Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
Les fables de sa fontaine
Au début de sa carrière, ou plutôt avant de commencer à chanter, Claude Nougaro disait des poèmes, ses poèmes. C’était au Lapin Agile, sur la Butte Montmartre, dans les années 1950. Un demi-siècle plus tard, comme pour boucler la boucle de son parcours d’artiste, il reviendra à ses premières amours en disant ses textes de chansons sur scène. Ce sera son tout dernier spectacle, Les Fables de ma fontaine, heureusement filmé à sa création à Paris, au Théâtre des Bouffes-du-Nord, en mai 2002. La distribution du DVD qui en a résulté a été confiée récemment par Hélène Nougaro au label indépendant des Ogres de Barback, Irfan.
Septembre 1984 : samedi 8, Claude Nougaro a chanté sur la grande scène de la Fête de l’Humanité devant plus de cent mille personnes. Le dimanche, jour de ses 55 ans, nous conversons en tête à tête dans l’atelier de sa maison de Montmartre, avec pour seul témoin le grand photographe Jean-Pierre Leloir, venu nous rejoindre le temps de mettre en boîte quelques images en vue d’un dossier de Paroles et Musique. Est-ce parce qu’il a ouvert le champagne ? Toujours est-il que Claude est particulièrement en verve. Répondant à une double interrogation de ma part sur l’écriture et la voix (la différence entre les mots couchés sur le papier et ceux portés par les cordes vocales) et sur l’auteur-interprète qui, bien qu’amoureux du jazz et de la java, n’est pas musicien, il me livre instantanément ce néologisme génial (jamais en effet personne ne trouvera de meilleure définition de son art) : « Moi, je suis un motsicien ! »
Motsicien, il l’était à l’origine ; motsicien, il le restera jusqu’au bout. Entre-temps, Claude Nougaro n’aura jamais été à bout de souffle, toujours à remettre son ouvrage sur les planches et la page blanche. Toujours à renaître de ses cendres (« Quand j’arrive au bout de quelque chose, il faut tourner la page. La veine est épuisée, si tu veux… »), dans une formule musicale ou scénique systématiquement renouvelée. En 1984, il se produit avec un trio magnifique (Lubat à la batterie, Michelot à la contrebasse, Vander au piano) ; en 1989, il tourne avec une formation rock de onze musiciens américains ; en 1991, c’est Une voix, dix doigts, seul avec Maurice Vander… Toujours à se mettre en danger, quitte à prendre le risque de désorienter le public, au lieu de gérer classiquement sa carrière comme la plupart de ses collègues.
Après Embarquement immédiat en 2000 et le CD live qui allait suivre en 2001, Au Théâtre des Champs-Élysées, avec l’équipe et les arrangements d’Yvan Cassar, Nougaro tente un pari de plus, comme on se jette un défi, avec la création d’un spectacle en solo. Mais pas comme chanteur cette fois, comme diseur ou plutôt « acteur de ses textes ». Motsicien par excellence. La seule « expérience » jamais testée depuis ses débuts au Lapin Agile en 1953. Et le résultat sera… fabuleux !
Le DVD enregistré les 10 et 11 mai 2002 en public dans le superbe cadre du Théâtre des Bouffes-du-Nord, qui reprend le spectacle dans son intégralité, est une perle précieuse (et un « Quichotte » de Si ça vous chante, distinction d’autant plus évidente en l’occurrence quand on a écrit : « La poésie c’est mon dada / Et l’utopie c’est mon topo / Chantent Don Quichotte et Sancho… »). Réalisé par Bruno Roche et Maxime Ruiz, c’est plus que la captation d’une représentation, c’est l’apothéose d’une carrière. Où l’on retrouve, après une introduction écrite spécialement, une quinzaine de morceaux sans musique qui proposent une balade aléatoire (à trois inédits près : Les Pigeons, Les Ogives de Julien, Le Papillon et le Troubadour) parmi plusieurs décennies d’écriture. Plus précisément entre 1963 (Chanson pour Marilyn) et 2000-2001 (Langue de bois, Ma cheminée est un théâtre, Comédie musicale), en passant par 1977 (Plume d’ange, Victor, Jésus, Le K du Q), 1978 (L’Aspirateur), 1980 (Le Coq et la Pendule), 1981 (Rimes), 1983 (Eugénie) et 1997 (Comme l’hirondelle).
On l’a dit : Les Fables de ma fontaine (qui, énorme succès tant public que critique, allait tourner quasiment sans interruption jusqu’en avril 2003) serait le dernier spectacle de Claude Nougaro, puisque la Camarde viendrait frapper à sa porte le 4 mars 2004, alors qu’il travaillait à son nouvel opus, La Note bleue (album à jamais inachevé qui connaîtra néanmoins une sortie posthume). Deux extraits vidéo de ce merveilleux spectacle accompagnent cet article, pour vous donner l’envie de vous régaler avec ce DVD.
Mais comme c’est déjà la tradition, à Si ça vous chante, d’offrir des documents rares, nous vous proposons une autre vidéo d’un passage du chanteur débutant (en 1962, l’année de parution de son premier album 25 cm Philips) à la télévision néerlandaise… où il explique lui-même les motifs de son évolution, du passage de l’auteur au chanteur ! « Avant j’écrivais des poèmes, des poèmes inspirés par de très belles femmes, mais aucune ne les lisait, elles préféraient danser sur des disques bourrés de chanteurs de rythme…. alors je me suis mis à chanter et j’ai mis de la musique rythmique sur l’un de mes anciens poèmes ; le voici mesdames, mesdemoiselles… » Et d’enchaîner sur Ouh ! (Allez-y les bergères), dont voici quelques strophes éloquentes :
Puisque aux vers que j’écris,
Votre cœur est fermé et votre oreille sourde,
Puisque ma poésie
Vous fait bâiller d'ennui, ô ravissantes gourdes,
Pour être dans le bain
J’y mets de la musique de style afro-cubain
[…]
Puisqu’il n'y a pas d’espoir
Qu’on se rencontre un jour dans le lit de mes livres
Et puisque le sang noir
Qui sort de mon stylo jamais ne vous enivre,
D’un cha-cha j’vous régale
Pour mettre des fourmis dans vos corps de cigale
[…]
Adieu Victor Hugo,
Ronsard et toi Alfred, adieu cher Baudelaire
Je vous quitte le cœur gros
Mais dormir avec vous, vraiment j’ai mieux à faire
Derrière votre dos,
Les muses dansent le cha-cha avec Perez Prado
Allez-y les bergères
Dansez avec vos loups
Tout au long de mes vers
Agoudougoudougoun ouh !
Mais s’il est parmi vous
Une fée, une fleur, quelque part sur la piste
Qui entend malgré tout,
Malgré le cha-cha-cha les mots de ma voix triste,
Si elle est parmi vous
Cette fille, cette sœur, alors dites-moi vite
Où ?
Et comme dans ce 25 cm fondateur de 1962 (le premier était sorti sous la marque Président en 1959), Claude poursuit logiquement, dans ce qui est peut-être son premier passage télévisé hors de France, avec La Chanson, « Celle qui est incarnée sous la pluie / Par une Édith qui piaffe / À l’angle de la rue… » Mais écoutez, voyez et savourez vous-mêmes.
Ajoutons aussi, pour être tout à fait complet, que ce DVD offre cinq séquences complémentaires en bonus : trois chansons… chantées (Langue de bois, Ma cheminée est un théâtre et Le Coq et la Pendule) et deux interventions de Claude où il explique la conception et le rôle du banc et de la canne qu’il utilise durant le spectacle (les deux uniques « éléments de ma scénographie » !). Et enfin que la ressortie chez Irfan le label de ce DVD s’est accompagnée de la création d’un site spécifique, Les Mots de Claude, consacré au poète Nougaro et, plus précisément, à une exploration de son verbe. S’il s’adresse en priorité aux amoureux de la langue nougarienne, il intéressera forcément tous ceux de la langue française (en particulier avec deux guides pédagogiques : l’un dédié aux enseignants du français à l’étranger, l’autre à ceux du français en France).
- DVD Fables de ma fontaine, « Nougaro, acteur de ses textes au Théâtre des Bouffes-du-Nord, 17 titres + 5 séquences bonus ; Production Miss Terre, distribution Irfan le label (Château de Verchaüs, RN 86, 07220 Viviers ; 04 75 49 95 32 ; irfanlelabel@wanadoo.fr).