...is alive and well and living in Paris
Oui, Graeme Allwright est vivant, il va bien et il vit à Paris. Tout comme Jacques Brel autrefois, à qui Mort Shuman consacra sous ce titre une comédie musicale, peu avant qu’il ne prenne le large. La différence, c’est que Graeme – qui a fait ses adieux définitifs au récital à la fin 2015 – a aujourd’hui plus du double de l’âge du Grand Jacques à l’époque : 91 ans, 92 le 7 novembre prochain… C’est dire s’il était temps qu’une biographie fût consacrée à l’auteur immortel d’Il faut que je m’en aille. Par chance, cette (trop longue) attente est atténuée, sinon compensée, par la qualité de son auteur Jacques Vassal, l’un des meilleurs journalistes musicaux de l’espace francophone de ces dernières… cinquante années.

Damned ! Je suis fait… Voilà une bio de chanteur, parmi les très rares auxquelles je serais prêt à consacrer tout le temps nécessaire, que je n’écrirai jamais. Un rascal du nom de Jacques Vassal qui semble écrire plus vite que son ombre (Brassens, Brel, Cohen, Dylan, Ferré, Higelin…) m’a devancé ! Sans rire, bien que ce qui précède soit très sérieux (j’aurais vraiment aimé écrire un livre sur cet être d’exception qui occupe une place à part dans mon cœur), c’est un bonheur que cet ouvrage existe, qu’il soit paru du vivant de Graeme et qu’il soit signé Vassal, car en vérité, qu’on se le dise au fond des ports, nulle autre plume n’était plus légitime que la sienne.
C’est à Jacques Vassal, par exemple, qu’on doit la toute première interview de Graeme chanteur dans la presse nationale. Par la même occasion, c’était le tout premier article qu’il réalisait pour le mensuel Rock & Folk à peine né : les historiens le retrouveront dans le n° 3 de janvier 1967 et les lecteurs de Graeme Allwright par lui-même en pages 98-101. Cela se passait à l'automne 1966, rue de la Gaîté, dans les coulisses de Bobino. Une salle chargée d’histoire dont l’âme s’est envolée dans les années 1980, rappelle l’auteur, victime de la voracité des bulldozers et, plus encore, de leurs commanditaires : « All right, Allwright ! Graeme me reçoit dans sa loge à Bobino, après son tour de chant couronné de succès, dans le programme de Raimon*… »
_______
*Grand chanteur hispano-valencien (dont l’œuvre est hélas méconnue en France) qui fut l’un des pionniers de la Nova Canço, la nouvelle chanson catalane. Pour Chorus, notre dernière rencontre avec lui, réalisée par Marc Legras (9 pages fort denses et illustrées d’étonnantes photos d’archives, avec Pete Seeger et Jorge Semprun notamment), remonte à juin 2006, à l’occasion de son nouveau passage à l’Olympia quarante ans après le premier (cf. Chorus n° 58, hiver-2006-2007).

En réalité, c’était la seconde fois que le journaliste en herbe voyait le chanteur débutant en scène. Trois ou quatre semaines plus tôt, il l’avait découvert par hasard dans un de ces cabarets de la rive gauche qui faisaient florès et le bonheur des amateurs de chanson. C’était à la Contrescarpe. Vassal s’en souvient bien : « Avec des amis, j’étais venu pour voir et entendre Les Enfants terribles. Trois garçons et deux filles, sous la houlette d’Alain Féral, qui connaissaient alors un certain succès. […] Leur travail des guitares et leurs harmonies vocales très riches et maîtrisées nous faisaient penser un peu au trio Peter, Paul & Mary, l’un de nos modèles américains de ces années-là. Mais nous n’étions pas préparés à découvrir ce soir-là “un Américain”, du moins l’avons-nous cru lors de cette première prestation, qui jouait de la guitare et de l’autoharp en chantant d’une voix claire et dans un français parfaitement articulé, malgré une pointe d’accent anglo-saxon. Il semblait avoir peut-être trente ans (en fait, il était tout juste quadragénaire, mais Graeme a longtemps paru dix ans de moins que son âge réel). Il chantait des histoires de voyage comme ce blues de Jack Clement et Allen Arnold déjà chanté, entre autres, par Johnny Cash. […] Avec cette chanson profondément américaine, Graeme avait réussi un petit miracle : l’adapter en restant fidèle au texte original, tout en donnant l’impression que celui-ci était en français :
Emmène-moi,
Mon cœur est triste et j’ai mal aux pieds ;
Emmène-moi,
Je ne veux plus voyager.

Une grande partie du talent de Graeme était déjà là, un miracle en effet (par essence exceptionnel… mais constant chez lui !) qui voyait l’adaptateur – aux antipodes des inepties yé-yé du moment, décalquées à la va-vite des tubes américains – devenir créateur à part entière et même apporter un plus, parfois, à l’œuvre initiale. On allait le constater bientôt avec ses merveilleuses adaptations-recréations des chansons de Leonard Cohen. L’Étranger, Suzanne, Les Sœurs de la miséricorde, Demain sera bien, L’Homme de l’an passé, Diamants dans la mine, Avalanche, Lover Lover Lover… ou encore Danse-moi. Jacques Vassal : « De cette pure merveille, dont l’inspiration de départ, selon son auteur, remonte aux images des camps d’extermination nazis, Graeme a su préserver l’essentiel et offrir en français une œuvre tout en finesse » :
Danse-moi à ta beauté avec un violon en flammes
Danse-moi dans la panique jusqu’au repos de mon âme
Touche-moi avec ta main nue ou gantée de velours
Danse-moi vers la fin de l’amour…
Précision : dans l’ordre l’arrivée dans la chanson, Graeme a précédé Leonard de deux ans. Son premier album (avec Le Trimardeur, son adaptation de Hard Travelin’ de Woody Guthrie), sous label Mouloudji (qui l’avait rencontré, ainsi que Colette Magny qui l’aimait beaucoup, à la Contrescarpe), date de l’automne 1965. Celui de Cohen de décembre 1967. Le coup de cœur immédiat de Graeme à l’écoute de ce disque, The Songs of Leonard Cohen, donnera naissance à deux immenses chansons dans son troisième album (1968, Mercury) : Suzanne et L’Étranger. Allwright à Vassal, en parlant de celles-ci et des suivantes : « Quand j’ai écouté pour la première fois son tout premier album, et puis son deuxième, j’ai eu l’impression que c’était comme si j’avais écrit ces chansons moi-même ! J’avais complètement intériorisé ses émotions et sa façon de les exprimer, ses images, ses mots… »
En 1973, Mercury décidera de rassembler ses premières adaptations dans un album spécifique : Graeme Allwright chante Leonard Cohen. Au verso de la pochette, ce texte manuscrit : « En adaptant ces chansons, j’ai essayé de respecter dans la mesure du possible la pensée de Leonard Cohen que j’estime beaucoup. J’espère que mon travail aidera l’auditeur français à mieux comprendre et pénétrer l’univers souvent difficile de Cohen. Je lui dédie ce disque avec l’espoir de nous retrouver sur un chemin plus ensoleillé. » Le plus français des Néo-Zélandais et le Canadien anglophone se retrouveront en effet, soit pour assister à leurs concerts respectifs, l’un à Paris, l’autre à Montréal, soit en privé, chez l’un ou chez l’autre. Graeme à Vassal : « Il m’a raconté des choses très personnelles, très intimes même, sur sa vie à lui. Il m’a dit des choses que je n’ai jamais répétées à personne. Je n’ai fait qu’écouter, quelque peu abasourdi, et par ce qu’il me confiait, et par sa confiance en moi. Je n’ai jamais répété et ne répéterai jamais le contenu à personne. »
Mais en public, un jour, Leonard Cohen fera ce commentaire à propos du travail d’adaptation de son alter ego francophone : « Graeme a rendu mes chansons plus acceptables à mes propres yeux. » Sans aucun doute, pour Graeme Allwright, la plus prestigieuse des récompenses possible !

Quelle que soit l’importance, cependant, du volet Cohen chez Allwright, il serait abusif de le réduire à celui-ci. Pour être un adaptateur rare (Petit garçon, Petites boîtes, Jusqu’à la ceinture, Le Jour de clarté, De passage, Comme un vrai gamin… ou Sacrée bouteille d’après Tom Paxton – « Celle-là, dit-il, je la chante en m’affublant d’un nez rouge, un nez de clown, pour accentuer le côté “poivrot” du personnage. Tom Paxton a d’ailleurs expliqué, dans ses concerts aux États-Unis, que sa chanson était plus connue des Français que des Américains… »), il n’en est pas moins un auteur, compositeur et/ou interprète des plus originaux (Il faut que je m’en aille, La Petite Souris, Joue joue joue, Ballade de la désescalade, Questions, Garde le souvenir, Lumière, Condamnés…). Son répertoire s’est inscrit à jamais dans la mémoire collective de plusieurs générations, à partir des colonies de vacances et autres camps scouts, à défaut des médias qui ne l’ont diffusé qu’avec parcimonie. On peut en juger à l’aune de son œuvre discographique : dix-huit albums entre 1965 et 2000 (Tant de joies, EPM), dont un double album en public avec Maxime Le Forestier et un formidable Allwright sings Brassens (auquel Vassal consacre la moitié du chapitre « Cohen en français, Brassens in english »).
Il y a eu encore un CD-DVD en 2008, Des inédits… pour le plaisir, un DVD simple enregistré Un soir de concert en 2007 (tous deux chez Musikéla/EPM), celui-ci ouvert par sa version pacifiste de La Marseillaise (« Pour tous les enfants de la Terre / Chantons amour et liberté / Contre toutes les haines et les guerres / L’étendard d’espoir est levé… ») ; et puis fin 2015 Graeme a jugé plus « respectueux » pour son public – malgré un succès jamais démenti et un bonheur rare offert en partage – d’arrêter la scène (excepté quelques incursions plus ou moins brèves ici ou là jusqu’à l’an dernier). Signalons aussi, outre nombre de compilations et participations, le beau film Pacific Blues, tourné en France et en Nouvelle-Zélande, que lui ont consacré en 2005 Chantal Perrin et Arnaud Deplagne (52’).
Pour être un petit peu plus complet, il faudrait également parler du globe-trotter, de La Réunion, de l’Inde, de l’Éthiopie où il a vécu, à Harrar, comme Rimbaud avant lui ; de son retour tardif en Nouvelle-Zélande en 1993 puis de sa tournée en décembre 2005 (la première fois qu’il chantait ses chansons dans son pays natal !) ; de ses femmes, de ses enfants, de ses amis musiciens, surtout malgaches ; d’un de ses auteurs de prédilection, Maurice Cocagnac (cf. Au cœur de l’arbre…) ; de son indifférence envers la notoriété, les médias et le show-business ; de ses influences et inspirations spirituelles… De sa vocation de comédien qui l’avait fait quitter Wellington à la fin des années 1940 pour aller jouer Shakespeare à l’Old Vic de Londres, puis de son arrivée à la Comédie de Saint-Étienne dirigée par Jean Dasté, élève de Jacques Copeau dont la petite-fille, Catherine, allait devenir sa première épouse ; des circonstances de sa bifurcation vers la chanson, jusqu’à l’inauguration en 2014 dans la ville du Quesnoy – à la libération de laquelle participa en 1918, une semaine avant l’armistice, une division de soldats néo-zélandais (400 blessés et 93 tués) – d’une « rue Graeme-Allwright » qui dessert le joli petit théâtre des Trois Chênes où il est venu chanter, etc. Mais comme tout cela figure dans le livre, je m’en abstiendrai.

Tout juste me bornerai-je à regretter, au plan éditorial, l’absence d’un cahier photos et d’une chronologie succincte en annexes. Peu confortable, d’autre part, le renvoi des notes dites « de bas de page » en fin de chapitre. Le choix du titre aussi : Graeme Allwright par lui-même, qui laisse croire à tort à une autobiographie, alors que Jacques Vassal fait intervenir en situation – entrecoupant les propos exclusifs de l’artiste, bien sûr – les témoins essentiels de sa vie, tout en éclairant le contexte par ses commentaires d’auteur quand c’est nécessaire. Simples remarques au demeurant car ce livre a eu la plus grande peine à exister, une fois écrit, et a même été reporté, à un moment, aux calendes grecques.

Difficile par conséquent de reprocher au seul éditeur qui a eu l’intelligence et la sensibilité de le publier de l’avoir fait entrer au forceps dans le cadre de sa collection d’« autoportraits imprévus » (Brassens par lui-même, Cabrel par lui-même, etc.) et d’avoir limité son nombre de pages autant que possible... Disons que je les formule parce que Vassal aurait mérité un résultat éditorial à la hauteur de son travail, mais aussi et surtout en vue d’une édition ultérieure (…dans un monde où l’édition ne serait pas de plus en plus frileuse, du fait que les lecteurs – et les amateurs de chanson avec eux, hélas – sont de moins en moins nombreux) ; on peut rêver, n’est-ce pas, sachant que Demain sera bien...
(Graeme Allwright par lui-même, 304 pages, format 22x14 cm, prologue de Jacques Perrin, avant-propos de Graeme Allwright, Ed. du Cherche Midi, juin 2018, Paris.)

Une précision et un complément d’information, enfin, pour la petite histoire.
Primo, la superbe image de couverture (excellent choix !) est une photo de Francis Vernhet réalisée à l’automne 1992 pour illustrer l’une de nos rencontres avec Graeme* ; en l’occurrence, une interview que j’avais mise en boîte, publiée dans le n° 2 de Chorus (hiver 1992-1993), à l’occasion de la sortie de son album Lumière et de sa « rentrée parisienne » au Passage du Nord-Ouest.
_______
*Outre nombre d’articles divers (rencontres, disques, scènes, etc.) avec ou sur lui, nous avons consacré deux grands dossiers à Graeme Allwright : le n° 20 de Paroles et Musique (mai 1982) et le dossier « Panthéon » du n° 32 de Chorus (été 2000).
Secundo : un codicille à cet article, comme aurait dit Brassens. Un bonus, en fait : le texte que j’avais écrit pour La mémoire qui chante, mon « journal d’un échanson » qui, comme le livre de Vassal, avait d’abord été refusé par plusieurs éditeurs, avant d’être publié en financement participatif, donc en édition limitée. Forcément, ce texte qui témoigne dans les grandes lignes de notre histoire personnelle avec Graeme est resté de l’ordre du confidentiel : voilà l’occasion ou jamais de lui donner la clé des champs... D’autant qu’il recoupe et complète un chapitre de Jacques Vassal intitulé « Partages ».
Au cœur de l’arbre
J’ai fait la connaissance de Graeme au milieu des années 1970, à l’un de nos retours ponctuels en France (avec ma chère et tendre, installés à Libreville, nous venions de créer le premier journal national du Gabon, L’Union*) ; et j’étais loin alors d’imaginer l’importance de la place que cet homme allait occuper pour toujours dans nos cœurs…
_______
*Aujourd’hui, plus de quarante ans après, L’Union a dépassé son treize millième numéro…

L’histoire a vraiment démarré sur les rives de la mer Rouge et à l’orée d’une nouvelle décennie porteuse d’espérance. Pour la France avec l’arrivée – enfin ! – de la gauche au pouvoir, mais aussi pour nous qui échangions nos premières lettres avec les pensionnaires de notre vivant panthéon de la chanson : Barbara, Brassens, Escudero, Ferrat, Ferré, Nougaro, Marc Ogeret, Romann, Anne Sylvestre, Tachan… et Graeme Allwright. Cela se passait à Djibouti et Brel, hélas, reposait depuis un an déjà aux Marquises.
Alors qu’il pensait sérieusement à laisser tomber sa vie de tournées, lui qui n’a jamais couru après quelque forme que ce soit de carrière, Graeme nous offrait à ce moment-là la primeur de ses nouvelles chansons, rassemblées dans un vinyle tout récent, Condamnés ?, qui sonnait comme un testament : Le Poète solitaire, Le Passage du fleuve, Le Sommet… et, en dernière plage, La Chanson de l’adieu. Mais une autre s’était glissée au cœur du disque, admirable de sobriété et de beauté, qui enseignait la vérité, rien que la vérité, toute la vérité… Et l’air de rien, notre feuille de route, ponctuée de bouclages, pour les trois décennies à venir :
Au cœur de l’arbre il y a le fruit,
Au cœur du fruit il y a la graine,
Au cœur de la graine il y a la vie
Et la saison prochaine…
Flash-back : Davy Moore…
En ce temps-là, la chanson et sa diffusion audiovisuelle allaient encore à peu près de pair. Le fossé entre l’une et l’autre ne commencerait vraiment de se creuser que deux ans plus tard, à partir de Mai 68, pour ne plus cesser de s’élargir. Mais en 1966, malgré l’omniprésence yé-yé, on entendait aussi bien sur les ondes La Bohême d’Aznavour, Quand il est mort le poète de Bécaud, la Supplique… de Brassens, Le Mal de vivre de Barbara, Ces gens-là de Brel, Armstrong de Nougaro, Les Jolies Colonies de vacances de Perret, etc., qu’un étonnant et implacable réquisitoire contre la boxe. Une chanson déclamée par une voix nouvelle, mordante et accrocheuse, à l’accent britannique intriguant : « Qui a tué Davy Moore / Qui est responsable / Et pourquoi est-il mort ? »
C’est en tout cas ainsi que, lycéen attelé à ses devoirs, le transistor en sourdine, je découvris (à l’instar, sans doute, de milliers d’autres jeunes qui constitueraient le futur noyau dur de son public) ce nouveau chanteur au nom bizarre, longtemps imprononçable pour beaucoup : Craime (Grayme ?) Aullerail… raillte ? Un choc suivi de la découverte fabuleuse de ce que je croyais être son premier album (c’était déjà le second) : Petites boîtes, Dommage, Il faut que je m’en aille, Johnny… Des chansons, une voix et une interprétation saisissantes, annonciatrices de promesses. Entre autres de merveilleuses adaptations de Leonard Cohen.
Impossible d’imaginer, bien sûr, que les hasards de l’existence me feraient jouer un rôle dans la trajectoire professionnelle de cet homme de quarante ans, venu des antipodes l’année de ma naissance… Et pourtant !
Mer et Île Rouges
Printemps 1979. Treize ans et huit ou neuf albums après, j’écris à Graeme pour lui annoncer notre décision de quitter la Corne de l’Afrique un an plus tard pour créer un magazine mensuel de chanson (lors de notre première rencontre, nous éditions en France un hebdomadaire régional socio-culturel intitulé Forum), mais qu’auparavant nous aimerions organiser sa venue sur place pour quelques concerts… Je l'informe de nos souhaits et possibilités à ce sujet et, lui dis-je, on en reparlera de vive voix vers la fin juin, où nous rentrerons pour quelques semaines en France… D’ailleurs, ajouté-je, ce serait bien de venir passer un week-end à la maison, avec (sa femme) Claire et (sa fille) Jeanne... Par retour ou presque, nous recevons ce mot :

Graeme s'y montre doublement heureux – et de cette proposition (l’occasion pour lui de remettre les pieds sur ses propres traces une dizaine d'années après sa découverte de l'Ethiopie...), et de l’annonce de la création future de Paroles et Musique. Fin juin, nous fêtons donc nos retrouvailles à la campagne et je prends quelques photos… Entre autres, celle qui servira de couverture à son numéro de mai 1982. Une image prise sur le vif où Graeme apparaît tel qu’en lui-même, méditatif…

Il vient de connaître une semaine triomphale, du 9 au 17 juin, à l’Olympia, tourne quasi quotidiennement jusqu’à la mi-août (nous le retrouverons d’ailleurs à Paris, à l’affiche du Mois de la chanson proposé par Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud du 4 au 6 juillet au Théâtre d’Orsay), et doit enregistrer son nouvel album à la rentrée. Ensuite, nous apprend-il, Graeme doit répéter avec Maxime Le Forestier, en vue des concerts qu’il veut donner au Palais des Sports de Paris, en janvier 1980, au bénéfice de l’association qu’il parraine et soutient, « Partage avec les enfants du Tiers-Monde ».

Un emploi du temps bien chargé, mais qui laisse néanmoins une trouée possible à la fin de l’année. Accompagné alors du groupe Namana (un bassiste congolais, Rido Bayonne, un batteur franco-vietnamien, Martin Coridon, et deux guitaristes malgaches, André et Solo*), Graeme accueille notre idée avec enthousiasme (il a déjà voyagé en solitaire, en 1969, dans la Corne de l’Afrique), nous suggérant même de prolonger sa venue par une tournée dans l’océan Indien. Cela permettrait d’ailleurs de partager les frais de transport, toujours très lourds.
_______
*Solo (prononcer Soul) Razafindrakoto accompagnera Graeme jusqu’à ses derniers concerts et dernières participations de 2015-2016 et produira et réalisera plusieurs de ses albums.
Vont suivre alors trois mois, depuis Djibouti, de contacts multiples entre directeurs de centres culturels français et de correspondances avec le chanteur et son tourneur de l’époque, Harry Lapp. Graeme a très envie de retourner à la Réunion, où il a vécu de fin 1975 à début 1977, ainsi qu’à Madagascar qu’il a découvert à cette période-là. Un temps, il est question aussi des Seychelles… Plusieurs possibilités se présentent alternativement, puis la Réunion déclare forfait – « Dommage », nous écrit Graeme.
L’opération est officiellement pilotée par l’excellent Dominique Chantaraud, directeur du centre culturel Arthur-Rimbaud de Djibouti (qui m’a fait toute confiance lorsque je lui ai proposé d’organiser cette tournée), assisté de son adjoint (et futur successeur) Bernard Baños-Robles. Mais les Seychelles, bientôt, tombent également à l’eau… Et si Mada faisait aussi marche arrière ? m’inquiétais-je alors auprès de Graeme ? Eh bien, ce serait « Djibouti tout seul », nous rassure-t-il. « On prendrait dans ce cas deux places sur sept à notre charge » (pour Claire, qui s’occupe de la technique, et Jeanne). « De toute façon, pour Djibouti, c’est sûr en fin d’année. »
Finalement, ce sera et Madagascar et Djibouti, de la fin novembre à la mi-janvier. Arrivés dans l’Île Rouge, bouleversés par les conditions de vie extrêmement précaires du peuple malgache, Graeme et ses musiciens – qui devaient seulement se produire deux soirs au centre culturel Albert-Camus de Tananarive – donneront dix-neuf autres concerts de soutien ! Vingt et un en à peine un mois… Un périple exténuant à travers cette île-continent, rendu possible (en dépit de conditions techniques éprouvantes) grâce à l’important réseau local de l’Alliance française.
Sur le plan professionnel, ce voyage sera surtout l’occasion pour Graeme Allwright de découvrir les jeunes Lolo Sy Ny Tariny, un excellent groupe de neuf musiciens-vocalistes, dont plusieurs membres (Benny, Érick, Passy…) l’accompagneront par la suite. La rencontre interviendra d’ailleurs à point nommé, à une époque de sa vie où l’artiste, qui avait l’impression de tourner en rond, se posait sérieusement la question de mettre un terme à sa carrière.

Jusqu’à la ceinture
Lorsque Graeme atterrit à Djibouti où deux concerts (officiels) sont programmés, ce pays nouvellement indépendant abrite – en sus de la Légion étrangère – une importante présence militaire française, « facteur de stabilité » dans une région de l’échiquier mondial qu’Américains et Soviétiques, à l’issue de la guerre de l’Ogaden, se partagent à travers leurs pions éthiopiens et somaliens. Dans un tel contexte, c’est pour le moins interloqué (quoique amusé en son for intérieur) que le chanteur apprend, à la veille de Noël, le souhait du commandant de la base de compter sur une prestation spéciale, intra-muros, à l’intention des seuls personnels militaires et leurs familles ! Pourquoi pas, se dit notre homme aussi pacifiste qu’antimilitariste ; si la météo incite à l’oublier (il fait plus de trente degrés), après tout c’est Noël…

Arrive le premier des deux spectacles qu’il doit donner au Théâtre des Salines, un superbe lieu en plein air, étagé en gradins. Visiblement épuisé par son marathon de Madagascar, l’équipe n’en offre pas moins une soirée de trois heures et demie entre le tour de chant de Graeme, alternant standards et nouveautés, et les morceaux instrumentaux de Namana. Mais le lendemain matin, le directeur du centre culturel reçoit un coup de fil furieux du commandant : Graeme Allwright est interdit de spectacle au camp ! Sans la moindre explication. Envoyés en éclaireurs, ses « espions » de la veille n’ont guère dû goûter le répertoire de l’auteur de Pacific Blues…
Quoi qu’il en soit, cette annulation va nous valoir, le 9 janvier 1980, un second concert absolument extraordinaire, ponctué de bout en bout de réactions aussi enthousiastes que tout à fait inattendues. Celles d’un fort contingent (un bon tiers des mille cinq cents spectateurs, Djiboutiens et Européens mêlés) de légionnaires et de militaires ! Des engagés, mécontents de la suppression de « leur » concert, et le faisant bruyamment savoir. Avec en apothéose finale, une chanson reprise par eux presque en chœur ! Une chanson que Graeme n’aura jamais interprétée avec autant d’émotion, de conviction et de plaisir de toute sa vie :
On avait d’la flotte jusqu’aux g’noux
Et le vieux con a dit d’avancer
Y en avait jusqu’à la ceinture
Et le vieux con a dit d’avancer
On avait d’la flotte jusqu’au cou
Et le vieux con…
Délire indescriptible dans les gradins, les bidasses, fous de joie, assimilant manifestement leur commandant à ce « vieux con » qui, toujours, malgré la situation en train d’empirer, disait d’avancer.
Dans l’intervalle, fidèle à son habitude, Graeme était allé – gracieusement, of course – chanter ici et là : dans une MJC de quartier, à la lueur de quelques misérables ampoules, dans un cinéma de plein air pour contribuer à la construction d’une maternité à l’intérieur du pays, sur la place principale de la capitale, le 1er janvier, avec Namana…

Et puis, tout au long de ce séjour de deux semaines, Graeme Allwright ira discrètement à la rencontre des rescapés du conflit entre l’Éthiopie et la Somalie, rassemblés dans des camps djiboutiens où les accueillaient notamment des volontaires de Médecins du monde (dont un couple d'amis au dévouement et à la compassion extraordinaires). Des rencontres d’homme à homme, authentiques, qui, au-delà des barrières de langues, d’origines, de couleurs ou de religions, me feront découvrir, presque toucher du doigt – puisque je servais, seul avec lui, de guide à Graeme –, la vraie communication entre les êtres. Dans l’intensité, la profondeur et la tendresse d’un regard sans pareil, qui vous sonde et semble s'immiscer avec une extrême bienveillance jusqu'au fond de l'âme en vous invitant au partage. Oh ! Le regard de Graeme Allwright...
Inoubliable leçon d’humanité qui ne s’apprend ni à l’école ni dans les livres. Mais ça, bien sûr, c’est une autre histoire… que je conserverai dès lors par-devers moi, enfouie au plus intime, et qui fera définitivement de Graeme l'un de mes grands frères de coeur.

Comme cette autre histoire encore, publique celle-ci, qui allait démarrer six mois plus tard, avec la parution du numéro un de Paroles et Musique (dont il avait été l’un des tout premiers informés du projet) et m’enchansonnerait pour le reste de ma vie. Graeme Allwright ne serait plus jamais bien loin dans notre vie, présent en particulier à toutes nos fêtes, entre autres à celle du cinquième anniversaire de Paroles et Musique en 1985 (aux côtés de Guy Béart, Leny Escudero, Bernard Haillant, Namana, Marc Ogeret, Riou et Pouchain, Anne Sylvestre, etc., dont les jeunes Louis Arti et Allain Leprest) et des dix ans de Chorus en 2002… où, merveilleusement accompagné au débotté par Jean Corti, l’accordéoniste de Brel, il allait nous offrir un florilège de ses chansons, dont l’incontournable et définitivement inoubliable Il faut que je m’en aille…
Photos de Jacques Aubert, Fred Hidalgo, Jean-Pierre Leloir et Francis Vernhet, dessin de Philippe Quinton.