, on rêvait, on pensait très sérieusement (je l’avais même annoncé ici) que l’Askoy, le voilier de Jacques Brel (dont j’ai raconté, dans L’aventure commence à l’aurore, l’exemplaire et magnifique histoire de sa restauration en Belgique, après le « rapatriement » de son épave, échouée sur la côte néo-zélandaise), serait remis à l’eau aujourd’hui même, 8 avril 2015, date anniversaire de la naissance du Grand Jacques (l’imagine-t-on, à 86 ans, « cracher sa dernière dent / en chantant “Amsterdam” » ?!). Déjà, on avait espéré pouvoir le faire le 24 juillet dernier, pour les quarante ans du départ, depuis Anvers, de son voyage au bout de la vie. Et puis les fonds nécessaires à la confection des voiles, le seul élément restant, avaient fait défaut…
Malgré tout, en l’espace des six à sept mois séparant octobre d’avril, on estimait – les frères Wittevrongel (à l’origine de cette merveilleuse initiative, avec l’objectif final de mettre l’Askoy au service de la réinsertion sociale) et tous les « Askoyers », leurs soutiens amicaux, avec eux – que l’argent serait trouvé entre-temps, car ça n’était plus que l’équivalent d’une goutte d’eau par rapport à l’ensemble de l’entreprise. Or, non seulement les aides publiques ont continué de briller par leur absence, mais le chantier naval qui abritait le bateau (à Rupelmonde) et laissait ses employés travailler bénévolement (à leurs moments perdus) à sa restauration, a fait faillite l’automne dernier, entraînant l’obligation pour Piet et Staf Wittevrongel de le déplacer à leurs frais... Il se trouve désormais à Zeebrugge. Désillusion, remise en question. Interrogations pour l’avenir.
Ils ne baisseront pas les bras, rassurez-vous. Moi non plus. Il reste encore des traces sur lesquelles partir, de proches que l’on a aimés (comme mon père, dans mon cas, au destin incroyable depuis qu’il foula le sol français en février 1939) et ou d’artistes qui n’ont eu de cesse de nous rendre la vie plus belle. Alors, oui, écrire pour ne pas mourir, c’est une évidence… Mais pas seulement, loin de là. Compte tenu de tout ce que j’ai tenté maladroitement et confusément d’expliquer ici, il faut du temps aussi pour…
…Chanter
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre – ou faire un vers
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste, d’ailleurs, se dire : « Mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! »
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul…
Voilà la meilleure réponse (Cyrano, pensez donc !), la plus adéquate en tout cas, que je me sens capable d’apporter à tous ces petits mots amicaux reçus ces dernières semaines. Il faut laisser le temps au temps, comme disait non pas Mitterrand (qui avait des lettres) mais, bien avant lui, le seul et unique Hidalgo de la Mancha (réincarné aux Marquises, là où les chevaux sont blancs, en Jacques Brel), il faut faire confiance à la vie… C’est peut-être ainsi que « la grève / du rêve / se meurt », que « le songe / éponge / nos pleurs. » Ainsi qu’en fin de compte « le rêve / s’élève / ce jour » et que « les flammes / s’enflamment / d’amour… »
PS. Plus prosaïquement, j’ajouterai aux raisons de ma discrétion prolongée (pour ceux qui le souhaitent, je suis plus présent mais bien sûr de façon très différente et plus brève sur ma page Facebook) la désinvolture de l’hébergeur de ce blog. Celui-ci a non seulement modifié son « gabarit » et son fonctionnement (désormais plus complexe) sans laisser le choix à ses utilisateurs, quitte à faire disparaître au passage des vidéos, des documents audio et votre présentation personnelle de la page d’accueil, mais il s’est permis en outre et sans la moindre gêne d’y ajouter de la pub ! Sans même demander leur autorisation aux auteurs des blogs. On nous dira que c’est le progrès… Il me semble qu’il s’agit plutôt d’irrespect ou, pire, d’une indifférence totale à l’égard de leurs « fournisseurs de matière » (gratuite). Ça ne donne guère envie de continuer ici… mais comment faire autrement, sans couper définitivement les ponts entre nous ?
…DERNIÈRE HEURE : bonne nouvelle, la publicité qui avait envahi ces pages (depuis la mise en place automatique de la nouvelle version de l’hébergeur) vient d’être éradiquée par nos soins ! S’il est laissé toute latitude aux annonceurs (n’importe lesquels…) de phagocyter les blogs hébergés en mettant leurs auteurs devant le fait accompli, il existe malgré tout, quelque part, une fonction bien cachée qui permet de s’opposer à ce « coup de force ». Qu’on se le dise (à toutes fins utiles pour d’autres auteurs) et qu’on sache que « Si ça vous chante », depuis sa création le 18 novembre 2009, n’a jamais voulu tirer le moindre embryon d’ombre de profit de son existence. Merci de votre fidélité, sans laquelle j’aurais arrêté d’écrire ici... C’est reparti !
(NB. Je déplore cependant qu’un « service » ait disparu de la page d’accueil : l’affichage automatique des « derniers commentaires » publiés, avec l’indication de l’article commenté, quel qu’il soit depuis cinq ans, qui permettait aux uns et aux autres d’en être informés et surtout de prolonger le dialogue de façon aussitôt visible ; là, les commentaires restent évidemment possibles – et souhaités – mais il faut faire la démarche d’aller cliquer sur « Voir les X commentaires » en chaque fin de sujet pour découvrir les plus récents.)