En français dans le texte... à la sauce Tistics
Avec le temps, si l’on est un humain normalement constitué (je veux dire attiré par les belles choses, les étoiles, les voiles, que des choses pas commerciales), on a tendance à se faire de plus en plus exigeant. On n’en apprécie que mieux les gens et les créations authentiques, pour oublier les autres, les tricheurs et les faiseurs. Avec le temps, dans la culture comme dans la vie en général, une valeur domine toutes les autres : la fidélité à ses idées et à ses convictions. Tout cela – l’exigence, l’authenticité et la fidélité – constitue la caractéristique principale du festival Alors… Chante ! de Montauban, dont la vingt-septième édition s’est déroulée du lundi 14 au dimanche 20 mai.
Pas besoin d’aller chercher plus loin les raisons de son succès, mélange rare de convivialité (pour une manifestation de cette taille) et de confiance jamais démentie entre organisateurs et festivaliers. La première attire ici les principaux relais professionnels du spectacle vivant (dont une trentaine de responsables de festivals de chanson francophone, réunis en fédération) et quantité d’artistes venus simplement côtoyer leurs collègues une semaine durant ; la seconde a fait du public de Montauban non pas un conglomérat de chapelles musicales, imperméables les unes aux autres, mais une entité globale, avide de belles émotions, quel qu’en soit le genre musical.
On en parle rarement au moment de rendre compte d’un festival. On parle de sa programmation, des goûts et dégoûts du journaliste, de la météo et de l’indice d’occupation des salles. Pas du public, sauf pour le comptabiliser. Celui-ci (ou du moins la somme d’individus le composant) est pourtant le premier acteur d’un festival (et son premier commanditaire, comme disent en bon français nos cousins québécois) ; c’est pour lui d’abord et avant tout que l’équipe d’Alors… Chante ! s’applique des mois durant à bâtir une affiche de qualité. Et justement, à Montauban, il n’y a pas que les artistes qui ont du talent, le public aussi, intelligent, sensible, à l’affût de tout, y compris du plus déroutant a priori, pourvu que la qualité soit au rendez-vous. Et ça, nom d’un pipeau, dans un monde où l’ouverture et l’éclectisme sont souvent battus en brèche par le repli sectaire qui a causé tant de mal à l’image de la chanson (« c’est une vieille maladie poisseuse » qui gagne…), ça fait un bien fou !
À Montauban, tous les maillons de la chanson vivante, organisateurs, artistes et spectateurs, qui se croisent et se recroisent dans les salles, les allées et les bars-restaurants du festival – pour faire connaissance, échanger, témoigner, discuter et commenter le monde comme il va et la chanson comme elle se porte – sont au diapason. Sans chichis ni protocole ou star-système. Autre spécificité d’Alors… Chante ! et non la moindre : la défense et l’illustration de la langue française. Fidélité aux idées et aux convictions, disais-je. La chose pourrait sembler évidente en France, elle devrait aller de soi dans un festival francophone. Mais l’anglais (ou plutôt le franglais…) devient peu à peu le véhicule dominant de la relève hexagonale, la nouvelle non-chanson française, sans que les médias et, pire encore, certains festivals, bien oublieux des principes qui ont présidé à leur création, n’en paraissent gênés le moins du monde. C’est même tout le contraire, parfois, puisqu’on va jusqu’à revendiquer ce non-sens culturel comme un signe d’ouverture au monde ! Dans le concert des grands festivals (au sens premier du terme : qui attirent des dizaines de milliers de spectateurs), Montauban serait-il le dernier des Mohicans ?
L’ouverture aux autres, la véritable ouverture, c’est d’apprécier les artistes malgaches, par exemple, lorsqu’ils chantent dans l’une des langues vernaculaires de l’Île rouge (pareil pour n’importe quelle autre culture) ; mais le jour où les Malgaches chanteront en anglais, ils perdront absolument tout intérêt, en abdiquant au passage leur histoire, leur mémoire, leur identité. Bref, leur raison d’être. En France, on voit ainsi, d’une année sur l’autre, les « découvertes » de tel ou tel festival (où la notion de « production française » s’est peu à peu substituée à celle de la langue, quitte à cautionner cette dérive de l’artistique vers l’économique) renier la langue de Molière pour celle de Shakespeare.
À les entendre, vieille rengaine démentie par l’histoire de la chanson (qu’ils méconnaissent visiblement), c’est parce que le français ne swinguerait pas… Et l’espagnol, et l’italien, etc., ça ne swingue pas non plus ? Pourquoi choisir toujours l’anglais plutôt que le catalan, le portugais du Brésil ou le créole réunionnais – par exemple – qui sonnent à la perfection (réécoutez donc Lluís Llách, Caetano Veloso ou Danyel Waro… par exemple !). En réalité (sauf exception qui se justifie, comme celle d’une double culture maternelle), soit l’on pense (à tort dans la plupart des cas) que l’anglais ouvrira plus facilement les portes de la réussite commerciale ; soit on s’en sert d’alibi pour masquer des lacunes dans sa langue maternelle.
Réveille-toi, Nougaro, ils sont devenus fous ! « Moi, ma langue, c’est ma vraie Patrie / Et ma langue, c’est la Française / Quand on dit qu’elle manque de batterie / C’est des mensonges, des foutaises. / Ceux qui veulent lui casser les reins / Je leur braque mes alexandrins ! » Il y aura bientôt un siècle, depuis Mireille et Jean Nohain (pour ne considérer que la chanson contemporaine), qu’on fait swinguer le français. Trenet ensuite, puis Nougaro (suivis de tant d’autres !) l’ont démontré sans coup férir. Suffit de s’en donner la peine… et de posséder un brin de talent. « Vive l’alexandrin ! / La bête aux douze pieds qui marche sur la tête / Vive l’alexandrin ! / Le ring du poids des mots, la boxe des poètes / L’alexandrin, l’alexandrin ! »
La suite ? « Les cordes de Nerval, les orgues de Racine / Le grisou du génie dans un crayon à mine / Le grand marteau-piqueur adapté tout-terrain / L’alexandrin, l’alexandrin ! / Lamartine, Baudelaire, Hugo / Audiberti, allez hue ! Go ! » Oui, go, les jeunes, foncez en français dans le texte… ou passez votre chemin, si vous tenez à emprunter les autoroutes de l’industrie culturelle censées vous mener au succès international, formaté, sans originalité, sans personnalité. Triste à pleurer.
À Montauban, puisque c’est ce qui nous occupe, ç’a été tout le contraire : à mourir de rire. Même en chantant délibérément en franglais avec Les Tistics, une douzaine de joyeux et jeunes lurons, quatre filles et huit garçons, tous à la voix et trois à la guitare, avec une sorte de Monsieur Loyal pince-sans-rire. Leur spectacle s’intitule précisément Les Franglaises. À savoir tout un répertoire de « grandes » chansons anglaises et américaines, interprétées en français, non pas adaptées mais traduites de façon littérale… Des standards que l’on a tous en mémoire dans leur version originale, dont on pense naïvement (si l’on ne parle pas l’anglais ou si l’on écoute distraitement, emportés qu’on est par la mélodie et/ou la voix) qu’ils sont bien écrits, enfin écrits correctement… et dont on découvre en réalité, stupéfaits, la bêtise, l’inanité, la nullité, la vacuité parfaite ! Une simple suite de mots la plupart du temps, sans rapport les uns avec les autres, choisis simplement pour leur son par leurs « auteurs ». Cela va des Bee Gees ou des Beach Boys aux Spice Girls, en passant par les Pink Floyd, Michael Jackson ou les Beatles (prenez le temps de déchiffrer le texte d’Hello good bye, par exemple : vous ne serez pas déçus du voyage !).
Malice pédagogique délibérée de nos loustics-Tistics ? Histoire de montrer que les plus grands succès anglophones (enfin, ceux qu’ils ont choisis !) n’existent que par leur musique et leur interprétation, le texte venant simplement en illustration sonore ? Dans ce cas, il faudrait emmener tous les écoliers de France et de Navarre voir ce spectacle pour le moins éducatif. Ou simple volonté de passer un moment de franche rigolade ? Les deux peut-être, mon capitaine, car c’est réussi dans les deux cas, gestuelle et mise en scène incluses, sans recours à aucun décor.
Je m’en voudrais d’en dire plus, au risque de déflorer l’intérêt du spectacle, car celui-ci est interactif, notre Monsieur Loyal proposant directement au public de trouver le titre de la chanson originale en lui donnant les premiers mots de la traduction française. Ce qui marche à tout coup et nous permet de découvrir alors la totalité de la chanson à la sauce Tistics, pour le plus grand bonheur de l’assistance. Simplement, pour vous donner quand même un aperçu, lorsque notre homme s’avance vers le public et lui dit : « Georgette dans ma tête… », on comprend qu’une chanson qu’on imaginait aussi géniale qu’émouvante (ce qu’elle est vraiment, interprétée par son créateur… Ray Charles) n’est qu’une daube infâme, côté texte : Georgia on my Mind…
Ne croyez pas pour autant que ces sacrés Tistics se contentent de se livrer à une démolition en règle du patrimoine tubesque de nos amis anglais et américains : loin d’être primaires (et encore moins sectaires), ils savent s’en prendre également à la chanson française en la traduisant en anglais. Et cela frise aussi le ridicule, parfois, même lorsque c’est un dénommé Gainsbourg qui en est l’auteur...
Cela se passait au Théâtre Olympe de Gouges dans la programmation réunissant deux concerts différents entre 18 et 20 h 30. Les trois autres lieux investis par le festival étant la grande salle Eurythmie (3 000 places), le Chapitô (environ 500 places) réservé notamment aux débats du matin, au jeune public et aux soirées plus intimes, et le Magic Mirrors accueillant dans l’après-midi les fameuses « Découvertes » d’Alors… Chante ! – la marque de fabrique du festival, celles qui attirent tous les professionnels de la scène – et le bœuf traditionnel de fin de soirée, pour prolonger encore une journée déjà bien chargée (dix à douze concerts quotidiens).
[À SUIVRE]