Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
Les Passerelles de l’hiver (fin)
Je ne sais ce qui me possède
Et me pousse à dire à voix haute
Ni pour la pitié ni pour l’aide
Ni comme on avouerait ses fautes
Ce qui m’habite et qui m’obsède
(Louis Aragon/Jean Ferrat, Les Poètes, 1969)
Pas facile, après l’adieu à Jean Ferrat qui a remué le peuple de France comme rarement lors de la disparition d’un chanteur (fût-il Le Fantôme de la télévision, comme il s’était ironiquement autoproclamé) de poursuivre notre travail de promotion de la chanson francophone… Mais outre le fait que, dans ce domaine-là plus que dans tout autre, « The Show Must Go On », n’est-ce pas justement le poète d’Antraigues qui notait la nécessité de lutter contre l’indifférence ou le silence ? « C’est à partir du Festival "Chansons de Parole" de Barjac [cf. la photo ci-dessous, avec Jofroi], que je parraine depuis la fondation, que je me suis vraiment rendu compte de la richesse et de l’extrême diversité qui caractérise la chanson française actuelle et en même temps de la scandaleuse mise à l’écart par les médias de ses meilleurs représentants. Au cours de ces années, j’ai eu ainsi la chance de faire la découverte d’artistes qui m’ont enthousiasmé et je suis sûr de ne pas être le seul... » Oui, nous devons continuer, toujours, à dire ce qui nous habite et nous obsède : voici donc la suite (et la fin) de nos passerelles de l’hiver dédiées aux chanteurs de la « Génération Chorus ». Avec un « Quichotte », la distinction phonographique majeure de Si ça vous chante, pour une chanteuse Major qui nous vient de Nouvelle France. Et un autre pour l’artiste de la nouvelle chanson suisse romande qui monte, qui monte...
« Rasez les Alpes, qu’on voie la mer », chante Michel Bühler ; c’est un peu-beaucoup l’objet de ce blog : refuser le repli frileux, fuir les chapelles bardées de certitudes (j’aime les gens qui doutent…), jouer à saute-mouton avec les frontières (en tout genre) pour mieux se rapprocher les uns des autres, tout en s’ouvrant de nouveaux horizons. Un blog avec lequel, par milliers déjà à travers le monde (de Tahiti à la Réunion, d’Astaffort à Ouagadougou, de Boston à Pernand-Vergelesses, de Paris à Moscou, de Tadjoura à Risoul, de L’Auberson à Tourinnes-la-Grosse, de Québec à Saint-Malo, de Praslin à Diego-Suarez, de Vernet-les-Bains à Tokyo, de Montevideo à Barcelone… ou d’Antraigues à Brezolles), vous faites chorus !
C’est sûr, c’est acquis : le « fil » est renoué (pas complètement toutefois : tous les jours, d’anciens lecteurs de Chorus se déclarent surpris de découvrir ce blog seulement aujourd’hui – et il en reste sans doute une majorité encore à informer de son existence), mais il ne tient qu’à vous et au bouche à oreille qu’il se renforce et s’étire à l’infini : il suffit d’ajouter son lien dans vos courriels, de le recommander à vos amis et relations aimant la chanson… et de s’y inscrire pour être automatiquement (et brièvement) averti de ses principales réactualisations. Merci d’avance et d’ores et déjà bonne balade, ici et maintenant, en paroles, en musiques et en images (animées !) avec Catherine, Thierry, Florent… et les autres.
Catherine Major
Si des « Victoires de la Chanson » francophone existaient (les « Victoires de la Musique » étant trop souvent et depuis trop longtemps l’expression de défaites de la chanson, le show-business qui est à leur origine, en totale harmonie avec lui-même, privilégiant logiquement le commercial – qu’il fût de grande qualité, d’ailleurs, ou parfaitement médiocre), nul doute que cette jeune femme québécoise se serait retrouvée en tête de liste dans les catégories révélation scène et meilleure chanson de l’année…
L’évidence ne se discute pas. Catherine Major, repérée depuis deux ou trois ans dans les festivals, de part et d’autre de l’Atlantique, de Montauban à Tadoussac, est en effet l’une des plus belles découvertes de ces derniers millésimes. Et Le Piano ivre, un chef-d’œuvre qui, comme le bateau du même nom, nous emporte immanquablement vers un monde de poésie enchantée. Rose sang, qui vient de sortir en France (mais que Catherine a autoproduit en 2008 au Québec), est son second album : depuis le premier, Par-dessus bord (2004), nous avons eu à de multiples reprises le loisir de vérifier tout le bien qu’on a pensé d’emblée de cette chanteuse au piano, née à Montréal (il y a eu tout juste 30 ans ce 17 février).
Sur scène, interprète sensible, pianiste classique (son oncle est François Dompierre, compositeur et chef d’orchestre bien connu au Québec), elle séduit avec un répertoire à la fois intime et universel, qui est souvent l’œuvre, côté textes, de l’auteur Éric Valiquette. Influences-références ? Catherine adore Brel et Ferré, mais aussi Desjardins, « le plus grand de chez nous », confiait-elle à Daniel Pantchenko pour son « Portrait » de Chorus (n° 66) ; c’est en scène en effet que « Catherine enfonce le clou par ses envolées vocales et son rapport très physique au piano : “Au départ, je suis une expressive, tout le temps en train de bouger. Ce n’est pas prémédité, c’est comme un trop-plein !” »
Mais il se fait tard… alors, comme il ne s’agit plus ici de presse, autant s’empresser de faire silence pour vous donner tout simplement à voir et à entendre le clip du Piano ivre, texte de Valiquette, musique de Catherine. Et comme cette chanson est vraiment magnifique – à l’image du CD en son entier, où la batterie, le Fender Rhodes, la contrebasse, la guitare électrique, le cor français et la voix d’Alexandre Désilets s’unissent au piano et à La Voix humaine (dernier titre de Rose sang) de la chanteuse –, j’ai le plaisir de vous offrir un bonus pour le même prix : le même titre, non plus en « mono », mais en « stéréo » et à quatre mains, avec Daniel Lavoie, s’il vous plaît. Si vous ne craquez pas après ça, je rends mon tablier…
- Rose sang, 14 titres, 56’42 ; Prod. Anacrouse/Abacaba, L’Autre Distribution (site de l’artiste ou myspace).
Morro
Son premier album, Des scènes, est sorti fin 2007. Coproduit par À Brûle Pourpoint, le label de Batlik, celui-ci a été conçu « avec un parti fort » : entièrement écrit, composé, arrangé et joué par l’artiste ; chœurs et illustrations de pochette en sus ! C’est de saison, décidément, surtout chez les Bretons : Jeanne la Nantaise avec Charade (voir article précédent), Morro le Rennais avec Le Rythme des caractères. Multi-instrumentiste donc (guitare, basse, batterie, percussions et cymbales, clavier Rhodes… il n’y a qu’une intervention de clarinette qui lui échappe dans le titre n° 9), Morro revendique quant à lui une production « à l’ancienne : pas de retouche “pro tools”, pas de copier-coller, mais une bonne dose de sueur ».
OK. Mais pour dire quoi et comment ? Musicalement, c’est « indéniablement personnel », annonce le communiqué de presse. Et c’est si vrai que c’est assez difficile à définir, entre balades et complaintes aux ambiances lancinantes et répétitives, plutôt minimalistes. Côté textes, c’est du vécu, ou plutôt ça parle de la difficulté de vivre. On y côtoie toutes sortes de personnages, hommes, femmes ou enfants du pays d’en bas ou venu d’en haut : « Je suis l’homme électrique / Hargneux mais tempérament stoïque / De place en place, je communique / Un œil sur l’heure et un œil sur la suite / Sur n’importe quel argument je glisse / Je gravite… »
Le disque s’achève cependant sur une note d’espoir, en forme d’ode à l’Autodidacte (« Moi c’est le son qui m’appelle et même / Sans partition, je l’entends dans mon cœur / J’en ai eu besoin et sans tergiversation / J’ai plongé dans cet art mineur… »), qui renvoie opportunément au premier titre, Le Cancre de Pennac, en entrouvrant des portes que la société bien-pensante s’évertue à tenir closes : « Insuffisant, peu motivé / Distrait ou indiscipliné / C’est souvent les mêmes termes qui reviennent sur ce carnet / […] “Tu finiras au travail à la chaîne / Car tu es fainéant, c’est ton problème” / Alors pourquoi en dessin ai-je toujours vingt sur vingt / Pourquoi en musique aussi, tout se passe bien ? / […] Mais j’assume, je suis comme le cancre / Le cancre de Pennac… » Visible ici, le clip de cette chanson – sans doute la plus réussie – figure également en bonus vidéo dans cet album inégal mais prometteur de Morro qui, sur scène, recrée en solo le même univers musical.
- Le Rythme des caractères, 12 titres, 37’22 + bonus vidéo ; coprod. Errances & À Brûle Pourpoint, distr. Musicast (site de l’artiste).
Thierry Romanens
L’homme aime à brouiller les cartes. Considéré comme le chef de file d’une nouvelle chanson helvétique (en terme de générations), après l’avènement des Bühler, Auberson et Henri Dès, puis des Sarcloret, Bel Hubert, Rinaldi et autres Simon Gerber et Gaspard Claus, mais avant Jérémie Kisling, François Vé, Pierre Lautomne, K ou Zédrus, il est en fait né en Alsace (certes d’origine fribourgeoise et installé à Yverdon).
Auteur-compositeur qui n’a rien à envier à ses pairs (cf. ses trois albums studio : Le Sens idéal en 2000, Les Saisons du Paradis en 2004 et Le Doigt en 2006), il propose douze nouveaux titres (outre une reprise réarrangée, Il était temps) écrits, l’un par Kent (Cash) qui avait déjà « fauté » avec lui par le passé, et tous les autres par Fabien Tharin (également compositeur ou cosignataire des musiques). Un signe d’humilité (de lucidité ?) que l’on aimerait voir plus souvent à l’épreuve chez ses collègues, tant il est vrai, comme l’avait écrit Claude Lemesle pour Chorus, que « tout seul, on n’est pas assez ». Du moins dans bien des cas. Comme ici, où le résultat est plus que probant : « On connaissait chacun le travail, les points forts et les points faibles de l’autre, explique Romanens, mais sans doute par pudeur ou fierté, on n’avait jamais songé à travailler ensemble. Et puis, un jour il est arrivé avec un texte. C’était incroyablement proche de ce que je suis et de ce que je ressens, tout en me laissant l’espace pour l’interprétation. »
Thierry Romanens – Je m'appelle...
L’interprétation ? On en jugera à l’écoute de la chanson éponyme de cet opus, Je m’appelle…, ou de la vidéo du premier titre, Skipper, de l’album précédent, mais, bien assurée (ex-humoriste, il vient du théâtre), elle reflète les accents propres à cette façon d’être particulière de la « chanson française » (génériquement parlant) qu’est la chanson suisse romande. Celle-ci a d’ailleurs le vent en poupe, même si certains de ses représentants, comme Michael von der Heide, qui donne de la voix sur ce disque (alors que Jérémie Kisling y intervient à la guitare électrique), ont du mal à percer. Curieusement, Romanens (prononcer Romanance) rappelle aussi certaines inflexions vocales de Romain Didier.
« Entre coups de sang et élans d’amour, notes d’humour et même de provocation, notait Olivier Horner, correspondant de Chorus pour la Suisse, dans son Portrait de l’artiste (n° 58), Romanens largue cette image de farceur qu’aime à lui accoler l’Helvétie. » L’évolution est confirmée ici (même si, « dans la scénographie d’un récital détonant, rappelait encore Horner, le clown, surtout dans les interludes bavards, revient parfois au galop »), doublée d’une exploration musicale menée avec le trio de jazz Format A3 (Alexis Gfeller au piano, Fabien Sevilla à la contrebasse, Patrick Dufresne à la batterie), enrichi pour l’enregistrement d’un quintet de cuivres, de claviers et de cordes. Un bien beau bouquet musical… et un discours de fleurs à comprendre entre les lignes : « C’est toujours l’envers qui dessine / Les contours de l’endroit / Soyez pas surpris en contre-chant / Maintenant que vous m’connaissez mieux / D’voir poindre un peu d’Afghanistan / Chaque fois que je me fends / La poire en deux… »
- Je m’appelle Romanens, 13 titres, 47’05, Prod. L-Abe et Thierry Romanens, L’Autre Distribution (site de l’artiste ou Myspace).
Tryo
On ne présente plus ce groupe, bien sûr. « C’est un phénomène. Et qui dure, écrivait Daniel Pantchenko dans le « chapeau » du dossier de Chorus (n° 67) qui lui était consacré. Une adéquation exceptionnelle avec un public qui a su grandir (en âge et en nombre), le fruit d’une amitié profonde à cinq têtes liées par une conception du monde et du vivre libre. » Cela explique, justement, que leur discographie soit plus riche en public qu’en studio (seulement Faut qu’ils s’activent… en 2000, Grain de sable en 2003 et Ce que l’on sème en 2008). Dès leur premier album, en effet (Mamagubida – Reggae akoustik, 1997), l’option de l’enregistrement live était privilégiée. Suivirent De bouches à oreilles, un double capté à l’Olympia en 2004 et un autre au Zénith en 2006 inclus dans leur dernier et troisième DVD en concert (signe décidément distinctif de notre quatuor), Tryo fête ses dix ans.
C’est dire s’il s’agit d’un groupe de scène avant tout… et donc que l’on peut se procurer puis écouter les yeux fermés ce Tryo sous les étoiles. Enfin, fermés, disons à demi-fermés puisque l’objet se décompose en deux parties. La première, audio, est un CD live de 13 titres qui s’ouvre par Ce que l’on s’aime et s’achève par un titre studio inédit, Consommez, en passant par G8, Toi et moi, une reprise respectueuse mais très enlevée du Poinçonneur des Lilas… et cette chanson, El dulce de leche, aussi chargée d’émotion et d’histoire (le putsch de Pinochet au Chili) que lourd de signification dans notre actu étroitement hexagonale…
La seconde est un DVD qui déroule le film de la tournée des festivals de l’été 2009 durant laquelle le disque a été enregistré, et ça vaut le déplacement, outre trois clips, un diaporama inédit (et la possibilité de télécharger des versions inédites de différents titres dont leur fameux Hymne de nos campagnes, celui de toute une génération). Christophe Mali, Guizmo, Manu Eveno et Daniel Bravo (sans oublier Bibou, le cinquième mousquetaire) tirent ainsi leur révérence (pour cette fois) après une tournée triomphale qui s’est poursuivie à l’automne dans les zéniths (jusqu’à leur concert spécial, Ultimatum climatique, du 22 novembre dernier à Paris avec Lavilliers, Noah et Zazie), pour s’achever le 16 décembre au Palais Omnisports de Bercy ; trois percussionnistes complétant sur la route leur formation… des plus percutante.
- Sous les étoiles, CD 16 titres, 78’31 + DVD live du film de la tournée, 80’ ; Salut Ô Productions-Columbia, distr. Sony Music (site du groupe).
Florent Vintrigner
Auteur-interprète et accordéoniste du groupe La Rue Kétanou (les petits frères de Tryo), le Belge Florent Vintrigner trace également son propre chemin, en trio d’abord depuis la sortie en 2003 de T’inquiète Lazare, en quatuor désormais avec Sébastien Bennet aux guitares (électrique et manouche), Jean-Louis Cianci à la contrebasse et Jean-Baptiste Maillet à la batterie. Lui-même joue tour à tour de l’accordéon, de l’harmonica ou de la guitare. Treize titres et un bonus dessinent dans ce second album un univers très personnel, et néanmoins ouvert sur les autres, qui est curieusement plus proche, plus sombre, des Têtes Raides que du répertoire, davantage festif, de La Rue Kétanou (qui n’a pas disparu pour autant, et se reforme à la demande). Où il est question d’Illusion, de Pendu, de Femme au chat noir, d’Hirondelle, de Cavalière du vent, de Grands yeux de louve… ou de Compte à rebours jusqu’à remonter à L’Homme préhistorique. Bref, d’absolument rien de convenu.
« La belle voix un rien fêlée de Florent, écrivait Jean-Claude Demari dans Chorus n° 60 à propos de son premier opus, apporte à l’accompagnement (produit magnifiquement) la touche à la fois de pathos et d’allégresse à travers lesquels navigue ce disque. » Bis repetita avec L’Homme préhistorique qui creuse joliment le sillon… À découvrir en scène en attendant le troisième album. Celui, on le souhaite et on le subodore, de la confirmation définitive.
- L’Homme préhistorique, 14 titres, 58’19 ; Prod. Ladilafé, L’Autre Distribution (myspace de l’artiste).
Prochaines chroniques phonographiques de Si ça vous chante ? « Les Années Paroles et Musique », avec une sélection des dernières créations des aînés de la « Génération Chorus », ces artistes que nous suivons fidèlement (et vice-versa) depuis 1980. Et il y a du beau monde ! En attendant un bouquet de talents en herbe, pour célébrer le renouveau printanier… et le prolonger à l’infini, comme on aime jusqu’à perdre la raison, jusqu’à parvenir là « où je suis étranger ».