Les Victoires de la chanson (suite)
« Collection d’hiver » n° 8. Après les hommages à Charles Trenet (que les médias ont boudé de façon indécente, pour privilégier – y compris sur le service public le soir du 10e anniversaire de sa disparition ! – l’image plus « vendeuse » de Gainsbarre) et à son « pays » Jordi Barre (un « deuil national » en Languedoc-Roussillon et une occultation totale partout ailleurs…), après un focus spécial sur Thiéfaine (parce que son disque le vaut bien), il est temps de reprendre le fil de notre collection d’hiver. Justement, ce 8 mars, pour célébrer la sortie de son 8e album studio*, Thomas Fersen nous invite à filer avec lui au paradis…
Il y a des artistes qui, en parlant d’eux-mêmes, atteignent à l’universel ; ou, du moins, à faire en sorte que les membres d’une même société ou d’une même génération se retrouvent dans leurs chansons – c’est le cas par exemple d’un Thiéfaine avec sa Ruelle des morts. Et puis, il y a des artistes qui ont choisi de privilégier l’imaginaire, de s’évader du quotidien, et savent à merveille nous entraîner dans leur univers : Thomas Fersen est un orfèvre en la matière. Son nouvel album ne déroge pas à la règle, bien au contraire ; il nous plonge de bout en bout dans un monde féérique peuplé de vampires, de sorcières, de fantômes, de morts-vivants et de loups-garous !
• JE SUIS AU PARADIS. Dracula – La Barbe bleue – Félix – Sandra – J’suis mort – Le Balafré – Parfois au clair de lune – Mathieu – L’Enfant sorcière – Une autre femme – Brouillard – Les Loups-garous. (Prod. Editions Bucéphale/tôt Ou tard ; distr. Wagram Music ; site de l’artiste ; ou « site relais » non officiel avec un large choix de vidéos)
Et lorsqu’une chanson de ce disque déborde du cadre imposé, c’est pour mieux nous faire (hurler de) rire. En jouant par exemple à la ballade des gens heureux, avec Félix le bien-nommé : « Je suis centenaire / Mais je suis encore vert / […] Mon fils est un vieux schnock / Ma fille est une vieille bique / Quand je l’embrasse, elle pique / Y en a marre des viocs ! / Je jouis, je jouis, quand j’entendrai le glas, oui / Je jouirai encore / Je veux mourir comme Félix Faure » !
Comme d’habitude avec ce « jeune homme » qui, lui, à force d’enfoncer le pieu, finira par être quinquagénaire (il est né le 4 janvier 1963), c’est drôle avant tout et c’est toujours un bonheur d’écriture, avec un vocabulaire, des expressions, des tournures, des vers et des couplets tout sauf banals : « Mais on accuse à tort la gent trotte-menu » (à propos d’un fantôme nommé Sandra), « Sous les ronces et le lierre est la tombe de l’enfant sorcière » (L’Enfant sorcière), « On peut attraper un goitre / Une queue ou un pied-bot / Sentir une bosse croître / Et vous déformer le dos » (Une autre femme)… Sans parler des situations elles-mêmes, comme l’histoire de ce serial-killer Balafré (remake de Massacre à la tronçonneuse !) qui trompait bien son monde : « On retrouva au parc Monceau / Une bourgeoise coupée en morceaux / […] Tout l’monde croyait de bonne foi / Qu’il s’en allait couper du bois / C’est pas qu’il fût je-m’en-foutiste / Il avait une âme d’artiste / Il menait une vie de cigale / Il jouait de la scie musicale… »
Petit plus à cet univers pour le moins séduisant (jusqu’à l’érotisme : « Je connais une fille dont le sourire pointu / Est plus cruel que celui de Nosferatu / Le crucifix qui descend entre ses deux seins / Ferait se damner un saint… »), la petite morale propre à ce fabuliste de la chanson qui vient ponctuer chacune de ses historiettes ; qu’il s’agisse de brosser le portrait de Dracula (« Il semble que l’amour soit parfois un charme bien pire / Que celui que l’on prête au prince des vampires ») aussi bien que de narrer des mémoires d’outre-tombe : « J’suis mort et j’en fais pas un drame / Mon job, c’est à la foire du Trône / C’est moi qui fais crier les femmes / Je suis squelette au train fantôme… »
Quant à la réalisation, on retrouve Thomas aux commandes, avec la collaboration aux arrangements, selon les chansons, d’Olivier Daviaud, de Fred Fortin et de Joseph Racaille. C’est dire si, là aussi, la musicalité de l’album constitue du travail d’orfèvre, où guitares, mandoline, percussions, orgue, piano, accordéon, violoncelle, contrebasse, flûtes et autres mellotron ou glockenspiel s’épousent ou se distinguent pour mieux enrichir l’ensemble. Sachant que l’essentiel, toujours, est de se mettre au service de l’histoire. En l’occurrence, j’ai un petit faible pour Parfois au clair de lune , à l’inspiration quelque peu brassénienne : « Apprenant que les gendarmes / Recherchaient un vagabond / Une brave dame / M’a caché sous un jupon / Quelquefois, je l’admets / J’ai couché sous un pont / Mais je n’avais encore jamais / Logé sous un jupon / […] Mes autres résidences / Ne valaient pas un radis / Et de toute évidence / Ici je suis au paradis. » CQFD !
NB. Dans l’impossibilité de télécharger ici (légalement) des chansons de Je suis au paradis, et aucun clip ou vidéo de celui-ci n’étant (encore) disponible, on peut l’écouter en totalité sur le site du label tôt Ou tard, dans la page consacrée à Thomas Fersen, en cliquant ICI. Peu importe l’ordre dans lequel vous l’écouterez, mais je vous conseille particulièrement le dernier titre, Les Loups-garous, aussi hilarant que finement écrit : « Par une rare conjonction / Entre Vénus, Mars et Saturne / Mordu par un chien taciturne / J’avais reçu l’extrême-onction / Je n’allais pas passer la nuit / Et je faisais une drôle de tête / Mais sur les douze coups de minuit / J’ai repris du poil de la bête… » Quant à la vidéo qui accompagne ce sujet et raconte la triste histoire de Hyacinthe, elle illustre en fait une chanson de l’avant-dernier album, Le Pavillon des fous, mais nous vous la proposons pour le plaisir des yeux (et des oreilles), puisqu’elle est l’œuvre d’un maître du dessin, Joan Sfar, récemment césarisé pour son premier film, Gainsbourg, vie héroïque...
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*Les sept précédents sont : Le Bal des oiseaux (1993), Les Ronds de carotte (1995), Le Jour du poisson (1997), Quatre (1999), Pièce montée des grands jours (2003), Le Pavillon des fous (2005), Trois petits tours (2008) ; albums studio auxquels il faut ajouter deux albums live (Triplex en 2001 et La Cigale des grands jours en 2004) et un « Best of de poche » en 2007, Gratte-moi la puce, composé de vingt titres réenregistrés, accompagnés au ukulélé.