Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
Le plain-chant du départ…
L’un nous a quittés dans l’anonymat médiatique presque total le 21 décembre 2016, en continuant de « veiller tard », la lampe allumée jusqu’au bout, non sans avoir adressé d’ultimes saluts* aux allumeurs d’étoiles, aux orpailleurs des mots, aux passeurs d’étincelle, aux gens de la vigie, à tous les défricheurs (…et « aux semblables mes frères / qui vont simplement leur chemin / libres anonymes et clandestins / à cœur battant et ciel ouvert ») ; l’autre a renoncé délibérément au « métier », qu’il exerçait depuis longtemps déjà à l’écart des médias, en quittant la scène le 10 décembre 2002, pour renouer comme le Grand Jacques avant lui, loin des plateaux et des projos, ces liens discrets « que l’on sécrète et qui joignent les êtres »…
Le premier était « le Rimbaud de la chanson française », m’avait déclaré Claude Nougaro (avant que Jean Ferrat et Léo Ferré ne me confient à peu près la même chose) ; le second, qui a toujours eu la fibre authentiquement populaire, demeure aujourd’hui (à son corps défendant, car il n’aspire plus qu’à retrouver l’anonymat) « la personnalité préférée des Français ».
Tout pour les opposer en apparence… alors que tout les rapprochait au fond, dans leur nature humble, simple, généreuse et solidaire. Outre une affection commune pour les gens, cette armée de simples et honnêtes gens, qui ont cru au rouge après le noir…
On est de ce pays de ratures et de rides
Un fil usé se brise et tout se désaccorde
J'éponge avec des mots toute une eau noire qui monte
Toujours au fond du cœur rougeoie ce rouge-gorge...
Il y a exactement vingt ans, nous avions décidé de les associer dans un même numéro de nos « Cahiers de la Chanson » – c’était le n° 22 de Chorus mis en vente dans les kiosques le… 21 décembre 1997, dix-neuf ans jour pour jour avant la disparition de Jean et cinq ans avant que Jean-Jacques ne s’éclipse discrètement. Un dossier d’une vingtaine de pages pour chacun, l’un en « Une », l’autre en « Panthéon », mais un même traitement, une même considération de notre part… et un même accueil chaleureux de la leur lors d’un entretien au long cours.
Il y eut bien sûr des voix, ensuite, pour nous reprocher (plus ou moins grossièrement) ce rapprochement ; je m’en doutais, je l’avais anticipé… Pensez donc : le « poète maudit » (par définition ignoré des médias… et du « grand public ») et le « faiseur de tubes » (vilipendé par la grande presse… et les purs et durs de la « chanson à texte »), ensemble dans la revue de référence de la chanson vivante… Mais aujourd’hui qu’il y a prescription (depuis lors les réseaux sociaux ont repris le flambeau de la condescendance, du mépris voire de la haine avec tellement plus de vigueur et d’indécence…), je peux bien « avouer » qu’il s’agit d’un des fruits de mon parcours de rédacteur en chef dont je suis le plus fier – voyez en plus le reste du sommaire (une partie seulement !) annoncé en couverture : Dick Annegarn, Gildas Arzel, Barbara, François Béranger, Bori, Bourvil, Daran, Yvon Étienne, Louise Attaque, Woody Guthrie, Marc Robine, Ziskakan... « Ne verrouillez jamais la vie à double tour », a écrit le poète dans sa chanson peut-être la plus emblématique.
Je ne me fais guère d’illusions, notez bien, ni sur l’évolution des mentalités ni sur l’empreinte qu’aura laissée notre ligne éditoriale d’amoureux impénitents de la chose chantée selon laquelle (pour reprendre le slogan de l’association Prospective Chanson créée dans les années 70) « toute la chanson a droit à tout le public »… et vice-versa – quitte à chacun, ensuite, d’opérer ses propres choix (des goûts et des couleurs, n’est-ce pas). Oui, je le sais bien : tout ça n’est plus qu’une trace, une simple trace…
Reste à peine une trace, un écho qui se meurt
Un sourire, une larme, un battement de cœur…
Reste inéluctablement l’absence… Tout s’efface, sauf le manque, et pourtant… Un sourire, une larme, un battement de cœur : n’est-ce pas là, finalement, la meilleure définition de la « chanson vivante » ? « Là où bat le cœur d’un homme, disait Francis Lemarque, il y a une chanson qui naît. » Celle qui nous apprend l’essentiel, à « tenter de vivre » envers et malgré tout, en touchant l’âme au plus profond, sur des modes et registres différents (et c’est tant mieux, à l’image de la vie, de son indispensable et salutaire diversité), selon notre personnalité et notre humeur du moment.
Pour ma part, les chansons de Jean Vasca et celles de Jean-Jacques Goldman, me remuent toujours autant – et autant les unes que les autres. Pour leur faculté à toucher juste, en particulier pour leur vision obstinément fraternelle dans et en dépit d’un monde débordant d’ignominies, pour la place de choix et la confiance qu’ils accordent à l’humain, maître de son destin, dans l’avancée de la conscience collective, quand d’autres se bornent à désigner un bouc émissaire, chacun le sien. Oui, cette « fraternité à la fenêtre », tant vascaïenne que goldmanienne, me parle et, parfois même, me bouleverse. D’autant plus, peut-être – petit plus perso –, que ces deux-là m’ont offert très tôt leur amitié, époque Paroles et Musique… et que je sais l’intime authenticité de leurs créations.
On naît, on vit, on meurt. « Des vies où on aura eu si peu, si peu à choisir… » Autant le faire en beauté et dans le partage, puisqu’on est tous et toutes appelés un jour à être celui ou celle « qui s’en va ». Avant d’être, peut-être, pour les autres, celui ou celle qui manque : « Quoi que je fasse, où que je sois, rien ne t’efface, je pense à toi… »
Dernière cadence
Voyez comme on danse
Trois petits tours et puis s’efface
Sur la piste du temps qui passe
Dans l’intervalle, « Aimer » (la beauté sous toutes ses formes et dans toutes ses incarnations) est ce que nous avons de mieux à faire. Pas bien difficile… et d’ailleurs « l’on n’y peut rien », sauf à se mentir soi-même ou à être un vil type : seul ce voyage de plain-chant et de plein-cœur est capable de nous apporter du réconfort « entre les glas et les tocsins » ; l’espérance aussi, comme Vasca le chante dans Les Fins dernières, « qu’au dernier jour / Ne meurent nos amours / Qu’elles nous consolent et nous survivent / Chemin d’étoiles vers l’autre rive… »
Il n’y aura plus alors qu’à laisser la lumière chanter en nous l’essentielle musique et, ensemble, à entonner un blues qui nous fera oublier toutes nos peurs.
*Dernier album de Jean Vasca (son 26e ou 27e opus depuis 1964), Saluts ! est sorti début 2016 (chez EPM/Socadisc). Quinze chansons magnifiques pour Les Vieux de la veille – les « initiés » qui sont dans la confidence – et (beaucoup) plus si affinités…