La France de 36 à 68 chandelles…
Qu’elle monte des mines, descende des collines
Celle qui chante en moi, la belle, la rebelle
Elle tient l’avenir serré dans ses mains fines
Celle de trente-six à soixante-huit chandelles
Ma France…
(Jean Ferrat, Ma France, 1969)
Sincèrement, je n’avais pas envie d’ajouter dès maintenant ma voix au concert de louanges (ô combien mérité) qui déferle aujourd’hui – mais un peu tard – sur la dépouille de Jean Ferrat que, pour ma part, je considérais comme le quatrième mousquetaire de l’âge d’or (du premier âge d’or) de la chanson française, auprès de Brel, Brassens et Ferré (Barbara, Trenet, Leclerc, Gainsbourg… ou Aznavour, l’auteur-compositeur-interprète français le plus connu aujourd’hui dans le monde, occupant des places à part au panthéon de la chanson). Mais tellement de choses ont été dites et continuent de l’être depuis hier soir, même avec la meilleure intention du monde vis-à-vis de la mémoire de Jean Ferrat, qui ne sont pas justes ou simplement approximatives…
Plus tard, quand l’émotion sera retombée, nous reparlerons de l’auteur de Ma France, qui constituerait d’ailleurs le plus bel hymne national qu’on puisse imaginer pour le pays des Droits de l’Homme (La Marseillaise véhiculant des paroles bellicistes, « compréhensibles » dans le contexte de sa création, aujourd’hui insoutenables et d’autant plus injustifiables qu’elles incitent à la haine de l’autre voire au racisme : cf. ce « sang impur »…). Pour l’instant, je voudrais simplement rappeler que Jean Ferrat n’a jamais, au grand jamais, jeté le bébé de la chanson française actuelle avec l’eau du bain, tout au contraire.
Certes, il était critique et depuis fort longtemps (lire, si on possède la collection de Paroles et Musique et de Chorus, les entretiens fleuves qu’il eut l’amitié de m’accorder à chacun de ses nouveaux albums : Le Bilan, 1980 ; Je ne suis qu’un cri, 1985 ; Dans la jungle et dans le zoo, 1991, pour lequel il me fit l’honneur de m’associer à sa seule et unique présentation publique, à Paris ; Aragon, volume 2, 1995) à l’encontre des « puissances de l’argent » dans le domaine phonographique, du pouvoir politique et d’une partie frileuse du paysage audiovisuel français ; mais en aucun cas envers la « nouvelle scène » des années 90-2000 (sauf contre les artistes qui, reniant leurs racines, « susurrent en angliche » pour être en haut d’l’affiche).
Nul passéisme chez lui ; tout au contraire : une belle ouverture d’esprit. S’il avait engagé un combat contre cet establishment aux composantes objectivement complices (voir encore le texte qu’il tint à nous écrire pour Chorus n° 59 du printemps 2007, dans notre enquête, signée Daniel Pantchenko, sur l’évolution du métier), ce n’était pas pour déplorer seulement que les artistes de sa génération étaient bien oubliés des médias (pas du public !), c’était d’abord et avant tout l’expression d’un engagement altruiste en faveur des nouveaux talents, d’une « relève » privée de débouchés médiatiques, pour peu qu’on ne se coule pas dans le moule de la variété dominante ou qu’on ne provienne pas du sérail des « majors » du disque.
Chansons de Parole
La preuve de ce que j’avance, la confirmation indiscutable de son intérêt pour la jeune chanson ? De son émerveillement, souvent, à sa découverte (sans parler du fait qu’il se réabonna fidèlement à Paroles et Musique puis à Chorus, jusqu’au bout, pour rester informé de nos propres découvertes) ? Elle s’inscrivit tout simplement dans sa décision d’accepter le parrainage du festival de Barjac, dans le Gard, dédié aux « Chansons de Parole », manifestation que Chorus fut le seul journal national à couvrir chaque année depuis sa création en 1992, en présence, presque toujours, de l’Ardéchois d’adoption. On y participa avec lui à des débats professionnels puis en juillet 2000, on lui fit même la « Fête » (avec Isabelle Aubret, Michel Bühler, Allain Leprest, Michèle Bernard, Marc Robine, Francesca Solleville, Natacha Ezdra, Françoise Kucheida, Christine Authier, Bruno Ruiz, Marie et ses Beaux Courtois… et Véronique Estel), ce qui valut aux heureux présents de voir Ferrat monter pour la première fois sur une scène depuis ses adieux aux planches en 1973, suite à son second passage au Palais des Sports, fin 1972 après celui de 1970 (seul Johnny Hallyday avait tenté cette gageure un an plus tôt, en 1969).
Il s’exprima longuement à son sujet, sur son enfance, sur la chanson (ce fut terriblement émouvant et instructif : « Lorsque j’étais petit, et même un peu après dans ma famille, on chantait. On aimait ça… et à des années d’écart, bien sûr, ce soir, ici, j’ai l’impression d’être un peu en famille. Une famille que je retrouve, d’esprit, de pensées, parce qu’au-delà de toutes nos différences, le sentiment qui nous relie, c’est peut-être qu’on ne se fait pas, qu’on ne se fera jamais à l’idée que l’homme soit une marchandise. ») et reprit au refrain avec tous les artistes présents, accompagnés par un groupe sud-américain, El Pueblo, La Complainte de Pablo Neruda, chanson tirée de son tout dernier album studio, Aragon vol. 2.
Voilà ce qu’il écrivit lui-même en 2005 à propos de ce festival et de la curiosité qu’il montrait envers la jeune chanson française et de l’espace francophone.
« C’est à partir du Festival "Chansons de Parole" de Barjac, que je parraine depuis la fondation, que je me suis vraiment rendu compte de la richesse et de l’extrême diversité qui caractérise la chanson française actuelle et en même temps de la scandaleuse mise à l’écart par les médias de ses meilleurs représentants. Au cours de ces années, j’ai eu ainsi la chance de faire la découverte d’artistes qui m’ont enthousiasmé et je suis sûr de ne pas être le seul.
« C’est ainsi que le Festival de Barjac est un des pôles de résistance face au rouleau compresseur des industries culturelles alliées à celles de la communication qui fait peser une grave menace sur cette diversité culturelle à laquelle nous tenons tant.
« Que le Festival continue donc, longtemps encore, à nous offrir ces instants uniques de grâce musicale et la magie de ses découvertes multiples. »
Jean FERRAT (juin 2005)
CQFD. J’ajouterai simplement deux « mots ».
Pour dire l’extraordinaire coïncidence entre la date de sa mort (alors que nous nous apprêtions à fêter ses 80 ans le 26 décembre prochain), samedi 13 mars 2010, juste à la veille d’une élection politique régionale, lui, le citoyen concerné (mais jamais encarté), l’homme de La Montagne et de La Matinée, et celle, un an quasiment jour pour jour, de la disparition le samedi 14 mars 2009 d’Alain Bashung... Les temps, décidément, sont bien difficiles pour la grande chanson française.
Ajouter aussi cet hommage que m’envoie Jofroi, responsable artistique du festival de Barjac (et ACI belge bien connu des amateurs de chanson), que je me fais un devoir de publier dans Si ça vous chante. Mais d’abord, merci pour tout, cher Jean. Au-delà de nos petites différences d’appréciation (car il y en eut, mais exclusivement de forme, jamais de fond), tu sais tout ce que je te dois, pour te l’avoir dit et répété à chacune de nos premières rencontres : c’est en découvrant les chansons de tes débuts, après Brassens mais juste après lui, que j’ai su aussitôt que je m’emploierais toute ma vie durant, sans imaginer encore sous quelle forme, à promouvoir le meilleur de la chanson francophone. Nul ne guérit de son enfance...
Comment, enfin, ne pas penser, aujourd’hui, à Colette et à Véronique, sa compagne et sa fille adoptive, ainsi qu’à Isabelle, à Francesca et à Gérard, fidèles d’entre les fidèles ? À Christine Sèvres aussi, disparue en 1981, au couple qu’elle formait avec Jean, et qui enregistra avec lui le seul (et magnifique) duo de sa discographie, La Matinée ? Je les embrasse du fin fond de ma tristesse.