Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
Les rêves sont en nous
Besoin de faire une pause, tant la quête entreprise sur les traces de Jacques Brel aux Marquises est émotionnellement intense, presque épuisante. Alors, voici une plage de bonheur avec Pierre Rapsat, l’artiste (belge) que j’ai le plus aimé… après un certain Grand Jacques.
Les choses étant ce qu’elles sont, le hasard et le destin s’amusant parfois à lancer des passerelles éloquentes entre les êtres, si le père de Pierre Rapsat était flamand comme celui de Brel, sa mère était espagnole (comme le chantait Jacques Debronckart, mon second grand Jacques à moi), arrivée en Belgique à l’issue de la guerre civile. Cette hérédité vaudra d’ailleurs à Rapsat d’écrire deux chansons magnifiques, Aurore, sur sa grand-mère antifranquiste qui dut fuir l’Espagne avec ses enfants (« Ils sont venus lui prendre / Celui qu’elle aime / […] L’histoire est souvent cruelle / Elle a quitté le soleil / Pour arriver dans ce plat pays / Pour que ses enfants grandissent ici… »), et Adeu (« Adieu »), sur son dernier album studio, où il est question, comme pour conjurer l’histoire, de tramontane et de douceur catalane « sous un ciel de folie à la Dali ».
Son dernier album, oui, car Pierre Rapsat, qui reste très méconnu en France, est mort le 21 avril 2002 – il y aura bientôt dix ans – à l’âge de 53 ans. Quatre ans de plus, seulement, que Brel... Il se trouvait alors, professionnellement parlant, lancé sur une orbite irréversible de nature à lui faire atteindre bientôt son apogée. S’il était déjà et depuis longtemps, chez lui, l’auteur-compositeur-interprète le plus populaire après Brel, du moins celui qui jouissait en Belgique du plus grand crédit de tendresse, il lui restait encore et toujours à conquérir la France, ce que son album de 2001, Dazibao, et un passage annoncé à l’Olympia, à l’automne 2002, en… première partie (!) de Maurane (l’occasion, en fait, d’accompagner la sortie simultanée de son disque dans l'Hexagone), allaient probablement concrétiser. Mais la maladie et une grave opération rejetèrent brusquement ce projet aux calendes grecques.
Enthousiasmé par la splendeur de son album (l’un des dix ou douze qui figurent aujourd’hui dans mon panthéon personnel), je décidai néanmoins de lui confirmer notre propre projet de « Rencontre », pour Chorus, dès qu’il serait en état d’accueillir notre correspondant en Belgique, Francis Chenot. Ce qui fut fait chez lui, à Verviers, durant sa convalescence, le premier jour du mois d’octobre 2001. Quelques semaines plus tard, Pierre « montait » à Paris pour régler les détails de la sortie de son disque dans l’Hexagone et participer à une seule et unique séance de photos, avec Francis Vernhet, pour compléter l’illustration de sa « chronique » chorusienne. À la parution de celle-ci (entre celles de Goldman et de Noir Désir, excusez du peu) dans le numéro suivant (n° 38, hiver 2001) – dont il eut le geste rare de se déclarer heureux et même ému –, Pierre apprécia tellement le portrait d’ouverture réalisé par notre talentueux collaborateur, qu’il sollicita l’autorisation de l’utiliser pour la pochette d’un album live à paraître en Belgique : l’enregistrement du concert donné le 28 avril 2001 au Cirque royal de Bruxelles, avant que la maladie ne le frappe de plein fouet, pour marquer la sortie de Dazibao.
Voilà toute l’histoire… ou presque. On attendait le disque. Il nous arriva au moment du bouclage du n° 40 de Chorus, un mois environ après la mort subite de Pierre, le 21 avril 2002. Dimanche noir. Chagrin… Que dire de plus ? Peut-être, encore, que nous nous étions retrouvés à Bruxelles, Pierre et moi (la première fois, c’était à Bobino où j’étais allé le saluer, séduit par sa prestation en première partie de Mama Béa, en avril 1982), pour une émission de télévision de la RTBF animée par Jacques Mercier, le 10 février 1994. Pierre y chantait des chansons de son dernier album en date, Brasero, mais dialoguait aussi avec nous – Chorus, qui venait de publier un dossier sur la chanson belge, constituant d’un artiste à l’autre le fil rouge de cette émission (dans laquelle débutait une certaine Axelle Red). Hors antenne, j’évoquai avec lui notre vécu commun, de ces événements qui, au-delà d’une même sensibilité, font de deux frères humains deux frères d’âme et de cœur. Car c’est dans Brasero, justement, que figurait son hommage à Aurore, lequel semblait raconter l’histoire de ma propre grand-mère, contrainte à l’exil avec ses enfants, après que les fascistes à la solde de Franco eurent fait disparaître son trop humaniste d’époux…
Dix ans presque entre Brasero (1992) et Dazibao (2001), dix ans pile entre Brasero et Tous les rêves... Un album double (son dix-neuvième) à la sortie duquel Pierre ne put assister. Un album posthume, « absolument parfait de bout en bout », écrivais-je alors, dont la somptuosité dans le fond comme dans la forme aurait dû lui valoir enfin la reconnaissance des médias et du public français. C’est de ce spectacle, où il était accompagné par son groupe rock et un orchestre symphonique (et qui a heureusement été filmé : un DVD est disponible auprès du label bruxellois Team For Action), dont je tire deux des vidéos de ce sujet : L’Enfant du 92e (qui lui apporta en 1977 un semblant de renommée en France, quatre ans après le succès d’estime de la chanson titre de son premier album, New York) et Les rêves sont en nous, où l’on croit retrouver le Grand Jacques : « Tous les rêves, tous les rêves / Que l’on a partagés / Tous les rêves, tous ces rêves / Faut pas les oublier / […] Tous les rêves, tous ces rêves / Tous ces baisers volés / Tous ces rêves envolés / Qu’on a abandonnés / Et qui nous donnent l’envie / D’aller jusqu’au bout / À présent nous supplient / De rester debout. »
Je réécoute Pierre et je pleure… de bonheur et de tristesse mêlés. Quelle beauté formelle ! Quelle force d’émotion ! De la chanson populaire dans le meilleur sens du terme. Comme Maurane le confia à Chorus, juste après sa disparition : « Son dernier album, déjà disque d’or en Belgique, était sur le point de passer les frontières… Artistiquement, Pierre avait créé une sorte de rock en français, avec une empreinte particulière. Ses albums ont toujours été d’une grande qualité, non seulement grâce à ses chansons, mais aussi parce qu’il était attentif au moindre détail… Il était vigilant sur tout ! C’était un grand chanteur populaire… » La ferveur populaire qu’il savait créer spontanément, sans la quémander comme trop d’artistes, trop souvent, ni même la suggérer car le talent n’a pas besoin d’expédients, ce soir du 28 avril 2001, il l’avait si intensément ressentie, sur scène, qu’il s’adressa ainsi au public : « Quand je vous entends aussi chaleureux à mon égard, aussi émus…, j’ai l’impression que je rêve. Je rêve… et les rêves sont en nous. » Oui, malgré le renoncement des adultes, les chausse-trapes dont les nuisibles parsèment notre chemin, l’envie d’aller voir reste là, le besoin d’accomplir nos rêves d’enfance, pour vivre debout, jusqu’au bout.
Pierre Rapsat, Jacques Brel… On y revient. Et on terminera cette fois par ce plat pays qui les relie. « Mon père venait du nord / Ma mère vient du sud / Je suis né dans un pays / Grand comme un confetti… » On sait combien il est difficile de chanter Brel sans faire du sous-Brel ou, à l’opposé, sans le dénaturer lamentablement. Les exemples de réussites sont relativement rares, tant son interprétation a marqué ses chansons d’une empreinte indélébile. Mais, pour reprendre le commentaire d’un auditeur découvrant la version rapsatienne du Plat Pays, comment ne pas s’avouer « simplement soufflé ! » ? « Réinterpréter ce texte et cette mélodie sans donner l’envie de crier de rage n’est pas donné à tout le monde. Alors, réussir à faire couler les larmes… là, c'est juste inespéré. » Pierre Rapsat ? « Un “grand” tout simplement ». Dont Le Plat Pays, quand il l’enregistre en 1997, est « encore » le sien… alors que Jacques Brel a rejoint celui, tourmenté, de Gauguin où « s’il n’y a pas d’hiver, cela n’est pas l’été ». Pour créer, sans le vouloir, en toute humilité, La Légende d’Hiva Oa (album J’ouvre les yeux, 1989) : « On raconte souvent / Que dans l’île d’Hiva Oa, dans Atuona / Là-bas dans le Grand Bleu / Un voilier pêcheur d’étoiles / Cherche les alizés qui feront danser la voile / […] Le vent se lève, le vent se lève et on l’entend chanter / Il vient du Nord et son rire nous emporte… »
Pierre Rapsat – La Légende d'Hiva Oa
Voilà. C’était un moment de pause, un simple instant suspendu qui rend la chanson vivante. Comme « en apesanteur / Loin de la douleur / Loin de la gravité / Prêt à s’évader / Comme libéré. » C’était rien qu’une chanson, « un manque de raison / Un peu d’émotion / Qu’on lâche comme des ballons / […] Et plonger et plonger / Plonger dans une eau claire / Et nager et nager / À contre-courant / Prolonger prolonger / Prolonger l’éphémère… » Merci, merci, Pierre ; merci pour tout. On n’oublie rien, tu sais, on n’oublie rien du tout. On s’habitue, c’est tout.