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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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3 septembre 2013 2 03 /09 /septembre /2013 10:00
L’aventure commence à l’aurore
 
   
« En somme, après Brel le chanteur et Brel l’acteur, voici Brel l’aventurier, dans ce qui sera le premier livre consacré à sa vie d’après… » C’est mon éditeur de L’Archipel (le bien-nommé pour une histoire qui se déroule pour l’essentiel dans celui des Marquises !) qui a réagi ainsi après avoir lu mon manuscrit. Bien vu. S’il n’y avait évidemment aucun intérêt à écrire une nouvelle biographie de l’artiste (d’autant moins que, sur plusieurs dizaines de titres consacrés à Brel depuis 1964, il en existe trois ou quatre vraiment excellentes parues depuis sa mort, dont celle de Marc Robine que j’eus le bonheur d’éditer moi-même en 1998), en revanche il y avait urgence à raconter enfin « sa vie d’après »…
  
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Sa vie d’après sa vie d’artiste. Celle qu’il a vécue dans une ’île de l’archipel le plus isolé au monde. Urgence, oui, car on l’ignore encore, mais aux Marquises, où gémir n’est pas de mise, Jacques Brel a réalisé pour de bon ce qu’il s’était « contenté » jusqu’alors, avec le talent immense que l’on sait, de mettre en musique. Après les paroles, les actes ! Don Quichotte dans les îles comme jadis à la scène. Ce faisant, il a fait de sa vie l’égale de son œuvre : un chef-d’œuvre !
 
Ce qu’il avait rêvé éveillé tout enfant (« L’enfance / C’est le droit de rêver / Et de rêver encore… »), puis théorisé de façon si brillante – imprimé sur papier, gravé sur disque, interprété sur scène, porté à l’écran (Le Far West…) et, bien sûr, proclamé haut et fort dans ses interviews –, il lui a fallu moins de trois ans, ses trois dernières années, pour le mettre en pratique aux Marquises. Loin d’être une sorte d’appendice à sa vie d’artiste, parachevée avec sept ou huit chansons majeures, sa vie d’être humain dans cet archipel nommé par ses premiers habitants Fenua Enata, c’est-à-dire la Terre des Hommes (inconditionnel de Saint-Ex’, pareil « hasard » n’a pu que conforter Jacques dans sa décision de s’y installer), aura été plus qu’un aboutissement, un véritable accomplissement.
 
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C’est là, aux Marquises où « passent des cocotiers qui écrivent des chants d’amour », où « la mer se déchire infiniment brisée / Par des rochers qui prirent des prénoms affolés », que l’œuvre de Jacques Brel a pris tout son sens, comme on transforme un essai, légitimée et validée rétrospectivement par ce voyage au bout de la vie. Là, enfin, qu’en allant au bout de sa quête altruiste, au bout de lui-même, l’homme a définitivement fusionné avec l’artiste.
Rêver un impossible rêve
Porter le chagrin des départs
Brûler d’une possible fièvre
Partir où personne ne part…
C’est en Polynésie en effet que Brel, touchant le rivage d’Hiva Oa pour se reposer le temps d’une escale et finalement installé à demeure sans l’avoir prémédité, réalisa l’essentiel de ses rêves d’enfant, à la fois Mermoz, Saint-Exupéry et chevalier errant dans le ciel agité des Marquises. Mais surtout – c’est à croire que les Marquises étaient un lieu prédestiné pour le Grand Jacques –, c’est là qu’il se métamorphosa, tel un papillon sortant de sa chrysalide. Artiste majuscule, Jacques Brel l’était déjà avant de quitter le Vieux Monde. Sans les Marquises, il serait resté l’un des géants de son art, au firmament de la chanson. Certes… mais rien d’autre que cela : un auteur, un compositeur et un interprète, aussi brillant fût-il. Aux Marquises, après une période de purgatoire maritime, sans jouer au bon Dieu pour autant (d’ailleurs, a-t-on jamais entendu jurer autant que Brel dans son paradis terrestre ?), il est devenu bien plus et beaucoup mieux qu’un artiste : loin de l’artifice des planches, loin du commun des mortels, Jacques Brel est devenu un Homme.    
           
Au départ, mes amis de Si ça vous chante le savent bien, j’étais parti sur les traces du Grand Jacques jusqu’en Polynésie, sans idée préconçue et surtout sans autre objectif que de faire un beau voyage, rêvé depuis trente ans, et d’en proposer ici le reportage. On est partageux ou on ne l’est pas, moi je ne sais pas aimer sans partager. « Y en a qui ont le cœur dehors / Et ne peuvent que l’offrir… » Je n’ai jamais compris « ces gens-là » qui prétendent aimer en gardant tout pour eux et en eux, en onanistes satisfaits et apparemment comblés.    
Allons, il faut partir
N’emporter que son cœur
Et n’emporter que lui
Mais aller voir ailleurs…
        
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Une fois sur place, nous avons découvert ce que nous ne soupçonnions pas, du moins pas à ce point-là ! Non, impossible d’imaginer à quel point Jacques Brel a marqué l’histoire des Marquises, où l’homme, on ne peut plus simple et modeste que les habitants d’Atuona croisaient chaque jour dans les rues du village, est devenu aujourd’hui un mythe. En fait, « il l’était déjà de son vivant », m’a assuré son ancien imprésario et fidèle ami Charley Marouani, impressionné par le chagrin profond des autochtones le jour où ils l’accompagnèrent à sa dernière demeure, là-haut, au cimetière du Calvaire, tout près de Gauguin. Après le Grand Tiki d’Hiva Oa, effigie géante d’un ancien dieu des Marquisiens, le Grand Jacques d’Atuona... Et ce qui devait n’être qu’un reportage ponctuel, sur les lieux où le « géant » Belge, « flamand et d’origine espagnole », vécut les dernières années de sa vie, s’est transformé au retour de ce long séjour en Polynésie, en feuilleton à suivre, plusieurs mois durant ; à suivre… et suivi à chaque épisode par davantage de lecteurs. Avides d’en savoir plus, réclamant impatiemment la suite et laissant des commentaires passionnés.  
Un « feuilleton » parce que je ne savais pas – je ne pouvais pas ! – résumer, expédier, en un seul sujet le portrait qui s’est esquissé puis dessiné très vite sur place, d’un homme au comportement vraiment et définitivement extraordinaire. À l’écoute des autres bien que grande gueule, au service des autres l’air de rien… mais prêt, toujours, à affronter les éléments pour effectuer avec son bimoteur des évacuations sanitaires d’urgence ou transporter jusqu’à Papeete, distante de 1 500 km, des femmes dont l’accouchement risquait d’être délicat… Toujours de façon désintéressée, bien sûr, et toujours bénévolement, est-il utile de le préciser ? Sans parler du reste, du courrier postal, du ravitaillement en vivres et en médicaments, de son engagement dans le développement sanitaire et culturel d’Hiva Oa… Si ça n’est pas de l’altruisme, tout cela, de la fraternité comme on en manque tant aujourd’hui, qu’est-ce donc ?! « Quand on n’a que l’amour / À s’offrir en partage… » Bref ! Bien que s’étant étalé sur quinze épisodes, le « feuilleton » a dû faire l’impasse sur de grands pans de cette vie si méconnue d’un homme qui n’a jamais tant mérité qu’aux Marquises son surnom de « Grand » Jacques, et j’ai dû me résoudre, au prix d’une terrible frustration, à « rentrer chez moi » le cœur en déroute et quantité d’anecdotes et de témoignages sous le bras.
     
tikiBrel
   
Seulement, cette frustration, je n’allais manifestement pas être le seul à la ressentir... Outre les commentaires internes au blog allant dans ce sens, au fil du temps de plus en plus de gens m’ont fait part de leur envie d’en apprendre plus, faisant monter la pression en moi. Déjà que l’envie ne manquait pas... Malgré tout (j’en sais quelque chose pour avoir accompagné « mes » auteurs dans l’élaboration de leurs propres ouvrages durant un quart de siècle), on doute toujours de soi, c’est humain. Alors, vous vous branchez surtout à l’écoute de vos amis les plus fiables, c’est-à-dire les moins intéressés et flatteurs qui soient. Les amis, quoi. À la vie, à la mort. Les copains d’abord ! Entre autres et surtout de Jean Théfaine qui, à force d’insister, à force de l’entendre me dire qu’il fallait absolument publier ce récit, a fini par me faire promettre au printemps 2012 – trois mois avant sa mort – « d’en faire un livre ». Promesse tenue, cher Jean. J’espère que quelque part, là-haut, ailleurs, tu expliques au Grand Jacques que tu en es le principal responsable…   
D’autres journalistes encore, anciens de Chorus également, en lesquels vous avez entière confiance, qui savent de quoi ils parlent quand ils parlent de chanson, de livres... et de Brel : Serge Dillaz, Marc Legras, Jacques Vassal… Et puis des professionnels que vous respectez infiniment, comme Jean-Michel Boris qui assista à tous ses spectacles à l’Olympia, toujours avec lui en coulisses. Des artistes aussi, dont l’un des principaux de la chanson francophone contemporaine (que je tiens en haute estime car, à l’instar du Grand Jacques, l'homme est en phase avec son œuvre) m'écrivant ceci (dans un courrier privé, je ne citerai donc pas son nom) : « Où qu’“il” soit, je suis sûr qu’il est heureux, et peut-être même un peu fier, de votre beau travail. Bravo. À quand le livre ? » Ou encore – cerise inattendue sur la Madeleine ! – Didier Daeninckx, l’un de mes écrivains préférés, me confiant qu’il attendait « maintenant le livre », n’ayant cessé, « passionné par le feuilleton », d’inciter au fil des épisodes tous ses amis à le découvrir sur Si ça vous chante
 
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Et nous voilà ce soir, comme disait « un certain »... Après une longue enquête complémentaire du reportage initial, qu’elle enrichit de plus de deux cents pages par rapport à l’ensemble de la saga bloguesque. Avec un ouvrage que j’ai voulu comme un document, dans le fond, mais traité comme un roman dans la forme. Nous voilà donc ce soir, oui, ou plutôt ce matin – comme l’indique le texte de quatrième de couverture établi par l’éditeur – puisque l’aventure commence à l’aurore.
 
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Qu’ajouter à cela ? Rien, évidemment, qui concernerait la « qualité » éventuelle du résultat, ça n’est pas à moi de le commenter. Mais quelques précisions. Pour rappeler, primo, que Jacques Brel est, a toujours été et restera entre tous mon artiste de prédilection, comme je l’explique dans le premier chapitre (« Du Plat Pays aux Marquises »). Pour avouer, secundo, que ce récit, né d’un reportage effectué en septembre et octobre 2011 – où s’impose le parallèle avec Gauguin, défenseur acharné des Marquisiens, où l’on croise Antoine, Barbara, Brassens, Ferrat, Gréco, Lama, Perret, Reggiani, Salvador, Ventura… et François Mitterrand –, m’aura envoûté, corps et âme, durant dix-huit mois (automne 2011-printemps 2013). Demandez-le à mon entourage !
Chemin faisant, comme dirait Gilles Vigneault, le livre – qui reconstitue les quatre dernières années du Grand Jacques (et revient en flash-back sur des pans incontournables de sa carrière d’artiste) – passe évidemment par l’enregistrement de son dernier album, narré dans le détail (chapitre 17, « Quelques chansons marines »), et malheureusement par l’évolution de sa maladie et les circonstances encore bien méconnues de sa mort à Paris (ch. 20 et 21 : « Ne me quitte pas » et « Mourir pour mourir »), alors que, quelques semaines plus tôt, Jacques formait encore bien des projets, dont ceux de continuer à écrire des chansons, mais oui, peut-être même une comédie musicale ainsi qu’un livre dont il avait déjà le titre : Comment écrire une chanson. « Mais je ne parlerai jamais ni de musique ni de music-hall ni de chansons. Ce serait une dizaine de nouvelles d’après ma vie, des choses que j’ai faites. Ce serait la vie. Toutes ces chansons, on ne peut les écrire qu’en vivant… »
 
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La Camarde aura fauché net toutes ces envies, bien avancées déjà, comme celle, aussi, de monter un (ou plusieurs) spectacle(s) en plein air à Hiva Oa… Jacques Brel est mort à Paris de s’être « trop meurtri », de s’être « trop donné ». Non pas de cette maladie dont on cache le nom, comme l’écrivait Brassens, non pas du cancer « par arrêt de l’arbitre », mais d’une embolie pulmonaire consécutive à la chasse éhontée dont il avait été l’objet – et la victime – de la part des paparazzi...
« Last but not least », comme aurait dit Gainsbarre : le chapitre 16 (« Avec l’ami Jojo ») revêt une importance particulière dans le livre, grâce à la découverte à Hiva Oa (ô sublime cadeau du destin !) d’une cassette enregistrée par Brel lui-même dans son salon ! Une cassette où il chante avec une voix impressionnante de puissance, malgré la qualité technique médiocre du son, en s’accompagnant à l’orgue électronique ! Des esquisses de La ville s’endormait (encore sans le coup de griffe à Jean Ferrat !) et surtout de Jojo, qui montrent combien l’auteur-compositeur avait besoin de remettre sur le métier son ouvrage, pour transformer ses premières approches, des plus « scolaires », en chefs-d’œuvre immortels.
 
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Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bon voyage, je l’espère, dans le sillage du Grand Jacques. Du Plat Pays jusqu’aux Marquises, d’Askoy en Jojo, tous deux miraculeusement retrouvés, préservés et restaurés. Sur les traces de celui qui avait « le cœur si large » qu’on y entrait « sans frapper » et qui, ayant « le cœur dehors », ne pouvait « que l’offrir ». Ce voyage, j’y ai mis moi-même tout mon cœur (et ma chère et tendre, le sien) pour rendre cet homme, terriblement attachant dans ces lointaines contrées posées « sur l’autel de la mer », aussi proche que possible du lecteur. Alors, si ça vous chante d’en être, je vous convie amicalement à bord. Pour que l’aventure, qui commence à l’aurore, dure... et se poursuive longtemps encore.
L’aventure commence à l’aurore
À l’aurore de chaque matin
L’aventure commence à l’aurore
Et l’aurore nous guide en chemin...
 
_____________
 
• Jacques Brel, L’aventure commence à l’aurore, de Fred Hidalgo, 384 pages (format 154 mm x 240), chez L’Archipel (en librairie le 4 septembre en France, Belgique et Suisse, fin septembre au Québec… ou par correspondance via les sites web). Outre un cahier photo couleur hors texte de 12 pages sur le voyage au bout de la vie de Jacques Brel (avec son bateau, son avion, ses amis…), le livre propose en annexes une chronologie (complétée de propos de l’artiste en situation) et une discographie très détaillées, une filmographie complète, une bibliographie sélective, ainsi qu’une présentation des Éditions Jacques-Brel. Le corps du récit lui-même se compose de vingt-cinq chapitres, dont un prologue (« Le principe d’imprudence ») et un épilogue : « Il pleut sur l’île d’Hiva Oa… »
 
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6 août 2013 2 06 /08 /août /2013 16:40
L’aventurier de la chanson française 
     
Comme tout un chacun, la Camarde aurait pu s’offrir des vacances à la belle saison. Elle a préféré jouer les stakhanovistes, fauchant par exemple Léo Ferré un 14 juillet, Gilles Elbaz un 18 juillet, Jean-Michel Caradec un 29 juillet, Nino Ferrer un 13 août, Allain Leprest un 15 août… L’été n’est que trop souvent meurtrier pour la chanson, tant pour ceux qui lui donnent vie et l’incarnent que pour ceux qui la rendent vivante en faisant profession de la partager. L’an dernier, c’est Jean Théfaine qui s’éteignait un 18 août et avec lui l’une des plus belles plumes que la presse musicale ait connues. Le 26 août, cela fera dix ans que Marc Robine, l’homme-orchestre, « le colporteur » de la chanson française, a rejoint le paradis des musiciens.
 
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Journaliste à Paroles et Musique et Chorus, certes, mais aussi biographe, historien, conférencier, directeur artistique et j’en passe. Chanteur bien sûr, auteur-compositeur et interprète. Pour s’en souvenir, un « coffret » de trois disques vient de sortir chez son ancien producteur, compilant ses deux derniers albums studio, L’Errance (1989) et L’Exil (1997), et son seul et unique album en public, Du « Temps des chevaux » au « Temps des cerises » (1998). Plus de trois heures de bonheur. Quarante-trois titres estampillés Les Années EPM pour aider à maintenir vive la mémoire de celui qui a tant fait, peut-être plus que nul autre, pour que perdure celle de la chanson française. L’occasion de retracer ici son parcours, à l’intention de ceux qui n’ont pas eu la chance de le connaître… mais aussi à l’usage, peut-être, de ceux qui un jour le chanteront ou écriront des livres à son sujet.
  
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Contrairement aux « imbéciles heureux qui sont nés quelque part », comme dit Brassens, Marc Robine se sentait partout chez lui auprès de ses « frères humains » dont parle Villon. Nomade dans l’âme (natif de Casablanca le 14 octobre 1950, il vécut sa petite enfance au Kenya) et doué d’une culture générale encyclopédique, il n’en avait pas moins une prédilection, presque une addiction, pour la chanson et la poésie françaises, et le besoin de les offrir en partage ; le souci, également, d’en assurer la préservation.
 
 
Pour ce faire, après l’initiation à la musique (banjo, guitare, dulcimer), un premier groupe folk, les premières scènes à Bordeaux et l’apprentissage de la lutherie (en 1971 il ouvre un atelier à Agen tout en participant à la création de Perlinpinpin Folc), il devient compositeur-instrumentiste (album Ruelles, 1976), compositeur-interprète (album Gaston Couté, 1979) puis auteur-compositeur-interprète (quatre albums studio, dont L’Errance et L’Exil aux titres éloquents, et un CD en public, Du « Temps des chevaux » au « Temps des cerises », entre 1980 et 1999). Mais bien qu’allant souvent à la rencontre du public, du nord au sud de l’Europe (c’est en Allemagne qu’il enregistre son troisième 33 tours, Die Französische Musik), sans courir pour autant après la notoriété (car il se veut seulement, comme son modèle Woody Guthrie ou comme Félix Leclerc, « un homme qui chante »), cela ne suffit pas à étancher sa soif de partage.
 
Alors, après avoir tâté de la presse musicale dès 1977 à L’Escargot Folk, il rejoint en 1981 la rédaction de Paroles et Musique, le mensuel « de la chanson vivante » (créé un an plus tôt), sur proposition d’un ami commun, Jacques Vassal, journaliste-écrivain bien connu. C’est là que Marc Robine va déployer l’essentiel de son talent de passeur, à la fois historien de la chanson et témoin – avide de découvertes – de la création du moment ; à Paroles et Musique puis à la revue Chorus/Les Cahiers de la chanson qui lui succède durant les décennies 1990 et 2000. Détail (éloquent) : c’est grâce à lui, cette fois, qu’aux premiers jours de l’été 1992 Jean Théfaine intégra l’équipe première de Chorus ; il n’y a pas de hasard, disait Eluard, il n’y a que des rendez-vous.
 
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Bientôt, Marc conjugue ses activités de chanteur et de journaliste avec celle de conférencier, rôle dans lequel il excelle, en ajoutant à son époustouflante connaissance du sujet l’art consommé mais naturel chez lui du conteur, captivant chaque fois son auditoire sans frontières – en Allemagne, en Italie, en Scandinavie, aux Pays-Bas… comme en France, en Amérique du Nord, à Madagascar, au Mali, à Tahiti ou à Saint-Pierre et Miquelon ! Il donne ses premières conférences sur l’histoire de la chanson française en 1986 à Rome, où il demeure un temps – dix ans plus tard, cela se traduira par une série d’émissions de télévision et de radio pour la RAI (Radio Télévision Italienne). À la fin des années 1990, il présente un cycle de conférences sur « L’Histoire de la censure à travers la chanson française » et « La Poésie dans la chanson française depuis la Libération ». L’Université aussi fait appel à lui : il est chargé de cours sur « La Chanson et son histoire, des origines à nos jours » à Lyon 1 en 1997 et à Grenoble-Mendès-France en 1999.
   
 
Entre-temps, décidément insatiable et doté d’une énorme capacité de travail, Marc Robine a encore ajouté une autre corde à son arc : celle de l’écrivain. En 1985, il publie au pays de Goethe un livre bilingue consacré aux chansons populaires de France, Volkslieder aus Frankreich. En 1987, il s’attaque à sa première biographie (qu’en tant que directeur de collection chez Seghers, j’ai le plaisir de suivre de bout en bout), qui se trouve être aussi la toute première consacrée à Francis Cabrel : « Au départ, racontera celui-ci à Jean Théfaine pour Chorus (1), je suppose qu’il m’a considéré comme un chanteur parmi la trentaine d’autres qui étaient alors à la mode… Au fil des rendez-vous, ça a pris entre nous la forme de conversations. On s’est mis, notamment, à parler de nos passions pour les guitares, pour une certaine musique. Peu à peu, il s’est éloigné du plan qu’il avait initialement monté. On a écrit quelques livres sur moi, que je n’ai jamais trop considérés. Le sien, c’est vraiment ma référence. »
 
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Je l’accompagnerai désormais dans toutes ses biographies, comme éditeur et directeur d’ouvrage. L’année suivante, c’est Le Roman de Julien Clerc, écrit à quatre mains, avec l’artiste. « Là encore, notera son confrère Serge Dillaz, Marc Robine fait preuve d’une honnêteté sans faille qui l’amène à demander au chanteur une participation active, c’est-à-dire des annotations et commentaires sur le travail en cours. Ces remarques, qui figureront en contre-champ dans le livre, constitueront indéniablement une innovation dans le genre fort couru de la biographie (1). » Ce que confirmera volontiers Julien Clerc quinze ans après : « On avait trouvé une formule bien originale pour ce bouquin. Le fait que je commente son récit, sous forme de courts inserts, apportait, je crois, quelque chose de nouveau au genre. » Rappel d’un de ces commentaires de l’intéressé, en début d’ouvrage : « J’ai appris dans ce chapitre, pour tout ce qui concerne l’histoire antillaise, une foule de choses ; en fait, j’en ignorais la majeure partie… »
 
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En 1991, préfacé par son ami Renaud et en collaboration avec Thierry Séchan, Marc publie Georges Brassens, histoire d’une vie, mais dès 1988 il s’est lancé dans son projet le plus ambitieux, celui d’écrire « le »avec-Renaud-copie-2 livre sur l’artiste qui l’a le plus marqué (au point d’assister tous les soirs à ses fameux adieux de l’Olympia 1966 !), Jacques Brel. Après dix ans d’enquête, Grand Jacques, le roman de Jacques Brel impressionne ses lecteurs tant par la justesse de sa vision sur le chanteur que par la somme socio-historique qu’il constitue et lui vaut d’ailleurs un grand prix de l’académie Charles-Cros. « La meilleure des biographies de Brel », estimera la regrettée Anne-Marie Paquotte dans Télérama, tandis que Bertrand Dicale, dans Le Figaro, dira son admiration : livre-brel« Robine s’insurge, s’enthousiasme, converse avec Brel en nourrissant son propos d’une somme unique d’informations. Son travail est exemplaire non seulement par son ampleur, mais aussi par sa pertinence. » Dans la foulée, mêlant toujours étroitement le parcours de l’artiste et le contexte général – la marque de fabrique de Robine, pour qui on ne peut efficacement parler d’un artiste censé refléter l’air du temps sans rappeler les tenants et aboutissants de ses racines et de son époque –, il entame la bio qui fait encore défaut à un autre géant de la chanson, Charles Aznavour…
 
Auparavant, en 1994, est paru un nouvel ouvrage de référence signé Robine, l’Anthologie de la chanson française : la tradition, un gros volume cartonné de plus de neuf cents pages préfacé par l’écrivain, historien et critique d’art Michel Ragon. Un panorama sans pareil d’un art millénaire (le livre est sous-titré « Des trouvères aux grands auteurs du XIXe siècle »), l’auteur affirmant d’emblée que les chansons présentées, textes et partitions à l’appui, constituent anthologie.jpg« la meilleure photographie possible de la société, à chaque étape de son évolution » et qu’elles « nous aident à comprendre l’Histoire et la sociologie aussi bien, si ce n’est mieux, que la plupart des traités savants ».
 
En fait, ce livre fait suite à un travail colossal entrepris sur le patrimoine chansonnier depuis 1989. Cette année-là, François Dacla, ex-P.-D.G. de RCA (qui contribua avec son directeur artistique Bob Socquet à l’avènement de la « nouvelle chanson française » à la fin des années 1970 : Souchon, etc.), recherche un partenaire privilégié pour l’accompagner, sous son propre label désormais, dans un vaste projet autour de l’âge d’or de la chanson française. Dacla, en effet, a quitté la multinationale pour fonder avec son ami Léo Ferré une firme indépendante baptisée EPM, et c’est au magazine Paroles et Musique qu’il a songé pour mener à bien ce projet. « Comme on voulait être très pointus, rappelait-il en 2003 à Daniel Pantchenko, j’ai contacté Fred Hidalgo. Plein d’illusions, j’arrivais de RCA et je me disais : rien n’existe encore en la matière, on devrait pouvoir faire quelque chose d’important ; et avec Paroles et Musique qui me semblait tellement dans la lignée (1)… »
 
Malgré mon adhésion totale au projet, Paroles et Musique étant devenu la propriété d’un repreneur peu concerné par celui-ci, le partenariat souhaité tombe à l’eau. Mais pas le projet. Dacla : « Hidalgo m’a tout de même conseillé de me rapprocher de Robine, qu’il tenait pour un grand connaisseur. C’est comme ça que j’ai connu Marc (1). » Un grand connaisseur certes mais aussi et surtout, me semblait-il de toute évidence, l’homme de la situation, comme la suite allait le démontrer. A l’automne 1994, au terme de six années d’un labeur acharné (au cours desquelles, confiera pudiquement le producteur, « d’autres liens se sont tissés entre nous par-delà le travail »), paraît chez EPM une réalisation monumentale dont Marc a écrit les livrets de tous les coffrets et cosélectionné les chansons : c’est L’Anthologie de la chanson française enregistrée ; composée de soixante-quinze CD, elle rassemble 1771 titres originaux de 1900 à 1980 !
 
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Dans l’intervalle, taraudé par l’urgence de sauvegarder le patrimoine, Marc suggère à François Dacla d’aller encore plus loin dans leur folle entreprise en s’attaquant aux chansons traditionnelles, du temps des trouvères jusqu’à l’aube du vingtième siècle. Peu ou prou mille ans à couvrir… Et cette fois il faut tout enregistrer, en faisant appel à plusieurs dizaines d’interprètes. En grand seigneur, mais non sans hésiter, Dacla relève le gant : « Là, c’est vrai, j’ai mis un an à prendre ma décision. Après il est parti en studio et nous sommes devenus très complices, de la conception du projet à son financement ; deux années et demie de studio... (1) » Pour l’occasion, Robine se fait directeur artistique et arrangeur (capacités qu’il mettra en outre au service d’autres artistes produits par EPM, Marc Ogeret en particulier). « C’était aussi un homme très organisé. Arriver à enregistrer trois cents titres avec quelque quatre-vingt-dix artistes différents sur une telle période, c’est hallucinant ! Mais Marc s’avérait aussi d’une formidable qualité de relation humaine et d’écoute des gens (1). »
 
Trois cent trente-huit titres exactement sont proposés dans cet imposant coffret de quatorze CD, fort joliment illustrés par son ami Bridenne (2) qui avait déjà réalisé la pochette de l’album Gaston Couté en 1979. Sorti en 1995 sous l’appellation d’Anthologie de la chanson traditionnelle, il constitue en quelque sorte le pendant sonore de son ouvrage sur La Tradition (automne 94), lequel sera distingué en 1995 par le grand prix de l’académie Charles-Cros. Invité le 25 novembre 1994 par Bernard Pivot à Bouillon de Culture, Marc crève l’écran par sa profonde connaissance de la chanson, son érudition et son enthousiasme communicatif. Dacla : « Il s’est montré remarquable. Il a tenu l’émission à bout de bras devant un Pivot et d’autres invités admiratifs ; il a chanté deux chansons, dont Le Temps des cerises… et le lendemain, on a été inondés de commandes (1) ! » Bientôt, les deux réalisations, réunies, formeront un ensemble exceptionnel, unique dans l’histoire de l’édition phonographique : l’Anthologie de la chanson française. Quatre-vingt-dix neuf CD et plus de deux mille titres (!), le tout resitué par Robine dans le contexte de chaque époque (du Moyen Âge aux années 1980) à travers pléthore de livrets documentaires…  
 
 
Tout cela, il faut le répéter, en menant de front ses propres activités d’auteur-compositeur-interprète, d’écrivain, d’historien, de conférencier et de journaliste à Chorus, dont il ne manque aucune réunion de rédaction et où il donne le meilleur de lui-même. Pas question pour autant de ralentir le rythme ! Il est vrai que, depuis sa rencontre avec Hélène Triomphe en 1994 (qui deviendra son épouse le 3 août 1996), il connaît une seconde jeunesse. Guitariste aussi sensible que discrète, sa « petite fée » l’accompagne désormais à la scène comme à la ville, à Paris (Café de la Danse 1998) comme en Polynésie (fin 1994) pour y créer une comédie musicale, Le Justicier de la nuit, dont il a composé la musique, écrit plusieurs chansons et dont il joue le rôle principal !
  
Marc Robine – Marie Toulouse
         
Comme s’il pressentait son départ prématuré, il lui en faut toujours plus. En 1997, il suggère à François Dacla de lancer une collection de disques sur la poésie d’expression française mise en musique et chantée, un projet aussi important que celui sur la chanson traditionnelle. Trop tôt pour le producteur : « Je l’avoue, je n’ai pas eu le courage de me lancer aussitôt là-dedans. En ces années 98-99-2000, le marché n’était pas extraordinaire et nous n’avions pas les mêmes moyens qu’avant. » Il faut attendre 2001 pour qu’il donne son feu vert, sous réserve de procéder avec prudence, un disque après l’autre (grâce aussi au studio et avec la collaboration de Serge Renard, dit Bouzouki, ancien fondateur en 1975 avec Robine du groupe folk Bière Brune & Misère Noire). Marc avait d’abord songé à un coffret anthologique de seize CD. En définitive, en l’espace seulement de deux ans, il va se faire le maître d’œuvre de vingt-trois albums ! L’ensemble, labellisé « Poètes & Chansons », formant le plus beau florilège phonographique du genre : 458 poèmes du patrimoine français mis en musique et interprétés par les plus grands chanteurs ou enregistrés spécialement sous la direction de Marc Robine.
 
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Le temps qui lui était imparti, à peine quatre ans de plus que Jacques Brel, son artiste préféré (avec Woody Guthrie, hors francophonie, en lequel il voyait « une référence absolue, une conscience en matière de chanson » et dont il avait fait sienne cette phrase tirée d’un de ses recueils de chansons : « Celui qui sera pris en flagrant délit de chanter l’une de ces chansons sans ma permission a toutes les chances de devenir l’un de mes bons copains… »), tire à sa fin. Marc travaille toujours à son Aznavour ou le destin apprivoisé, il souhaite que je sois l’éditeur d’un projet en plusieurs tomes sur l’histoire de la chanson française et voudrait aussi que l’on mène à bien ensemble, avec l’équipe de Chorus, « le » dictionnaire de la chanson française qui fait tant défaut à cet art trop souvent battu en brèche car manquant d’outils de connaissance et d’enseignement. Il a aussi l’idée de réunir en deux volumes ses chansons de poètes, notamment de ceux qui comme lui ont une prédilection pour la mer et la navigation ; mais il lui en reste quelques-unes à enregistrer et il s’est d’abord engagé à réaliser le nouvel album d’Anne Vanderlove.
         
Marc Robine – Chanson Marine
        
Nous sommes en 2003. À son programme, de nombreux spectacles et/ou conférences, entre autres aux festivals Mars en Chanson en Belgique et Fleur des Chants en Lorraine, lequel accueillera sa dernière prestation scénique, accompagné par Serge Renard (bouzouki, basse), Patrice Lacaud (accordéon) et Hélène Triomphe (guitare). Présent ce jour-là, le 31 mai, son collègue de Chorus Albert Weber témoignera du souci de Marc, bien que visiblement diminué, de ne pas s’économiser. Le 20 juin, il donne une dernière conférence-chanson avec Jacques Vassal sur Léo Ferré (dont il avait recueilli, pour Chorus, l’ultime interview) ; le 21 juin il participe à sa dernière réunion du comité de rédaction trimestriel de la revue ; en juillet il travaille en studio avec Anne Vanderlove… et le 26 août, après avoir été hospitalisé sept jours plus tôt, il décède à Nîmes des suites d’un cancer foudroyant.   
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Le 13 octobre, une soirée musicale privée était organisée à la Maroquinerie, à Paris, par Chorus et EPM. Des dizaines d’artistes sont venus lui rendre hommage en paroles et en musiques ou par leur seule présence : Antoine, Michèle Bernard, Chanson Plus Bifluorée, Gérard Delahaye, Romain Didier, Gilles Elbaz, Entre 2 Caisses, Jehan, Jofroi, Kent, Xavier Lacouture, Gilbert Laffaille, Allain Leprest, Marc Ogeret, Gérard Pierron, Gérard Pitiot, Francesca Solleville, Anne Vanderlove, Jacques Yvart… Bien d’autres encore (dont Henri Lafitte venu de Saint-Pierre et Miquelon), sans oublier Jean Corti, l’accordéoniste de Brel, et bien sûr les folkeux et compagnons de route de la première heure, Vincent Absil, Ben, Bouzouki, Hal Collomb, Patrice Lacaud, Gabriel Yacoub… Tous ses amis sont là, musiciens, journalistes… ou écrivains, comme Didier Daeninckx, car Marc, l’ancien étudiant en architecture et en peinture, l’ancien objecteur de conscience, vouait aussi une véritable passion au roman policier, surtout à caractère social.
       
Marc Robine – Lucienne
   
C’est Pierre Perret qui ouvrit le ban, juste après l’envol émouvant de la voix de Marc chantant Lucienne, sublime chanson : « J’aurais voulu lui dire je t’aime / Et c’est à vous que je le dis… » Difficile après cela, mais l’artiste trouva les mots justes : « Des chansons comme celle-là, on aurait aimé en entendre pendant des années encore. Marc n’aurait certainement pas voulu qu’on soit tristes… Ni trop gais, non plus… C’était un malin qui savait s’entourer des meilleurs et c’est pour ça qu’on est ici ce soir ! » Et Paco Ibañez, à qui Marc avait dédié L’Homme en noir, une chanson de L’Exil, de raconter : « Avant de le connaître personnellement, je le considérais comme l’archéologue de la chanson. Celui qui, grâce à sa passion, avait fait tout un travail, une œuvre immense… »
  
CD-poetique-copie-1.jpgParti trop tôt, Marc aura laissé bien d’autres projets en plan. Dacla : « Son implication dans Chorus lui prenait beaucoup de temps, autant qu’EPM, et en plus, il écrivait des bouquins ! Je trouve qu’il a trop délaissé sa carrière au niveau de la composition – pas de la scène, car il tournait beaucoup, en France et à l’étranger, pour quelqu’un de sa notoriété… Mais deux albums studio de chansons originales entre 1990 et 2003, ce n’est pas assez (1)… » Pourtant, comme le dit Paco Ibañez, ce qu’il laisse derrière lui est déjà immense. Hénaurme ! Comme s’il avait vécu deux vies en une. livre-il-etait.jpgAlors, à défaut des deux disques de poètes que Marc comptait finir dans l’année, François Dacla mit un point d’honneur à sortir Poétique attitude. Un album certes posthume, le dixième depuis 1976 (traditionnels et instrumentaux inclus), mais avec des chansons et un titre voulus par l’artiste, distribué dès le 14 octobre, date anniversaire de sa naissance, cinquante-trois ans plus tôt. Pour ma part, à défaut de la grande histoire de la chanson française envisagée, je rassemblerai et mettrai en forme certains de ses écrits publiés au fil du temps dans Chorus, en y ajoutant un avant-propos et une postface, pour éditer Il était une fois la chanson française, des origines à nos jours. De même, reprise par Daniel Pantchenko, journaliste à Chorus, là où Marc Robine l’avait laissée, sa biographie de Charles Aznavour serait menée à bon terme.

Marc Robine – L'errance
        
Et nous voilà ce soir, comme disait le Grand Jacques, dix ans après la disparition de Marc Robine, avec ce coffret. En signe de fidélité, bien sûr, mais surtout en témoignage d’un auteur-compositeur authentique, tendre et rebelle, à la voix aussi prenante que poignante, qui reste pour beaucoup d’amateurs de chanson à découvrir. Quelle chance ils ont ! Deux albums en studio et un en public dont les titres symbolisent parfaitement la vie nomade de l’auteur, successivement installé à Rabat, à Nairobi, en Thiérache, dans la banlieue parisienne, au Danemark, en Aquitaine, dans le Gers, à Nice, en Bretagne – un an durant il est prof’ de musique au conservatoire de Concarneau ! –, dans le Berry, à Rome… avant de retrouver Paris et de se poser enfin dans un village ensoleillé du Gard. Sans parler de ses périples maritimes, entre autres son « impossible » descente de la mer Rouge et des côtes d’Afrique de l’Est à la voile... Comme la pochette de L’Errance – œuvre offerte spécialement à Marc par son ami Hugo Pratt – représente bien son côté libertaire et humaniste de chanteur-vagabond à la Woody Guthrie. Jamais amer, bien au contraire, toujours positif, enthousiaste et plein d’humour (nul n’échappait à ses histoires drôles, sans cesse renouvelées), il assurait d’ailleurs ne pas faire « le même métier que la plupart des chanteurs, y compris ceux que j’aime ».
 
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Hélène Triomphe-Robine le confirme : « Il s’énervait souvent contre tous ces chanteurs qui, disait-il, ne s’intéressent qu’à leurs chansons, pas à LA CHANSON, et qui se plaignent de leurs difficultés à vivre de leur travail, tout en assassinant ceux qui ont la chance que cela marche… mais qu’en réalité ils envient ! “On ne devient pas chanteur, répétait-il, parce que votre père vous a mis une baïonnette dans le dos, en vous disant : Tu seras chanteur, mon fils ! On est chanteur parce qu’on a voulu l’être, qu’on veut être libre… et la liberté, c’est cher (1).” »
        
Homme à casquettes (ou plutôt à chapeau !) d’une étonnante diversité, doué d’une égale et rare compétence dans chacun de ses domaines d’activité – une sorte de Boris Vian à sa façon, auteur, compositeur, interprète, écrivain, conteur, historien, directeur artistique, arrangeur, critique… –, Marc Robine n’en redoutait pas moins la confusion des genres. Voilà pourquoi il tenait à revendiquer d’abord sa vocation de chanteur. Quitte à parler de lui à la troisième personne. « Avant toute chose, avait-il écrit dans un texte autobiographique, dissipons un malentendu : malgré sa collaboration régulière à la revue Chorus, et malgré les différents ouvrages qu’il a consacrés à l’histoire de la chanson, Marc Robine n’est pas un écrivain-journaliste qui se serait mis à chanter ; mais un chanteur-musicien qui, après plus de dix ans de pratique professionnelle, s’est soudain découvert l’envie de parler de la chanson, afin de partager un peu de ce trop-plein de passion qui l’animait. » Dont acte.
 
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Si chacun de ses spectacles était une invitation au voyage, ses chansons d’errance, d’exil, d’amour et d’aventure en étaient des jalons, griffonnées à la hâte sur un coin de bar, une banquette d’aéroport ou le couvercle d’un étui de guitare ou de banjo, comme « des feuillets épars d’un carnet de route jamais tenu à jour, jamais daté, jamais classé, jamais relié ». Un fragment de mémoire, porté par le regard attentif et tranquille d’un voyageur de passage dont les mots aimaient à se frotter à toutes sortes de musiques, et dont la soif s’étanchait à toutes sortes de rencontres. Un voyageur en éternel transit, curieux de la marche du monde et du quotidien de ceux qu’il croisait en chemin – pour quelques heures ou des pans entiers de vie.
  
 
Ni assez long ni jamais tranquille, le fleuve de sa vie a brusquement quitté son lit. Mais la source qui l’alimentait n’est pas près de se tarir. Au contraire, il a su la rendre pérenne au prix d’un travail prodigieux débouchant sur un grand œuvre dont la postérité lui sera forcément redevable. Oui, longtemps, longtemps, longtemps après que cet ami des auteurs, des compositeurs, des interprètes et des poètes aura disparu, sa chanson continuera de vivre en nous.      
   
 
CD-exil.jpg MARC ROBINE : Les Années EPM ; digipack 4 volets avec livret de 16 pages, 183’53 ; prod. EPM (site du label), réf. 986884, distr. Socadisc.  
– CD1 : L’Errance (Les Aventuriers, Mac Dodo, Gare du Nord, Les Aciéries, La Peur et la Fatigue, Kevin, Station de nuit, Dans le temps, S.O.S. Alexandre, Funambule, Lucienne, L’Errance), 45’57.
– CD2 : L’Exil (L’Exil, Un gamin dans le Nord, L’accordéon naufrageur, Si l’on gardait, L’Homme en noir, Le Destin, Alerte, CD-chevaux.jpgLes Demoiselles du temps passé, Lettre-Océan, Carré d’as, Je vous reviens, Je t’aimais avant de t’aimer, Enfer-les-Mines, Les Immigrés, Manchester, Le Paradis des musiciens), 72’09.
– CD3 : Du « Temps des chevaux » au « Temps des cerises » (Le Temps des chevaux, Dans la ville d’Anvers, Quand je vois passer un bateau, Chanson marine, Amour et printemps, Les Oiseaux de passage, Barney « La Main droite », Les Terre-Neuvas, Lucienne, Les rues de Paris/Streets of London, Le Pieu/L’Estaca, Les Îles sous le vent, Avant Tahiti, Marie-Toulouse, Le Temps des cerises), 65’47.    
________
(1) Dans le dossier de Chorus en hommage à Marc Robine, n° 46, hiver 2003-2004. (2) Bridenne : « Il avait déjà le goût de sauver ce qui existe, de participer à un travail de mémoire collective. Marc se distinguait par ses goûts affirmés et aussi par son attention aux autres, sa considération pour les gens… Donc il choisissait [pour l’Anthologie] des chansons qui avaient un sens social. Il aimait faire partager ses découvertes, ses enthousiasmes. C’était un “partageux”. »
 
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15 juillet 2013 1 15 /07 /juillet /2013 12:06
Avec le temps… on n’oublie rien, de rien !
 
Pour deux générations au moins, depuis les années 1950, trois personnalités ont dominé la chanson française de la tête et des épaules : Georges Brassens, Jacques Brel, Léo Ferré. Ce n’est pas un hasard si une photo les représentant tous trois en pleine discussion, entre demis de bière et paquets de scaferlati bleu et de celtiques, est devenue un poster aussi célèbre que celui de « Che » Guevara, reproduit à des milliers d’exemplaires et fréquemment placardé dans des lieux publics, bibliothèques ou aux comptoirs de bistrot (1). Comme hommes et comme artistes, Brassens, Brel et Ferré ont en commun un certain anticonformisme, une révolte profonde même, propre à soulever les cœurs et les esprits. Et bien sûr, un sens de la mélodie populaire et un art poétique sans lesquels il n’est pas de grande chanson capable de s’inscrire dans la mémoire collective.
 
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Ces mots ne sont pas de moi, bien que j’en partage la teneur sans réserve, mais de Jacques Vassal en introduction de son nouveau livre consacré à Léo Ferré, astucieusement sous-titré La Voix sans maître. « Brassens et Brel ont chacun fait l’objet d’une impressionnante bibliographie, note Vassal dont le livre précédent, en 2011, était justement consacré au premier des deux, Brassens, homme libre. Tous deux ont, “avec le temps”, trouvé leur place dans le panthéon médiatique et culturel, en France et à l’étranger, notamment à travers des hommages et rétrospectives à la radio et à la télévision. Ferré, jusqu’à présent, bien moins. Parce que, vivant, il fut, et parti, il reste moins consensuel, moins prévisible, plus controversé et plus complexe, finalement, que ses deux glorieux confrères ? »
  
D’emblée, l’auteur prévient le lecteur que les pages de son ouvrage aideront, entre autres, à cerner ce constat en forme de question. Un ouvrage qui n’est pas « tout à fait » une biographie, non plus qu’une analyse plus ou moins savante de l’œuvre de l’artiste, comme il en existe déjà, mais appartient à « un troisième type » : « Livre de passion et de documentation à la fois, riche de témoignages, récents ou inédits, il est le résultat d’années, de jours et d’heures de réflexion, de relecture des textes, de réécoute des disques, d’imprégnation, de fréquentation des lieux symboliques et de personnes ayant une connaissance intime de Léo Ferré. » Et Jacques Vassal d’assurer : « J’ai voulu offrir ici l’histoire d’une vie (quand même, forcément), celle de la construction et du devenir d’une œuvre, et aussi celle d’une génération qui a grandi, changé, évolué en compagnie de cet artiste. »
 
 
Dont acte et surtout le contraire d’un acte manqué : quand il ne sert à rien de vouloir refaire ce que d’autres ont déjà fait, et très bien, avant vous (en particulier Robert Belleret qui, avec Léo Ferré, une vie d’artiste, paru en 1996 chez Actes Sud, avait réussi « la » bio de référence), il faut procéder autrement, trouver des angles différents voire inattendus, tenter d’apporter des éclairages inédits, susciter de nouveaux points d’intérêt. C’était l’objectif visé par Vassal et atteint ici, avec le talent qu’on lui connaît, après un premier essai tenté en 2003 avec Léo Ferré, L’Enfant millénaire.
 
Détail qui ne trompe pas, Léo Ferré, La Voix sans maître est préfacé par un autre maître-chanteur, qui ne détonne pas, loin s’en faut, aux côtés de la sainte trinité de la chanson francophone – Jacques Canetti, pour évoquer les ACI les plus marquants de son « écurie » chantante, ne parlait-il pas des « 3B » de la chanson ? Brel, Brassens et… Béart ! Brève mais éloquente préface de Guy Béart, donc, qui eut « le bonheur » en 1947, âgé alors de 17 ans, d’assister à la première apparition parisienne de Ferré, rue Jacob, au cabaret Les Assassins : « Léo Ferré fut et demeure le plus “moderne” de nos grands auteurs-compositeurs-interprètes. Dans sa vie et par son œuvre. (…) C’est un aventurier permanent, indépendant de tout système, souvent rejeté par les médias, toujours insurgé, révolté, libertaire et anarchiste. Et, en même temps, un homme issu de la petite bourgeoisie, amoureux perpétuel et trois fois marié… dans les règles. (…) “Avec le temps, va, tout s’en va”… Mais jusqu’à son dernier souffle, la “voix Ferré” était restée unique, inoubliable. Elle le demeure aujourd’hui, et trace ses rails pour nombre de nouveaux auteurs-compositeurs. »
 
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Sans trop entrer dans les détails, signalons que Jacques Vassal nous offre en annexes (outre des témoignages d’artistes, de professionnels ainsi que de proches de Léo) un véritable document : la première interview qu’il réalisa de Ferré en 1971, sous le pseudonyme de François Ayral ! Quatre pages publiées dans l’éphémère magazine Pop-Music (1970-1972). Puis il reprend celle – « un entretien prolongé » – qu’il effectua en 1987 pour Paroles et Musique (n° 71, juin). L’actualité de l’artiste était alors des plus fournies : un spectacle sur les poètes, un nouvel album double, On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, une tournée au Japon et l’annonce d’une « Fête à Ferré » le 9 juillet suivant aux Francofolies de La Rochelle ; sans parler de la parution toute récente du livre de Jacques Layani, La Mémoire et le Temps, coédité par Paroles et Musique et Seghers. Superbe interview (illustrée par Francis Vernhet : cf. notre photo) au cours de laquelle Léo détailla sa dernière rencontre avec André Breton, invité à passer une journée chez lui, dans une maison qu’il louait dans l’Eure… Il y fut question de son manuscrit Poète… vos papiers ! pour lequel Ferré souhaitait obtenir une préface du pape du surréalisme. « Pas de problème », lui avait dit celui-ci en allant se coucher, avant de lui servir cette phrase énigmatique au petit matin : « Léo, même en danger de mort, ne faites jamais paraître ce livre ! »
  
Au passage, La Voix sans maître évoque quelques épisodes particulièrement éloquents pour nous, où, avec Paroles et Musique dans les années 1980 puis Chorus au début des années 1990, il nous est arrivé d’accompagner Léo Ferré dans son parcours professionnel. Par exemple, informé début 1985 par son attaché de presse Michel Larmand et par son producteur phonographique François Dacla qu’il allait – enfin – sortir un disque de chansons inédites écrites par Jean-Roger Caussimon et mises en musiques par lui (comme auparavant Mon camarade, Monsieur William, Comme à Ostende, Le Temps du tango, Ne chantez pas la mort, Nous deux… rien que des chefs-d’œuvre !), je proposerais une rencontre conjointe pour la publier dans un numéro « spécial Léo Ferré ». Ferre PMC’est ainsi que Paroles et Musique (n° 51, juin 1985) eut la primeur (et peut-être même l’exclusivité) de la seule et unique rencontre jamais réalisée, semble-t-il, entre les deux « camarades », photo à l’appui.
 
C’est Jean-Dominique Brierre qui eut l’insigne bonheur d’officier en l’occurrence, parmi une douzaine de collaborateurs privilégiés de ce dossier : Jacques Erwan (auteur d’un long et magnifique entretien avec Léo), Pierre Favre, Marc Legras, Alain Meilland, Richard Montaignac, Jean-Pierre Moreau (pour une interview de « Popaul » Castanier, le pianiste « historique »), Marc Robine (recueillant notamment les confidences du directeur artistique Richard Marsan), Frank Tenaille (accouchant entre autres de Maurice Frot, « la mémoire de Léo »), Michel Trihoreau… et Mauricette Hidalgo. Photos de Jean-Pierre Leloir, Alain Marouani et Geneviève Vanhaecke, excusez du peu ! L’un de mes plus beaux souvenirs (et motifs de fierté) en plus de trente ans de direction journalistique. Pour rappel, c’est ce même numéro qui contenait notre première grande rencontre avec un certain Allain Leprest ; propos recueillis par un certain Jacques Vassal…
 
Celui-ci, parvenu au dernier chapitre de son livre (« Ne chantez pas la mort ! »), mentionne la soirée de mai 1992 organisée à Montauban en hommage et en présence de Léo par le festival Alors… Chante !, CHORUS44.jpgpuis s’attarde un peu sur ses deux derniers concerts. Le premier à Sauve dans le Gard le 4 août devant sept à huit mille spectateurs (!), dont François Béranger, Maurice Frot et Michel Larmand, ainsi que Marc Robine et Francis Vernhet, « envoyés spéciaux » d’un Chorus encore à naître ; le second à Saint-Florentin dans l’Yonne le 27, dans le cadre du Festival en Othe. Et l’auteur de noter que l’interview « malheureusement assez brève », réalisée au téléphone en amont de cet ultime spectacle (signée Paul Piro, elle fut publiée le 22 dans le supplément « loisirs » de L’Yonne républicaine) « est peut-être la dernière interview de Léo Ferré ». Je peux témoigner qu’il n’en est rien, l’ironie du destin ayant voulu que « la der des ders » soit celle recueillie par Marc Robine pour le tout premier numéro de nos « Cahiers de la chanson ».
 
Avec Chorus, qui succédait dans le même esprit au mensuel Paroles et Musique, nous souhaitions offrir dans chaque numéro un panorama intergénérationnel de la chanson francophone. Des classiques aux modernes, des anciens aux plus jeunes, des monstres sacrés aux talents en herbe… pour ne parler que des artistes (car Chorus proposerait aussi des rubriques spécifiquement axées sur la chanson et « le métier », d’analyse thématique, d’histoire, d’économie, etc.). Et je savais, nous savions, Marc Robine et nous, que Léo Ferré devait absolument figurer au sommaire de ce n° 1 (en fait le « n° 101 » d’un même travail au service de la chanson démarré en juin 1980). Ça ne se discutait pas, pour nous c’était l’évidence même. Nous avions donc « ciblé » le concert de Sauve pour passer un moment avec Léo en vue de la « Rencontre » d’ouverture des « Cahiers de la chanson ».
 
Ce jour-là, il reçut nos collaborateurs de la plus cordiale des façons, le magnétophone de Marc tournant pendant que Francis prenait toutes les photos qu’il voulait… et puis, pris d’un coup de fatigue soudain, Léo Ferré s’excusa et demanda à interrompre l’entretien, en promettant de le prolonger, par téléphone, une fois rentré chez lui en Toscane. Nous ignorions bien sûr, et l’intéressé le premier, l’existence du mal qui, déjà, le rongeait. Au contraire, on se faisait une joie de le revoir à Paris, du 18 au 24 novembre, à l’affiche du Grand Rex (2).
 
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Quoi qu’il en soit, nous avions 196 pages à boucler, un périodique à terminer pour sortir en kiosques le 21 septembre (Chorus ayant choisi de paraître le premier jour de chaque nouvelle saison). Avec les délais de fabrication et la fourniture préalable aux abonnés (de nombreux anciens lecteurs de Paroles et Musique ayant déjà renoué le fil en toute confiance), notre dead line ne devait en aucun cas excéder la première semaine de septembre. Pourtant, fin août, Marc Robine n’avait toujours pas réussi à compléter son entretien. Il lui fallut attendre le 3 ou 4 septembre pour reprendre la conversation. Le soir même, Marc se désolait : « Léo m’a demandé d’arrêter au bout de quelques minutes, il était trop fatigué… Je dois le rappeler demain. »
 
Vous imaginez le stress à l’idée de « louper » la date de sortie d’un premier numéro… Il grandit encore le lendemain, quand le Toscan d’adoption, fidèle à sa parole, disponible dans l’esprit, fut cependant incapable de « tenir » plus de quelques minutes encore. Ça n’est qu’au terme d’un troisième entretien téléphonique (le 5 ou 6 septembre) que Robine jugea posséder assez de matière pour la rencontre programmée. Le temps pour lui de la mettre en forme et pour nous de la mettre en page et cette toute dernière interview de Léo Ferré réalisée en l’espace d’un mois, du 4 août au 5 ou 6 septembre, figurerait bien au sommaire du numéro d’automne 1992 de Chorus.
 
Leo
 
Le 19 octobre, ayant dû renoncer entre-temps aux spectacles qu’il devait donner en Belgique, Léo était opéré à Paris… Onze jours plus tôt, le 8, son ami Richard Marsan s’en était définitivement allé : « Eh ! m’sieur Richard, le dernier… pour la route ? » Le 23, une dépêche de l’AFP annonçait que Léo Ferré annulait son passage parisien au Grand Rex… « Au fil des semaines, écrit Vassal, graduellement, inexorablement, ce corps s’affaiblit. Le tabac lui est désormais défendu par la médecine. Léo a, bel et bien, fumé ses dernières celtiques. C’était un de ses ultimes plaisirs. (…) À Castellina, Léo ne reçoit plus les amis. Il ne voulait pas qu’on puisse le voir diminué. Maurice Frot sera en juin 1993, le tout dernier, hormis la famille, à le voir. » Enfin arriva ce 14 juillet 1993 de funeste mémoire… il y a tout juste vingt ans. Quelques jours plus tard, sa dépouille était inhumée au cimetière de Monaco.
 
« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous », assurait Eluard. La vie s’emploie à nous le montrer encore et encore. Ainsi, Marc Robine, auteur de la dernière interview du Vieux Lion et l’un des principaux collaborateurs du dossier spécial de Paroles et MusiqueChorus il y en aurait encore deux, complémentaires, publiés en 1993 et 2003), me fut-il présenté en 1981 par son ami… Jacques Vassal, souhaitant le voir rejoindre notre équipe. Comme Marc Robine m’incitera plus tard à convaincre son ami Jean Théfaine de rejoindre l’équipe de Chorus à sa création… Quant à Jacques Vassal, il fut le premier journaliste auquel j’écrivis (depuis Djibouti, à l’époque) pour lui annoncer la future création du « mensuel de la chanson vivante » et lui proposer d’intégrer sa Rédaction. Il animait alors une page mensuelle de Rock & Folk qui donnait un bon reflet de la création francophone, « Les Fous du folkGibraltar », après avoir publié en 1976 un livre qui faisait autorité sur la chanson française, Français, si vous chantiez
 
Il n’y a pas de hasard… C’est depuis Djibouti encore, à peu près au même moment, que j’écrivis à Georges Brassens, sollicitant une rencontre en vue du n° 1 de Paroles et Musique. Un quart de siècle après, je serais l’éditeur des mémoires de Pierre Onténiente, alias Gibraltar, recueillies par Jacques Vassal… Lors d’une de nos rencontres préalables avec celui qui fut le secrétaire, l’homme à tout faire mais surtout le plus proche ami de Brassens, depuis leur rencontre au camp de Basdorf, en Allemagne, en 1943, j’évoquai cette lettre de janvier ou février 1980 envoyée au Grand Chêne de la chanson française. « Ah, réagit-il aussitôt, la lettre de Djibouti ! C’était vous ?! Bien sûr que je m’en souviens ! Djibouti, vous pensez... Elle doit toujours être dans les archives, d’ailleurs… »
 
Le livre, intitulé Brassens, le regard de « Gibraltar » parut en 2006 en coédition Chorus-Fayard. C’était déjà l’un des deux ou trois livres (avec la table ronde Brel-Brassens-Ferré), entre plusieurs dizaines édités et/ou suscités par votre serviteur, dont j’étais le plus fier. Rendez-vous compte : « les » souvenirs – exclusifs – du témoin le plus proche et le plus ancien à la fois de la vie personnelle et professionnelle de Brassens… Aujourd’hui, Pierre  Onténiente n’est plus. Gibraltar nous a quittés dans la nuit du 13 au 14 juin dernier. Il s’est éclipsé, aussi discrètement qu’il a vécu, pour retrouver son copain au bistrot de l’amitié. Mais en moi je garderai toujours le souvenir de son « regard » ébloui lorsqu’on lui remit « son » livre en mains propres…Beart-couv.jpg
  
Brel, Brassens, Ferré… et puis Béart, signataire, on l’a dit, de la préface de La Voix sans maître. Et puis Trenet, sans lequel, disait Brel en parlant de ses collègues auteurs-compositeurs, « nous ne serions tous que des comptables ». L’occasion de saluer ici, d’autant que c’est chez le même éditeur (bravo en particulier à Jean-Paul Liégeois qui en a été le maître d’œuvre), la parution récente des intégrales des chansons et poèmes de Charles Trenet et de Guy Béart – sur le modèle de celle de Georges Brassens qui, également au Cherche Midi, fait référence.
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Respectivement intitulées Y a d’la joie et Le Grand Chambardement, ces intégrales de textes de chansons (440 pour Trenet dont 50 inédits ; 348 pour Béart dont 66 inédits) ne font pas moins de 898 et 1024 pages. L’une et l’autre comportent une préface de Charles Aznavour, la première une introduction de Jacques Erwan (ex-Paroles et Musique…), la seconde d’Emmanuelle Béart, chacune propose divers témoignages… et, dans les deux cas, l’interview de fond réalisée spécialement pour les dossiers Trenet et Béart de Chorus. La première signée Jean Théfaine (avec le concours de Marc Robine), parue dans le n° 28 (été 1999), la seconde recueillie par Marc Legras et votre serviteur, publiée dans le n° 63 (printemps 2008) – de véritables documents pour l’histoire de la chanson.
  
Que dire d’autre, qui ne serait superflu ? Rien, une fois rappelé que Charles Trenet a inventé la chanson française moderne et que les chansons de Guy Béart, passées à la postérité du vivant de leur auteur, font partie intégrante du patrimoine. Rien, si ce n’est qu’en 2011, Jacques Vassal raconta justement l’histoire de la chanson française contemporaine, de l’invention du microphone au mp3, dans une exposition (toujours disponible) qui avait pour objectif de réactualiser et compléter « Il était une fois la chanson française », écrite dans les années 1980 par… Marc Robine. Eh non, il n’y a pas de hasard !
 
 
Alors, Léo, avec le temps, va, tout s’en va ? On oublie les passions et l’on oublie les voix ? Que sont nos amis devenus ? Que reste-t-il de nos amours ? « Avec le temps on n’aime plus » ? Vraiment ?... « Et l’on se sent blanchi comme un cheval fourbu / Et l’on se sent glacé dans un lit de hasard / Et l’on se sent floué par les années perdues… » ? Peut-être bien. Mais, avec le temps, on n’oublie rien pour autant. Comme le disait le Grand Jacques, « On n’oublie rien, de rien / On n’oublie rien du tout / On n’oublie rien de rien / On s’habitue, c’est tout. » 
  
LÉO FERRÉ, LA VOIX SANS MAÎTRE, de Jacques Vassal ; Le Cherche Midi, collection Documents, 324 pages (format 14 cm x 22), 14,50 € (site de l’éditeur ; site de l’auteur).
 
(bbf.jpg1). « Signée Jean-Pierre Leloir, précise Vassal dans son livre, cette photo fait partie  d’une série prise lors de la seule interview les réunissant tous les trois. C’était le 6 janvier 1969, à l’initiative du journaliste François-René Cristiani. » En février, des extraits seulement en furent publiés par le magazine Rock & Folk et diffusés sur RTL. Il fallut attendre vingt-huit ans (!) pour découvrir enfin l’intégralité de ce document dans la revue Chorus (n° 20, été 1997), à l’occasion de son cinquième anniversaire, accompagnée de photos jamais vues. En 2003, je proposerais à Cristiani et Leloir d’en assurer l’édition en beau-livre, pour lancer le « Département chanson » Chorus/Fayard : ce sera Brel, Brassens, Ferré, Trois hommes dans un salon (80 pages grand format proposant l’intégrale… intégralissime, François-René Cristiani ayant retrouvé un enregistrement non retranscrit à l’origine), avec une introduction racontant la genèse et le déroulé de l’entretien, l’ensemble illustré d’une cinquantaine de photos, inédites pour la plupart, dont une moitié environ en couleur, outre celle du « fameux poster » en noir et blanc.
(2). « Pour cause de mise à la rue intempestive du TLP-Déjazet », où il devait initialement se produire du 6 novembre au 10 décembre, annoncions-nous dans le n° 1 de Chorus, Léo Ferré s’était « replié » sur la salle du Grand Rex pour une semaine de concerts.
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