25 mai 2013
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L’Alexandrin de la chanson
Début avril, depuis Vence, un de ses messages nous disait encore : « La forme revient trrrès lentement… Ici, c’est un vrai printemps. » On attendait d’autres nouvelles… et puis, Le Facteur de chansons est mort ce 23 mai 2013. Fils de Nessim et Sarah Mustacchi, libraires à Alexandrie, appelé Giuseppe à sa naissance parce que la sage-femme était italienne, Yussef pour l’état-civil et Joseph à l’école française, il adopta le prénom de Georges (et francisa son nom), le jour où il devint chanteur, par admiration pour Brassens (cf. Les Amis de Georges…). Grec né en Égypte aux origines italo-sépharades et amoureux du Brésil, c’était un Méditerranéen qui parlait six langues (l’anglais, l’arabe, l’espagnol, le français, le grec, l’hébreu, l’italien et le portugais). Sa vraie patrie ? Elle ne faisait pas de doute, comme il nous l’avait rappelé à l’occasion d’un dossier de Chorus : « Je suis citoyen de la langue française. » Il lui fallut pourtant attendre 1985 pour qu’on daignât lui en accorder la nationalité, plus de trente ans après son installation à Paris et quinze ans après son premier grand prix de l’académie Charles-Cros pour Le Métèque… Juste pour l’amour et la mémoire, quelques bribes de souvenirs communs.

Depuis ce bien triste jeudi du dit joli mois de mai, tout remonte… Comme des Eaux de mars qui recouvriraient tout le reste. Me revient comme si c’était hier le souvenir de notre première rencontre, pas banale, puisqu’elle eut lieu à Libreville, au Gabon, en 1972. Comme nous le ferons plus tard à Djibouti, avec ma chère et tendre, nous nous étions « acoquinés » avec le directeur du centre culturel français pour qu’il fasse venir des chanteurs. Étant l’un des deux journalistes français vivant sur place mais le seul travaillant pour et avec des Gabonais (le second était le correspondant de l’agence France-Presse), j’eus droit à une rencontre professionnelle aussi privilégiée que décontractée, avant que le directeur du centre culturel n’organise un dîner amical chez lui… Il y avait seulement trois ans que Georges avait sorti son Métèque, premier album officiel, et deux ans que nous l’avions découvert en scène, enthousiastes, dans son premier grand récital parisien à Bobino (cf. l’album Bobino 70 avec déjà Le Temps de vivre, Votre fille a vingt ans, Ma liberté, Dire qu’il faudra mourir un jour…).
Tant professionnellement (à travers Paroles et Musique, Chorus et même l’édition, puisque je serai en 2005 l’éditeur de sa très belle biographie, signée Louis-Jean Calvet, préfacée par lui-même : Georges Moustaki, La Ballade du Métèque, Fayard/Chorus) que personnellement, le contact ne sera jamais rompu, bien au contraire. Et quand nous n’avions pas de ses nouvelles en direct (surtout des courriels, réguliers, voire un commentaire
ici ou là posté sur ce blog, nous en recevions toujours par l’intermédiaire de notre ami commun Marc Legras, qui fut non seulement l’un de nos excellents (et indéfectibles) collaborateurs depuis la création du « mensuel de la chanson vivante » en 1980 mais aussi l’un des journalistes les plus proches du chanteur à tous points de vue. Et depuis longtemps : il se souvient de cette première lettre, reçue en 1975, par laquelle Georges Moustaki émettait le souhait de le rencontrer (à l’époque, Marc animait une émission de chanson sur France Culture), ce qui fut fait cette année-là chez lui, dans l’île Saint-Louis… où je l’avais moi-même croisé, curieux hasard, un jour de 1970 (il descendait de sa moto – c’était L’Homme à la moto de Piaf !) où j’étais allé rendre visite à Frédéric Dard qui vivait alors dans une artère voisine, la rue Budé.

Plus tard, Marc Legras sera non seulement l’auteur des principaux (et nombreux) articles que nous lui consacrerons durant trente ans (rencontres, témoignages, comptes rendus de spectacles, critiques de disques…), dont l’important dossier de Chorus n° 15 du printemps 1996 (avec Francis Vernhet aux photos de scène et d’entretien), mais aussi son miroir ou son double pour cinq ouvrages réalisés en commun. Notamment un livre d’entretiens, Un chat d’Alexandrie (De Fallois, 2002), un autre cosigné : Chaque instant est toute une vie... (Le Marque-pages, 2005), puis le Petit abécédaire d'un amoureux de la chanson (L’Archipel, 2012) et enfin Éphémère éternité, anthologie parue le 7 mars 2013 : « Il a pas mal traîné, me rappelait Marc, avant d’accepter ce titre… »
C’est du reste par l’intermédiaire de Marc que « Jo » réagit au sujet que je venais de consacrer à cet ouvrage (et dès le lendemain de sa mise en ligne !), le 2 avril. À Marc, il disait : « Merci pour le papier de Fred. Il est bien documenté et bien formulé. Plus que sympa. Tu pourras lui dire. » Aujourd’hui, il y aurait tant à dire sur Georges… Mais c’est tôt et c’est dur. Pour l’amour et la mémoire, je sais pourtant qu’il me faut tenter de dire un petit quelque chose de plus… ou de moins… De plus personnel ou de moins conventionnel que ces hommages officiels qui ont plu toute la journée de jeudi. François Morel, lui, a su quoi dire, le lendemain matin, dans sa chronique hebdomadaire de France Inter. Témoignage bouleversant. Au chagrin, François, tu nous as rajouté des larmes, mais des larmes comme des pansements au cœur, velours-velours dirait Souchon, des larmes de fraternité partagée. Alors oui, je vais le faire. Mais en sachant déjà qu’au bout du compte, au bout de ces lignes, je parviendrai au même constat que Jo dans son album éponyme de 1996 : Tout reste à dire…

Comment commencer ? Peut-être, puisque c’était déjà en mai, comme le mois de sa naissance et de son envol, en rappelant qu’en 1991 le festival Alors… Chante ! de Montauban avait choisi d’en faire l’invité d’honneur de sa sixième édition (voir photo ci-dessus avec Francis Lemarque, Jo Masure – le directeur – et Catherine Le Forestier). C’était un an avant que le même hommage soit rendu (du vivant des artistes !) à Léo Ferré… en présence de Georges (voir vidéo), revenu spécialement sur les rives du Tarn, aux côtés notamment de son ami Leny Escudero (avec lequel il avait partagé bien des luttes sociales, se rendant sur le terrain, à Cléon ou ailleurs, en toute discrétion).
Autre souvenir, vécu en Espagne et partagé par un bon millier de spectateurs. C’était en Catalogne (où il comptait beaucoup d’amis artistes, comme Marina Rossell), plus précisément à Tarragone le 8 juillet 1994. Ce soir-là, Georges donnait son spectacle en plein air, dans un magnifique théâtre de verdure, éclairé seulement par les étoiles. Pas une place de libre ! En Espagne, Moustaki est un mythe : avec ses chansons comme Ma liberté (en français dans le texte), il a accompagné la transition démocratique et l’arrivée de la gauche au pouvoir. Le public était sous le charme depuis une bonne heure, quand intervint un événement inattendu de tous (et de Georges le premier) : l’arrivée sur la scène de Paco Ibañez ! En route pour Barcelone, de retour de Madrid où il venait de présenter son nouveau spectacle en compagnie du poète Jose Agustin Goytisolo (Palabras para Julia, Erase una vez…), Paco, remarquant les affiches du concert de Moustaki, n’avait pas hésité à faire le détour ! Informé de son arrivée et de sa présence dans les gradins, Georges, visiblement ravi et n’y tenant plus, invitait alors publiquement son collègue et ami, le plus français des chanteurs espagnols, à venir partager la scène avec lui ! Surprise et joie des spectateurs, tonnerre d’applaudissements…
La suite ? J’en fis le compte rendu pour Chorus (n° 9, automne 1994), tellement la soirée fut magique. En voici la fin : « Et Goytisolo de dire alors des poèmes, et Paco de chanter, en s’accompagnant avec la guitare de Jo… Une rencontre porteuse d’émotion, une manière d’être et de se comporter (pas facile d’interrompre ainsi le cours de son récital, pas facile non plus pour l’artiste de passage de se produire au débotté) dont seuls sont capables les plus grands. Ce soir-là, la chanson a fait preuve une fois encore de son pouvoir incontestable de rassemblement, de communication voire de communion, au-delà des barrières linguistiques. Même si le grand Jo maîtrise bien le castillan, même s’il a interprété l’une de ses chansons en catalan… Pour l’en remercier, le public en chœur ne pouvait faire mieux que de reprendre spontanément, dans un pot-pourri final où il s’entrecroisait astucieusement avec La Bamba, le refrain de Frère Jacques – en français s’il vous plaît !
» Une de ces soirées mémorables (près de trois heures), au cours de laquelle Georges Moustaki, d’autre part, n’a pas manqué de rendre hommage – seul à la guitare pour trois chansons qu’ils avaient faites ensemble – à son grand ami, récemment disparu, le poète grec Manos Hadjidakis… Ce soir-là, c’est certain, c’est à Tarragone et nulle part ailleurs, dans ce théâtre à ciel ouvert où plus de mille privilégiés manifestaient leur bonheur de participer à un moment rare, qu’Euterpe et Polymnie avaient élu domicile. »
Pour être « citoyen de la langue française », l’Alexandrin de la chanson (francophone) n’en avait pas moins L’Espagne au cœur, comme il l’écrivait en 1986, un demi-siècle après le coup d’Etat franquiste : « Fils de Tolède ou de Grenade / Tous mes ancêtres séfarades / Ont pris la route des nomades / Ont pris la route des nomades / L’Espagne au cœur de ma guitare / Des Asturies à Gibraltar / L’Espagne au fond de ma mémoire / De la Galice aux Baléares / Ma sœur latine et africaine / Ma sœur méditerranéenne / Le même sang coule en nos veines / Le même sang coule en nos veines… »
En 1996, à la demande d’une amie québécoise, Paule Bussières, qui comptait sur nous pour lui trouver un grand chanteur français capable de présider son jury et le persuader d’accepter le rôle, nous lui conseillâmes Georges Moustaki. Le temps d’expliquer à Jo les tenants et aboutissants de ce « job » et il s’envolait avec bonheur pour la Belle Province et assurer à la perfection la présidence des Prix Miroirs de la chanson francophone du Festival international d’Été de Québec. Depuis, les ponts ne furent jamais rompus entre lui et le Québec. L’intéressé me le disait encore l’automne dernier…
Des années passèrent, de concerts en retrouvailles ; à charge pour chacun d’entre nous d’essayer, autant que possible, d’adhérer à la Philosophie de Georges : « Nous avons toute la vie pour nous amuser / Nous avons toute la mort pour nous reposer… » Pour nous amuser… et pour aller au charbon ! D’un disque l’autre, d’un spectacle l’autre… et, pour notre part, d’un numéro l’autre.
Et puis… Le 8 janvier 2009, Georges Moustaki montait sur scène, dans la salle magnifique (et archicomble) du Palau de la Musica à Barcelone, pour expliquer au public catalan qu’il était incapable d’assurer le concert, en raison de problèmes respiratoires. Il pensait alors à une mauvaise grippe, sans plus, et pensait pouvoir honorer ses concerts suivants en Espagne, à Valence notamment, mais le destin en décidera autrement.
Aujourd’hui, l’auteur-compositeur-interprète catalan, le cantautor Roger Mas, qui devait assurer sa première partie au Palau, témoignait à Barcelone de ce moment cruel. J’ai traduit (non sans émotion) les souvenirs qu’il conserve de cette soirée, rédigés par lui-même (et publiés par El Périodico – merci à eux), sous le titre « Le dernier chant de Georges » :
« Le 8 janvier 2009, Georges Moustaki monta pour la dernière fois sur une scène, et cette scène fut celle du Palau de la Musica. Je m’en souviendrai toute ma vie, car ce soir-là, c’est moi qui devais ouvrir le rideau… À peine arrivés, on nous informa que le chanteur était très grippé, alité dans sa chambre d’hôtel et qu’on était en train de le soigner pour lui permettre de tenir le temps du concert car il voulait le donner coûte que coûte. Mais dans l’après-midi, l’organisateur vint me trouver pour me demander si je pourrais assurer un concert complet au lieu de la demi-heure prévue en première partie. Il me dit que Moustaki monterait sur scène, parce qu’il voulait absolument saluer son public, et même qu’il tenterait de chanter un peu, pour que tous ces gens qui avaient rempli le Palau pour l’écouter puissent au moins entendre deux ou trois chansons, fût-ce avec un simple filet de voix.
» Quand je le vis arriver finalement au Palau, je me souviens de l’avoir trouvé très faible, se mouvant avec difficulté, mais il monta néanmoins sur scène et, bombant le torse, après avoir expliqué lui-même pourquoi il ne pourrait pas donner son concert, il fit un grand effort pour chanter trois chansons. À la troisième, sa voix s’était pratiquement éteinte… Il me présenta alors au public, alors que je n’étais que son lever de rideau, il dit adieu et sortit de scène. On le devinait encore plus faible qu’à son arrivée, mais quelle leçon de dignité venait-il de donner là ! Il me tendit la main, tremblante, me regarda dans les yeux avec une tendresse infinie et je me retrouvai sur scène avec la responsabilité inattendue de maintenir l’attention d’une salle composée de son public, un public, il ne le savait pas encore, qui venait d’assister au chant ultime de Georges Moustaki.
» Il y a une génération d’auteurs-compositeurs-interprètes qu’on a laissé filer entre nos doigts et à présent, en regardant autour de nous, on se demande parfois où est le projet artistique, le discours, la dignité, le rêve, l’enthousiasme, la poésie ; toutes ces choses qui nous font nous émouvoir, où sont-elles aujourd’hui ? Quand s’en va l’un des grands de la chanson, c’est comme si une bombe avait creusé d’un coup un vide immense, un silence dont il est bien difficile d’apercevoir les contours... Bon voyage, Georges ! »
Nous suivîmes de près l’évolution de son état de santé, d’abord avec l’espoir d’assister tôt ou tard à de nouveaux concerts, puis, face à la réalité, avec l’espérance au moins que Georges, sans revenir sur scène ni enregistrer, puisse vivre malgré tout une vie à peu près normale. Quelques mois plus tard, durant l’été, la revue Chorus fut contrainte elle aussi de quitter la scène, non sans provoquer la colère de l’artiste qui y était très attaché. Voilà pourquoi, malgré la maladie qui ne désarmait pas, au contraire, Georges Moustaki tint à participer à l’hommage que, sur Europe 1, l’émission « On connaît la musique » de Thierry Lecamp voulut consacrer à la revue, en hommage au travail réalisé depuis trois décennies, avec Paroles et Musique.
Début octobre, le jour de l’enregistrement (car il fallut enregistrer quelques jours avant la diffusion prévue le samedi soir, tant les artistes et groupes furent nombreux à vouloir témoigner et si possible chanter : des dizaines, de tous genres musicaux et de toutes générations – dont Allain Leprest et Mano Solo…), Georges se joignit à nous par téléphone, depuis Vence où il était soigné, en précisant d’emblée qu’il s’était abstenu toute la journée de parler afin d’être audible pour l’occasion… Je n’ose reprendre ses mots, tellement ils furent élogieux pour toute l’équipe et pour Marc Legras en particulier, mettant tous notre modestie à rude épreuve. En passant, il nota par exemple que notre travail était tellement… que, même à lui, son dossier de Chorus avait « appris des choses » !
La semaine suivant la diffusion de l’émission, les médias se firent l’écho de son abandon définitif de la scène. Georges n’en continua pas moins d’être attentif à la société, à la politique, à la chanson, à la culture, à ses amis, à tout ce qui avait fait – voyages exceptés et désormais loin de son île Saint-Louis, pour jouir d’un climat plus clément – ce qu’il était devenu. Un humaniste, fraternel et solidaire et un irréductible utopiste. En 2012, pour l’élection présidentielle, il apporta son soutien au candidat d’extrême gauche, Philippe Poutou… Il continuait à écrire. Début mars sortait ce florilège de ses chansons, du titre de l’une d’entre elles, Éphémère éternité, avec un entretien recueilli par l’ami Marc. Le 3 mai dernier, « Milord » Moustaki fêtait ses 79 ans.
Le 23, Tonton Georges, Barbara et Reggiani entre autres l’attendaient au paradis des musiciens, pour y faire valoir enfin son droit à la paresse. Et personne, cette fois, pour nous en faire le compte rendu. Je vous avais prévenu : tout reste à dire.

NB. Ce sujet est dédié en particulier à Pia Moustaki. Entre autres vidéos, on trouvera ici un extrait du reportage fort émouvant réalisé par la Télévision catalane où l’on voit Marina Rossell (qui terminait alors l’enregistrement de son album « Chante Moustaki » en catalan) rendre visite à son ami, en décembre 2011, dans son appartement de l’île Saint-Louis à Paris ; et une autre où Marina chante Le Métèque en catalan au magnifique Palau de la Musica de Barcelone – la salle où Georges Moustaki fit sa dernière apparition sur scène – en compagnie de Paco Ibañez… On voit aussi Marina (en catalan) et Paco (en castillan) discuter de cette chanson ! « C’est l’hymne des apatrides ? » – « Oui, mais aussi un autoportrait… » Ne manquez pas les dernières secondes de cette vidéo, tournées chez Paco.