Le printemps des poètes
Pour ce centième « numéro » de Si ça vous chante, j’aurais aimé vous convier à un festival d’airs printaniers, car la saison du renouveau est l’un des sujets récurrents de la chanson francophone. De la variété légère (Y a le printemps qui chante, Claude François) à l’interpellation citoyenne (Au printemps de quoi rêvais-tu ?, Jean Ferrat) en passant par la célébration poétique (L’Hymne au printemps, Félix Leclerc) ou la dérision irrésistible (V’là l’printemps gnan-gnan, Anne Sylvestre), les chanteurs qui se sont livrés à l’exercice, chacun à sa façon, se comptent par dizaines (Aufray, Ricet Barrier, Lucienne Boyer, Brel, Henri Dès, Fugain, IAM, Marie Laforêt, Perret, Édith Piaf, Jean Sablon, Vasca, Vigneault…), tant et tant d’autres sans oublier Gérard Delahaye qui a consacré au printemps un bijou d’album-concept.
Mais le Japon, la Libye, la Côte d’Ivoire, la vie des populations foulée aux pieds par des dictateurs sanguinaires… et tout le reste, alouette, m’en ont fait passer l'envie. La chanson paraît si futile face à cette actualité désespérante, c’est une si petite chose en regard du malheur des hommes… Néanmoins, comme le spectacle doit continuer, quoi qu’il en coûte et quoi qu’il arrive, je vous propose un rapide arrêt sur image, à l’occasion d’une chanson de circonstance, sur Léo Ferré : « Le printemps ça s’invente et ça se fout en taule… »
Finalement, pour être au plus près possible de sa sortie, cette rencontre eut lieu en août 1992, trois mois avant une rentrée parisienne annoncée au Grand Rex. C’est Marc Robine, « le meilleur d’entre nous » – aurait dit Jean Sommer, également au… sommaire de ce numéro –, qui s’y colla, le veinard ! Heureux à l’évidence de retrouver ainsi Léo, comme le montre la photo (de Francis Vernhet) qui servit parmi d’autres à illustrer le papier…
Jean Sommer – Les Meilleurs d’entre nous
Formidable interview, à mille lieues de l’habituelle langue de bois. Sur l’amour et l’anarchie : « L’anarchie, c’est l’extrême solitude ; mais une solitude qui n’est pas coupée des autres » ; sur la chanson, la poésie et la musique : « Il n’y a pas de poésie sans musique. Quand elle est bonne, la poésie a sa propre musique » ; sur les poètes : « Tous ces poètes que l’on dit maudits auraient certainement mieux vécu s’il y avait eu des disques à leur époque » ; sur la banalisation du franglais : « J’en ai marre de ces mots qui ne veulent rien dire et qui ne sont là que pour faire du genre » ; sur la programmation des médias : « Vous me parlez de poètes, de musiciens, mais écoutez ce qui passe à la radio : la chanson n’est plus qu’une question de commerce » ; sur les multinationales du disque : « Ces boîtes-là sont dirigées aujourd’hui par des jeunes marketing… marketingers – c’est comme ça qu’il faut les appeler, n’est-ce pas ? – de jeunes marketingers de 35 ans qui sont bien contents de vendre encore mes disques, mais qui se fichent de savoir ce qu’il y a dedans… »
C’est dans le Gard, au Festival de Sauve aujourd’hui disparu, où Léo devait donner un concert, que cette rencontre fut arrêtée et surtout concrétisée ; enfin, en partie, car la vie d’artiste pour l’auteur d’Avec le temps était sur le point de s’achever, sans que nul ne s’en doute. Homme fatigué, mais homme de parole, Léo Ferré proposa à Marc Robine de poursuivre l’entretien par téléphone, une fois rentré chez lui, en Toscane, aux premiers jours de septembre... Vous imaginez l’angoisse des Hidalgo qui avaient à sortir le 21 septembre, premier jour de la nouvelle saison, le premier numéro d’un nouveau journal (héritier du mensuel Paroles et Musique) dont tous les articles devaient être rendus avant la fin août !
Après un premier complément d’entretien le 3 ou 4 septembre, Léo, vraiment fatigué mais on ne peut plus « réglo », demanda à Marc de bien vouloir reporter la suite au lendemain, « voire la fin au surlendemain ». Au final, hasard ou destin, cette conversation publiée dans le n° 1 de Chorus (Les Cahiers de la chanson) fut de fait la dernière interview que donna le poète de Castellina in Chianti. On diagnostiqua en octobre le mal qui allait l’emporter et la « rentrée parisienne » fut annulée. Définitivement. Léo, dès lors, resta chez lui, ne recevant que de très rares amis, comme Maurice Frot, avant d’être appelé à rejoindre ses copains Jacques et Georges, dernier pied de nez du chanteur anarchiste, le jour même de la Fête nationale 1993. Le jour du quatorze juillet, aurait dit Brassens, il resta dans son lit douillet : la musique qui marche au pas, cela ne le regardait pas…
Léo et nous, c’est toute une histoire. Personnelle d’abord avec Le Flamenco de Paris, Le Bateau espagnol, Franco la muerte, Les Anarchistes… Puis professionnelle. En 1985, nous lui consacrions un premier dossier spécial dans Paroles et Musique (n° 51), photo de couverture signée Alain Marouani... Deux ans plus tard, en coédition Paroles et Musique/Seghers, nous sortions La Mémoire et le Temps, de Jacques Layani, très originale « biographie d’une œuvre » qui me valut plusieurs conversations téléphoniques nocturnes et, disons, pointues, avec Léo et Marie-Christine Ferré. À titre personnel, je garde notamment au cœur un dîner et une soirée (jusqu’à trois heures passées !) sur nos terres, en 1982, avec Léo et Marie-Christine, et… Jean Sommer (voir plus haut) qui avait fait spécialement le déplacement depuis Paris. J’entends encore Marie-Christine souffler, à juste titre, à Léo : « Demain, tu chantes à Caen, il est peut-être temps d’aller se coucher… » Mais Léo, pétant le feu, n’avait pas sommeil et ne se faisait pas prier pour pousser la chansonnette (quel souvenir !)… alors même qu’il avait donné ce soir-là un concert de plus de deux heures et demie !
Après d’autres entretiens glanés ici et là jusqu’à la fin des années 80, le n° 4 de Chorus allait proposer un nouveau « Spécial Ferré », avec une photo de Francis Vernhet en Une. Sans qu’on puisse bien sûr l’imaginer au moment de le concevoir (tant était grande la discrétion entourant alors l’état de santé de Léo), ce numéro – sorti dans les kiosques le 21 juin 1993 – précédait d’à peine un mois sa disparition.
Dix ans plus tard, enfin, Chorus partait « sur les pas de Léo » avec un dossier posthume (sous une nouvelle – et superbe – illustration de Francis Vernhet) : soixante-douze pages (!) de ce numéro d’été tentaient de cerner au plus près l’homme et l’artiste.
« Auteur-compositeur-interprète majeur, écrivais-je en chapeau de cet hommage, et formidable interprète de chansons qui l’ont fait jouer le “troisième homme” – le premier et le dernier des trois – aux côtés de Brel et de Brassens, Léo Ferré a aussi été un poète et un musicien exceptionnels. Un créateur “total” au bout du compte, à la fois Rimbaud et Debussy, Beethoven et Verlaine, Baudelaire et Ravel. […] Entre ses débuts en piano-solo au Quartier latin et ses dernières tournées, à nouveau seul (“mais peinard” et terriblement charismatique – comme on peut le voir dans la vidéo du Printemps des poètes jointe à ce sujet), Léo a conduit la chanson dans la cinquième dimension. Au-delà des paroles, de la musique, des arrangements et de l’interprétation. Avec ses textes de révolte et d’espoir (“Je provoque à l’amour et à l’insurrection”), ses mélodies inoubliables, ses envolées musicales ou poétiques somptueuses, avec sa voix bien sûr (cette voix si chère à notre cœur dont l’inflexion jamais ne se taira), Léo Ferré a ouvert la chanson à l’Anarchie. Son grand œuvre d’homme de la Renaissance, innovateur, moderne et classique à la fois. L’œuvre de toute une vie. C’est dire si elle est digne d’Amour. »
Rien à retrancher à ces mots écrits au printemps 2003. Tragique ironie du destin, deux mois après la sortie de ce numéro, auquel il avait aussi largement que talentueusement contribué, Marc Robine s’éclipsait en silence pour rejoindre Léo et les autres... En 2011, alors qu’on aurait célébré les 95 ans du poète, je persiste et signe à l’occasion de ce printemps des poètes… malgré ce qu’il disait lui-même, sincère mais un peu amer à l’ami Marc pour Chorus n° 1 : « Je ne suis rien ! Ni considéré comme un poète, ni considéré comme un musicien. Je suis considéré comme rien ! »
C’est vrai que de son vivant, les professionnels et les officiels furent bien avares de signes de reconnaissance à son égard. Les médias surtout le frappaient d’une sorte d’ostracisme permanent. Pour les besoins d’un état des lieux sur la chanson demandé en 1982 à la « Commission consultative nationale pour la chanson et les variétés » à laquelle j’appartenais (aux côtés de Max Amphoux, Jacques Bertin, Patrice Blanc-Francard, Jean-Michel Boris, Jean-Pierre Bourtayre, Daniel Colling, Philippe Constantin, Jean Dufour, Michel Jonasz, Marc Ogeret, François Rauber, Roger Siffer et Charles Trenet, excusez du peu !), une enquête minutieuse avait été menée dont il ressortait – entre autres considérations tristement édifiantes – que Ferré n’était pas passé une seule fois à la télévision entre septembre 1981 et septembre 1982 aux heures de grande écoute (sur 72 émissions, dites de variétés, recensées) ! Cela ne s’améliora guère par la suite. Et plus tôt, dans les années d’après Mai 68 (Le Printemps des poètes fut créé en 1969 à Bobino), la censure faisait son office. Il fallait s’appeler Denise Glaser pour oser l’inviter alors…
Mais aujourd’hui, Léo, qui oserait dire que, dans l’histoire de la chanson, tu es considéré « comme rien » ?! Alors que tu étais « tout » à toi seul. Un monde, une galaxie, un univers. Une leçon de vie : « Le vers doit faire l’amour dans la tête des populations. À l’école de la poésie et de la musique, on n’apprend pas. ON SE BAT ! » Tu vois, Léo : avec le temps, va, on t’aime toujours autant. Peut-être même plus qu’hier… et moins que demain.