Les Passerelles de l'hiver – 4
Deuxième volet sur trois (dans cette série de passerelles de l’hiver : voir État critique) de notre sélection des meilleures productions phonographiques – ou plus exactement de celles que nous avons jugé les plus intéressantes – des artistes nés (professionnellement) durant ces deux dernières décennies, repérés et accompagnés par Chorus dans l’intervalle. De France bien sûr, mais aussi d’Afrique, de Belgique, puis (dans le prochain article) de Suisse et du Québec.
Mais d’abord, en signe d’interactivité de Si ça vous chante avec le terreau de la chanson vivante, ce cadeau signé Francis Vernhet : un montage photo de l’unique prestation parisienne de Jeanne Cherhal, ce mardi 9 mars au Bataclan, après la sortie de son album Charade (voir Génération Chorus), accompagnée par la Secte Humaine (« musiciens sauvages et délicats, précise la chanteuse, au nombre de quatre, faisant partie pour la plupart du groupe French Cowboy, ex-Little Rabbits, ayant officié sur la tournée Robots après tout de Katerine. Hommes de l’Ouest »). Histoire de donner un avant-goût de l’affaire, à ne pas manquer en tournée, car un disque – fût-il un chef-d’œuvre d’écriture, de composition, d’interprétation, d’arrangements et de production – ne pourra jamais remplacer cette communion entre un artiste et un public, entre une scène et une salle, cet instant magique, puisque définitivement unique, que l’on nomme spectacle. Une évidence qu’il n’est pas inutile de rappeler en intro de nouvelles chroniques de disques.
Dobet GnahoréAprès Ano Eko (Créons ensemble) en 2004 et Na Afriki (Mon Afrique) en 2007 (dont est tiré le titre en écoute ici), Djekpa La You (Enfants du Monde) est le troisième album studio de cette jeune auteur-compositrice ivoirienne, dont Jean Théfaine écrivait dans Chorus n° 60 : « Un nouveau talent aussi prometteur qui surgit ainsi dans le paysage, ça s’appelle un cadeau du ciel. À suivre de très près. » D’autant que Dobet, artiste complète, chanteuse et danseuse, femme de scène, possède cette conviction qui anime les plus grands artistes populaires conscients du pouvoir de la chanson. De la chanson qui se soucie du monde, des tâches quotidiennes, des amours, des enfants, des souffrances, des maladies, de la sécheresse, de l’exil…
Et pour mieux en parler, Dobet Gnahoré élargit ici son chant en empruntant diverses langues des quatre points cardinaux du continent noir : bété, bambara, dida, dioula, swahili… « N’attends pas le bonheur pendant des années, vas-y, fonce, mon ami… » chante Dobet au son d’instruments acoustiques et traditionnels. Cela s’appelle le chant du possible.
• Djekpa La You, 13 titres, 43’07 ; Prod. Contre-Jour, distr. Socadisc (site de l’artiste).
Imbert Imbert
Pourquoi Imbert Imbert ? Parce que M. et Mme Imbert : autrement dit Mathias Imbert et sa contrebasse avec laquelle il arpente en solo les scènes de l’Hexagone depuis trois ans. Depuis que ce jeune Montpelliérain (28 ans à l’époque) avait choisi de quitter le groupe De Rien pour tenter cette aventure improbable. Résultat : Imbert Imbert remporta cette année-là tous les tremplins découvertes auxquels il participa, de Bourges à Montauban en passant par Le Mans. Sur scène, l’étrangeté de ce duo voix-contrebasse au service de chansons souvent sombres et frappées du sceau du sexe crée un univers aussi original qu’envoûtant. Sur disque c’était une autre affaire, mais justement, Imbert Imbert échappe ici à l’écueil minimaliste du premier album, Débat de boue, en faisant intervenir nombre d’instruments (piano, claviers, guitare, mandoline, accordéon diatonique, batterie, harpe, ukulélé…), mais en situation, à bon escient, sans rien remettre en cause de cette atmosphère à nulle autre pareille dans la génération actuelle.
Allez savoir pourquoi, dans ce monde désespéré, de sexe obsédant (« Je te convie / À sentir mon envie / De ce qu’on vit / Quand ton con prend mon vit… ») comme antidote au désespoir (ou seulement à de la lucidité exacerbée ?), on retrouve parfois Brassens (le pornographe du phonographe ?) qui affleure. Parfois aussi, on voit le bout…. du tunnel : « Et de fil en aiguille / Tomber sur une fille / Attendrie par vos pleurs / Vous rend quelques couleurs », avant de déchanter : « Mais saisir au regard / Qu’on est rien qu’un poivrot / Qu’une gueule à trois mots / À gueuler au comptoir / À boire. » Textes, musiques, arrangements, interprétation, c’est réglé au cordeau, sans céder à la moindre facilité. Sans concession. Mais « si t’enlèves les godasses / Le fut’ en cuir et la contrebasse / Derrière le masque du chanteur / Si tu fais “bouh !”, ça pleure. » Un sex-disc pour amateurs avertis, à l’usage indispensable des vrais amoureux de la chanson.
• Bouh !, 16 titres, 51’54 ; Prod. Le Temps des assassins, L’Autre distribution (album en écoute sur le site de l’artiste).
Yves Jamait
Comment ne pas considérer l’album « en concert » comme un produit hybride ? Si la galette studio ne reflète pas, loin s’en faut, la réalité d’un artiste, il est néanmoins l’aboutissement d’un projet conçu et voulu tel quel. Mais le « live », censé refléter un moment unique, physique ? Et que voilà en boîte, figé à tout jamais… Pareil pour les DVD d’ailleurs qu’on visionne en solitaire, isolé de la salle, de l’ambiance, de l’instant de vie partagé… Il y a pourtant de vraies réussites, qui parviennent à retranscrire et la présence scénique du chanteur et le ressenti du public, comme c’est le cas avec cet Yves Jamait en concert. Une heure quinze de frissons garantis, de tendresse et de révolte à tour de rôle ou simultanément, plus un CD comprenant un titre inédit (Si vous saviez), une galerie de photos et trois vidéos qui permettent justement de découvrir sur scène cet ACI venu de Dijon, « rejeton spirituel du Front Populaire », écrivait Daniel Pantchenko dans sa « Rencontre » du n° 55 (printemps 2006) de Chorus.
Que dire de plus sinon rappeler le souvenir fort que je garde de notre rencontre initiale, un an avant son premier album, lors d’un stage de Voix du Sud (ex-Rencontres d’Astaffort) décentralisé à Troyes, durant Les Nuits de Champagne… et mon regret, depuis, de n’avoir plus la possibilité de lui consacrer la Une de Chorus, qu’il méritait et n’aurait sans doute pas tardée. Jamait, c’est en effet l’incarnation de la grande tradition populaire de la chanson française, mélodies qu’on retient sur textes signifiants (ou l’inverse), qui parlent de vous, de nous, de l’enfance, de la mère (superbe Des mains de femme…), des chagrins d’amour (Qu’est-ce que tu fous ?), de la galère, de la société et du monde qui part en vrille (Jean-Louis ou le monologue du client), bref de l’homme et de la planète, le tout chanté avec l’énergie d’un Brel et la voix d’un Arno. Autres références ? Francis Lemarque, Leny Escudero, Renaud ou Têtes Raides pour la parenté d’esprit dans l’écriture et la composition, avec Allain Leprest en grand frère et Mano Solo en cousin germain…
Sur scène, piano, accordéon, basse, contrebasse et guitares électriques et acoustiques, accordina et batterie accompagnent le chanteur dans un délire festif total, aux accents parfois manouches, ou se font aussi humbles que possible (simple piano-voix, par exemple, pour l’émouvante En deux mots). « Donner vie aux chansons, note-t-il dans le livret du CD, leur donner corps, son propre corps, pour les habiller, les fripper, friser l’exubérance, mâcher ses mots pour les cracher à la gueule de la fatalité, extirper, hurler, murmurer son désespoir et sa joie de vivre pour que l’émotion éclabousse le spectacle. C’est comme ça que je vois la scène, c’est comme ça que je la vis. »
Avec ses trois opus studio (De verre en vers, 2001 ; Le Coquelicot, 2006 ; Je passais par hasard, 2008), Jamait apparaît comme un Don Quichotte de la chanson à l’assaut des moulins à vent du XXIe siècle. Tâche utopique ? Peut-être, mais comme nous le confia un jour Paco Ibañez, « le pouvoir de la chanson est énorme, et tout à fait inexplicable : elle nous entraîne vers l’utopie, vers des limites que peut-être nous n’atteindrions pas sans elle, et c’est cela notre destin : croire à l’utopie... »
• En concert, CD 1 : 17 titres, 75’53, CD 2 : 1 titre inédit + 3 vidéos en concert et une galerie de photos ; Prod. Faisage Music, distr. Wagram (site de l’artiste).
Nicolas Jules
Encore un ovni de la chanson française, en ce sens qu’il y des années que Nicolas Jules traîne sa dégaine de pierrot lunaire, sa tignasse en bataille et son air de ne pas y toucher dans tous les festivals et salles de la francophonie, trustant les distinctions (Prix Félix-Leclerc aux Francofolies de Montréal, Prix du jury des découvertes d’Alors… Chante ! de Montauban, Prix chanson des découvertes du Printemps de Bourges, finaliste du tremplin de la chanson des Hauts-de-Seine, Coup de cœur 2005 et 2008 de l’académie Charles-Cros…) et multipliant les premières parties de prestige. « Des années, constatait Yannick Delneste dans Chorus n° 64 à propos de son précédent album, que ceux qui le voient sur scène sortent avec la banane et l’envie de le serrer dans leurs bras. Des années que Nicolas Jules est le chouchou des amoureux de la chanson, sans parvenir pour autant à passer le cap d’un succès d’estime. »
Il faut dire que le « jeune homme » (né près de Poitiers le 17 mars 1973, il fête donc ses 37 ans ces jours-ci mais en paraît dix de moins) n’a guère eu l’occasion d’apparaître à la télévision depuis son premier album, De l’oreillette au ventricule, en 1999 (ont suivi Le Cœur sur la table en 2004, un Live à l’Atelier en 2005, puis Powête en 2008). La télé où son talent particulier, mélange de personnage tête en l’air (à la ville comme à la scène) et d’univers de dérision nonchalante feraient pourtant mouche à tout coup. Il est vrai que s’il se décidait à chanter, même mal, en anglais, on lui réserverait sans doute un meilleur accueil…
Musicalement (même avec une orchestration pour le moins inhabituelle aux guitares électriques planantes, à l’harmonica miaulant, à la rythmique lourde) et dans le chant, c’est à l’avenant, c’est-à-dire jamais une note, jamais un mot au-dessus de l’autre. Nicolas Jules est tout le contraire, dans le fond et dans la forme, de ces poètes écorchés vifs, tendance Léo, mais il a beau y mettre de la distance, poète il ne l’est pas moins. Ou plutôt Powête, comme il dit, par crainte peut-être de se voir pris au sérieux. Quitte à tout oser, à l’image de ce clip tiré d’une chanson (Papier bleu) extraite de l’album éponyme…
Powète, donc, le sourire en coin, l’écriture souvent subtile. Telle cette première chanson de Shaker à écouter sur son Myspace : « Tous mes baisers sont des râteaux / Des fusées allumées trop tôt / Et tout retombe en pluie de cendres / De la suie sur ma chanson tendre… / J’avais pourtant tout préparé / En habit de diable paré / Un souper chaud au candélabre / Pour que tu quittes ton macabre / Que le mercure monte à fond / Et que joue pour nous au plafond / Échappée de chez Belzébuth / L’Amicale des joueurs de luth… » Mais attention : une fois qu’on a y goûté, difficile de s’échapper de l’univers de ce diable d’homme.
• Shaker, 11 titres, 32’32 ; Prod. Stand By Me, L’Autre Distribution (site de l’artiste).
Guillaume Ledent

C’est de Tournai que nous vient cet ACI belge, proche de Saule avec qui il a enregistré un duo (L’Amour au four) dans son deuxième album de 2007, Ton océan. Le premier, Guillaume Ledent et Dine à Quatre Orchestra, sorti deux ans plus tôt en autoproduction, avait été repéré par Thierry Coljon, notre correspondant pour la Belgique, qui en pointait les influences : « On se dit que Louis Chedid pourrait être un proche parent et on devine aussi que Brel, Brassens et Django parrainent l’entreprise. » Ce nouveau CD est donc son troisième opus en moins de cinq ans. Dans l’intervalle, l’auteur-compositeur-interprète a beaucoup tourné et s’est fait, doucement mais sûrement, une place au soleil de la chanson d’outre-Quiévrain.
Et cet album, où Ledent s’affirme tout à fait, siffle paradoxalement la fin de La Récréation. On y parle toujours d’amour, bien sûr (dans le disque précédent, Roses d’avant, interprété avec Christophe Busson, était une réussite du genre) ; on y chante encore en duo, Guillaume aime visiblement ça, et on le comprend à l’écoute de ces jolies voix féminines (Anoo, Claire Jau et Sophie Galet), mais on y élargit à l’évidence le champ d’inspiration et, même si Ton océan ne crachait pas sur la satire sociale (Tout va bien), on s’y montre « plus grave qu’avant ».
Ainsi, la superbe chanson qui donne son titre au disque traite des malheurs du monde, à la Souchon, tragique au fond, légère dans la forme musicale : « Assis au fond de la classe, l’espace / D’un instant le tableau menace / Le noir, les bobos dans la foule / Pauvre mappemonde, fragile boule / Le professeur décompte les heures / Moi j’additionne les horreurs / Jamais pigé l’arithmétique / De l’équation famine-Afrique / [...] En orthographe, c’est pas mon fort / Quand je dois écrire cinquante mille morts / C’est quand, c’est quand, c’est quand, la récréation ? » Musicalement ? Eh bien, c’est du « lourd », ou plutôt du travail d’orfèvre, avec des cordes, des claviers, des percussions… et même une section de cuivres. « Un rêveur concerné, écrivait Thierry Coljon dans Chorus n° 64 pour brosser le Portrait de l’artiste, qui déplace des montagnes d’indifférence. Un empêcheur de tourner en rond, justement, comme le monde en a besoin. » Bien vu !
• La Récréation, 12 titres, 43’54 ; Prod. Chansons de pluie, CODd&S distrib. (site de l’artiste ou myspace).
Suite et fin de Génération Chorus (pour cet hiver !) dans notre « prochain numéro »...