Collection d’hiver, fin… de saison
Voilà quelqu’un qui séduit son monde partout où il passe mais qui, hélas, ne passe pas partout et encore moins dans les grands médias… Sans doute son univers très personnel et sa grosse voix écorchée à la Tom Waits, Arno ou Arthur H sont-ils jugés hors normes pour plaire au plus grand nombre ? Peu importe, le Vosgien Louis Ville trace son propre chemin, à l’instar d’autres artistes bourrés de talent dont j’ai parlé ici, comme Marcel Kanche, Loïc Lantoine, Éric Lareine ou William Schotte, enfin, vous voyez, un de ces saltimbanques qui ne ressemblent qu’à eux-mêmes (tout juste y a-t-il chez Louis Ville une pincée de Brel, pour l’émotion, et un zeste de Ferré, pour la révérence et la révolte) et se soucient peu de ce qui fait le bonheur des marchands. L’homme nous invite aujourd’hui à partager son cinéma, ou plutôt ses Cinémas, son quatrième opus en l’espace de douze ans.
Ce n’est plus un jeune homme, bien qu’il en ait toujours l’allure. Avant ses précédents albums (Hôtel pourri en 1999, Une goutte en 2003 et À choisir en 2007), il avait déjà accompagné « d’obscurs inconnus » à la guitare puis créé un groupe de rock (Do It) où il chantait en anglais. « Un jour, racontait-il à Valérie Lehoux pour son portrait de Chorus (n° 32, été 2000), je me suis rendu compte qu’on pouvait aussi faire swinguer les mots en français… et qu’on pouvait atteindre une imagerie plus originale. »
Dès lors, le garçon se dotera d’un nouveau répertoire, entre chanson réaliste pour le texte (écriture « crue, abrupte, immédiate, aussi directe qu’un uppercut », notait notre chorusienne à propos de son premier opus) et rock pour la musique (« le tout porté par une mélodie claire à la guitare ou l’accordéon »), sans crainte aucune de nommer un chat un chat : « La chanson ne doit pas être engoncée, expliquait-il, son vocabulaire doit coller à la réalité. Ça me chagrine d’entendre des textes figés dans une sorte de fadeur. En son temps, le réalisme de Marianne Oswald dérangeait certains… Et il était pourtant sacrément intéressant. »
Marianne Oswald, tiens donc ! Loin de se douter de son influence dans la chanson, par le choix de ses textes et son interprétation expressionniste qui ouvrait la voie, dans les années 30, à Saint-Germain-des-Prés, combien de chanteurs actuels savent-ils seulement que cette grande dame a existé ? Louis Ville, si ! Pas étonnant qu’il ait repris, lui le rocker de l’Est, Mon amant de Saint-Jean, créée par Lucienne Delyle en 1942. C’était en morceau caché d’Hôtel pourri, en 1999… trois ans avant l’Entre-deux tubesque de Bruel, mais, surtout, c’était chanté sans fioritures inutiles, d’une façon dépouillée, vraiment ressentie, comme vécue de l’intérieur. Allez, on vous l’offre ici, en public et rien qu’en guitare-voix, pour le plaisir… d’amour.
Louis Ville – Mon amant de St-Jean
Des reprises (très personnelles), il en existe deux autres dans sa discographie : Y en a marre de Ferré dans À choisir, et puis Vingt ans, du même Léo, dans Cinémas… Louis, dont l’adolescence a plutôt été bercée par David Bowie et Iggy Pop, aime bien brouiller les pistes. D’ailleurs, comme il le dit dans l’interview ci-dessus, ce nouvel album se veut volontairement éclectique, éclaté à tous vents, sans astreinte de ton ou de thème, pour que chacun puisse se faire son propre cinéma avec chaque chanson. Annoncé pour fin 2009, il aura donc fallu attendre mars 2011 pour qu’il puisse enfin paraître (en coproduction indépendante).
• …CINÉMAS… Ne te retourne pas – Il y a toi – Cruelle – Sans rien dire – De beaux riens – Embrasse-moi – Épousez-moi 1 – Épousez-moi 2 – Vingt ans – Marcello – L’Égyptienne – Tes yeux – Le Chanteur. (51’07 ; coproduction Badabing-Fabrice Issen ; distr. L’Autre Distribution ou par correspondance ainsi que les trois CD précédents ; site de l’artiste)
Que dire de plus, en complément des différentes vidéos de ce sujet (À choisir sur scène en juin 2009 et deux clips de ce quatrième opus : Ne te retourne pas et Sans rien dire) ? Que si Louis Ville ne prétend pas plaire à tout le monde, c’est bien le cadet de ses soucis, sa démarche et ses prestations scéniques ne peuvent que convaincre un public vraiment amateur de chanson, et non seulement fan d’un genre précis de chanson. Je sais, c’est difficile à faire comprendre dans un pays où, pourtant, tout est censé finir toujours par des chansons, mais où, en fait, on « adore » trop souvent des « idoles » au lieu d’aimer tout simplement la chanson. Tant que celle-ci n’aura pas été, officiellement et médiatiquement, reconnue comme un art, il y aura toujours des barrières et des malentendus, des artistes occultés et beaucoup de sectarisme (par esprit chagrin ou intérêt économique, le résultat est le même). Comme si, au cinéma dont parle Louis Ville, on ne pouvait pas aimer et promouvoir à la fois les frères Coen, Claude Sautet, Clint Eastwood, Guillaume Canet, George Lucas, Gérard Oury, Benigni, Denis Arcand, Klapisch, Spielberg, Resnais, Peter Jackson, Almodovar, Corneau, Carpenter, Lelouch, Ken Loach ou Gérard Jugnot... pourvu simplement que la qualité soit au rendez-vous.
Comme si certains, par crainte d’on ne sait quoi (sauf à être « purs et durs », cette engeance génocidaire à fabriquer du goulag ou de la chambre à gaz : cf. Ne te retourne pas…), n’osaient pas clamer leur goût naturel de la diversité, de la farce au drame, du mélange des genres, pour arriver en fin de compte – comme le chante Louis Ville – au refus de vivre : « Ils osent pas, comme s’ils avaient pas le droit / Pas le droit d’se dire combien ils tiennent à se toucher / À se sentir… et alors / Ils sont complètement morts, morts de froid. » Toujours la même histoire, c’est mort et ça ne sait pas… « Mais il y a deux soleils qui savent même pas / Qu’à deux pareils, en s’enlaçant, y a plus d’mot / Y a plus qu’un feu, le feu sacré, le feu d’aimer. » Que disais-je déjà, à propos de la pédagogie de l’enthousiasme, chère à Aragon, que d’aucuns me reprochent, non sans condescendance, de chercher à mettre en pratique ? Le feu d’aimer…
Que dire encore et enfin, à part le fait que plus on écoute cet album, …Cinémas…, et plus on l’aime ? Que notre homme, dont on aura compris la singularité, faite notamment d’une poésie charnelle et d’une voix rauque’n’roll, ne cesse de jalonner les routes hexagonales et européennes où, au fil des années, il a donné plusieurs centaines de concerts, accompagné par un ou deux musiciens (Albert Boutilier à la contrebasse et Patrice Hue dit Gonzo à la batterie) voire en guitare-voix. Que l’émotion qui fait parfois chavirer son public alterne avec l’humour de l’artiste, pétri de charisme. Et que sa musique, liée sans doute au métissage des populations du bassin lorrain de son enfance (où il continue de vivre), se déploie des confins de l’Orient aux Balkans, de la mélodie populaire au blues cajun, pour constituer cette chanson française bien comprise qui a toujours battu aux différents rythmes du monde.
Et puis aussi… que ce sujet n’est pas seulement le dernier de notre « Collection d’hiver » (le dixième sans compter les « hors série » comme Bertin, Cali, HFT et Vasca) – et pour cause, le printemps étant (enfin) à nos portes –, c’est également le 99e de Si ça vous chante ! Comme l’aurait dit Monsieur de la Palice, le prochain sera donc le centième : belle occasion, pour chacun et chacune à sa façon, de faire chorus… non ?