Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
Le meilleur des choses
Il nous l’avait annoncé dans une interview fleuve, la seule et unique depuis des années, pour son dossier du n° 63 de Chorus (printemps 2008) : il finissait de peaufiner ses nouvelles chansons et surtout d’en opérer la sélection en vue d’un prochain album. C’est chose faite aujourd’hui puisque sort ce 27 septembre le nouveau disque de Guy Béart, Le Meilleur des choses. Et c’est un événement !
Sans provoquer le même engouement markético-médiatique que pour l’ultime album de Brel, Les Marquises (dont le lancement commercial avait d’ailleurs provoqué l’ire de l’exilé insulaire), il n’en constitue pas moins un événement considérable dans le monde de la chanson française. Pensez : le dernier des trois B, comme disait Jacques Canetti (Brel, Brassens*, Béart), nous revient avec douze chansons inédites (douze + une en version courte, notez bien : à l’ancienne, comme dans les 33 tours, alors qu’il en avait bien d’autres en réserve)… quinze ans après son précédent opus ! Toujours aussi jeune dans la tête, toujours aussi souriant et savoureux dans l’expression, bien que mordant dans le fond, avec une voix incroyablement intacte et des mélodies dont il a le secret et qui font qu’une chanson reste dans les mémoires. En l’occurrence, s’agissant de Guy Béart (80 ans cet été), dans la mémoire collective où ses œuvres coulent comme de l’eau vive…
Guy Béart– Le Meilleur des Choses
Il y annonçait donc son intention d’enregistrer un nouveau disque (« à la maison »), en mettant l’accent sur la difficulté principale à laquelle il était confronté alors : en effectuer le tri final parmi une quarantaine de cahiers remplis à ras bords ! « Depuis huit ans, nous confiait-il, je me suis mis volontairement à l’écart de tous les métiers de la chanson en refusant toutes les propositions de concerts, de disques “best of”, les invitations à la télé où l’on a toujours besoin d’anciens pour raconter, témoigner. Mais je n’ai cessé d’étudier les êtres et les choses, et d’écrire et de composer. Une quarantaine de cahiers de cent pages chacun. En attendant que les choses s’arrangent un peu dans cet univers en grand chambardement. J’ai réécouté toutes mes chansons avec l’impression d’avoir déjà tout dit, tout exprimé des interrogations sur moi-même (Qui suis-je ?), sur les enfants, les adolescents, les adultes, les amours heureuses ou malheureuses, le monde en général… Quoi rajouter ? Je me suis heureusement souvenu, s’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, que selon André Gide “tout a été dit, mais comme personne n’écoute, il faut recommencer”. »
Avant de faire un bilan global de sa carrière, de son répertoire et de sa vision du monde, nous étions entrés aussitôt dans le vif du sujet pour en savoir plus sur ce « prochain album » encore hypothétique, vu que parfois l’embarras du choix paralyse l’action. « Autrefois, expliquait-il, quand j’avais une émotion, une idée, je m’y mettais immédiatement puis j’usais la chanson dans mes concerts en la présentant au public en inédit. Dans mes quarante cahiers, il y a des débuts de chansons reprises plus loin, des mélodies précisément datées… Je suis actuellement en train de découper, classer, regrouper… Je m’arrête sur ce qui me paraît pratiquement terminé ou à revoir. L’approche n’est donc plus la même. Je n’ai pas la pression d’une maison de disques qui aurait prévu une date de sortie. Lorsque j’ai commencé à faire une sélection d’une centaine de textes, je me suis dit qu’il me faudrait six mois pour faire le tri. Au bout de deux ans, j’en suis à vingt-cinq chansons terminées. »
Il aura donc fallu à Guy Béart deux ans de plus pour arrêter définitivement son choix et tout enregistrer (at home !), avec des arrangements marqués du sceau de la guitare (Hervé Brault aux guitares et basses électriques, Michel Haumont à la guitare acoustique, Manu Galvin à la guitare slide, outre Nicolas Montazaud aux percussions et Roland Romanelli à l’accordéon et à l’accordina : excusez du peu, seulement des pointures !), que symbolise une émouvante et amusante chanson en mémoire au maître du picking, Marcel Dadi : Pique sur tes ficelles. Et que vous dire, sinon que c’est du bonheur, rien que du bonheur ! Avec, toujours (ou presque), l’espérance folle en point de mire.
Beaucoup d’humour et une écriture jubilatoire qui aurait fait les délices d’un Boby Lapointe : « La planète / Pas très nette / Internette / Intervient / Des loufoques / S’y déloquent / M’y provoquent / Ça qu’est bien / […] Ça fricote / Ça vivote / Mais je vote / Ça qu’est bien / […] Des cohortes / De cloportes / Me colportent / Des potins… » (Ça qu’est bien) ; « Y en a qui nag’nt aux Maldives / D’autres qui ont mal au dos / Certains se jett’nt en eau vive / J’vais au Burkina Faso » (Je vais au Burkina Faso…). De la légèreté dans la forme qui n’empêche pas la satire, loin de là, et même la charge : « La télé toute en lamelles / D’éclairs et d’éclats / Qui te tranchent la cervelle / Comme un coutelas / C’est pourquoi elle s’appelle / Télé Attila », avec au refrain : « Là où elle passe et trop passe / L’esprit ne repousse pas / Le cœur dans ce passe-passe / Passe de vie à trépas » (Télé Attila). Ailleurs (Paix à la guerre), l’ironie fait rire jaune quand elle décline génialement le fameux dicton latin Si vis pacem, para bellum (Si tu veux la paix, prépare la guerre), en version (encore plus) pessimiste : « Mais ça n’est qu’un mauvais rêve / La paix n’est jamais que trève / La poudre est là, au milieu / La paix, c’est la poudre aux yeux ! / Paix à la guerre, guerre à la paix ! » Il est vrai que l’auteur se met dans la peau d’un soldat de fortune : « Hélas nos valeurs se rouillent / Quand personne n’a la trouille / Regardez tous ces civils / Rassasiés dans leurs chenils / Dans la paix, ils la ramènent / Qu’ils attendent la prochaine / Ils nous suivront, tous ces veaux / En chantant cet air nouveau : / Paix à la guerre, guerre à la paix ! »
Un album de jeune homme révolté de 80 berges, qui parle aussi, beaucoup, de l’amour ; comme Brel parlait des Vieux Amants (Ça pourra s’arranger : « Au diable nos chamailles / Nos étés naufragés / Aux prochaines semailles / Ça pourra s’arranger ») ou tirant des leçons à la Brassens (Il faut avoir été « …catin pour être une femme honnête / Il faut avoir été coquin pour devenir ascète »), le tout avec sa patte qui ne ressemble à aucune autre. Quand il chante par exemple Les Amours tranquilles, c’est pour dire exactement le contraire, interprétation orientalisante à la clé (comme pour mieux se moquer de ses rêves pas avouables : « Je rêve d’amours bien chaudes / Je n’ai pas dit torrides / Avec de franches ribaudes / Qui n’ont lu ni Freud ni Ovide », ou à ne pas mettre entre toutes les oreilles : « Je rêve d’amours chatouilles / Pas de salamaleks / Avec des filles qui mouillent / La chemise et le reste avec… ») – une première chez lui qui vient ainsi nous rappeler que sa ville natale n’est autre que Le Caire.
Et puis des mélodies, en veux-tu en voilà ! Tout ce qui manque (parfois) à la « nouvelle scène » est ici réuni : écriture précise et simple au service d’histoires à caractère universel, sens de la mélodie, interprétation savoureuse... Et, bons dieux de la chanson, quel plaisir ! Ça nous fait du bien comme lorsqu’on est dans les bras d’une personne du sexe…
Ma préférée ? La chanson éponyme : Le Meilleur des choses, d’une tendresse inouïe et dont le thème – ô miracle ! – n’a jamais été traité, à ma connaissance, dans la chanson. En tout cas pas comme ça. Un titre qui vient resituer à leur juste place, dans ce monde assujetti à l’argent-roi, les vraies valeurs, les seules valeurs qui vaillent, pour l’homme (et la femme) de bonne volonté : « Le meilleur des choses ne coûte rien / Tout ce qui vraiment nous fait du bien / Un rire d’enfant / Un rêve insouciant / Sans rien demander il nous soutient / Le meilleur des choses ne coûte rien / […] Sans les intérêts / À payer après / Avoir partagé l’eau et le pain / […] Un air qui revient / Et chante avec nous dans le pétrin / Le meilleur des choses ne coûte rien… »
Vous savez quoi ? Cet album me redonne une pêche d’enfer pour continuer encore et encore à faire chorus. D’autant plus, « ce sont des choses qui arrivent », disait Prévert, que ce sujet de Si ça vous chante est (pure coïncidence !) le 63e du nom… comme le numéro de Chorus qui comprenait notre dossier spécial en hommage à ce géant de la chanson. Un numéro avec Cali en second dossier (il y avait toujours dans nos « Cahiers de la chanson » un représentant de la « relève » et un artiste des générations précédentes en dossiers), qui – sans savoir que Béart se retrouverait en Une avec lui – nous confiait ceci (en réponse à la question de Jacques Vassal : « Par qui as-tu découvert la musique ? Et la chanson ») : « Tout petit, c’était Guy Béart. Lorsque ma grand-mère me promenait dans ma poussette, elle chantait “Ma petite est comme l’eau…” et il paraît qu’un jour j’ai continué en chantant “Elle est comme l’eau vive” ! Vrai ou légende, c’est parti de là. Et le premier disque qu’on m’a offert, très jeune, a été un disque de Guy Béart. J’aimais beaucoup son tempérament, quand je le voyais à la télévision. Je le trouvais très franc… J’ai bouclé la boucle, d’ailleurs, puisque, pour un disque contre l’illettrisme, j’ai fait une reprise de L’Eau vive… »
CQFD, non ? Notre vie durant, passée au service de la chanson, nous n’avons cessé de montrer que la chanson était une chaîne sans fin dont chaque maillon – plus ou moins brillant – est aussi indispensable à ladite chaîne que celui qui précède ou celui qui suit. Gilles Vigneault nous a dit un jour : « Si l’on veut traverser la rivière du présent, il faut poser un pied sur la pierre du passé et tenir l’autre prêt à sauter sur la pierre du futur. Sinon, on se retrouve le cul dans l’eau ! » Voilà pourquoi cet album de Béart devrait ne pas passer inaperçu des nouvelles générations d’artistes. Plutôt que de les voir se retrouver un jour « le cul dans l’eau », on leur souhaite en effet de parvenir à toucher aux cimes de l’intemporel comme a su le faire l’interprète de Bal à Temporel.
Dernière chose, à saluer comme il se doit : alors que RIEN, absolument rien de la discographie de Guy Béart n’était disponible dans le commerce (l’un des grands scandales de ce métier : imaginez ne plus rien pouvoir trouver de Brel, Brassens, Ferré, Trenet, Leclerc, Barbara, Ferrat, Gainsbourg ou Nougaro dans les bacs…), alors que nombre de ses chansons, on le sait, font d’ores et déjà partie de notre patrimoine (Qu’on est bien, Chandernagor, Suez, La Vérité, Le Grand Chambardement, Il n’y a plus d’après, Les Grands Principes, Les Souliers…), un Best of de trois CD est commercialisé en même temps que ce nouveau disque. Vous connaissez maintenant la meilleure des choses qu’il vous reste à faire !
*Brassens qui, malicieux, disait ceci (cf. Chorus n° 63) : « Il y a deux grands auteurs-compositeurs-interprètes au XXe siècle : moi et Georges Brassens ! À part ça, ll y a Guy Béart… »
• Le Meilleur des choses, 13 titres (Le Meilleur des choses – Téléphonez-moi quand même – Télé Attila, version longue – Amour passant – Ça qu’est bien – Je vais au Burkina Faso – Les Amours tranquilles – Paix à la guerre – Ça pourra s’arranger – Il faut avoir été – Pique sur tes ficelles – Si je t’ai jetée – Télé Attila, version courte), 44’01 ; Production Bienvenue, distr. Sony Music.
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NB. Les bilieux diront sans doute que « Béart fait toujours du Béart ». À l’instar de ce qu’on a dit, avec condescendance, à propos du dernier album de Brel. Comme si on demandait à une chienne d’accoucher de chats, ou à un pommier de donner des poires ! On sait depuis ce qu’il est advenu du disque du Grand Jacques, entré pour toujours au panthéon de la chanson française.