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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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LivreAlexLES MARQUISES, ÇA SE MÉRITE

  

 

N’en avez-vous donc pas assez de jouer au touriste bête et docile qui suit éternellement les chemins tracés par d’obscurs agents de voyage, lesquels vous ont vanté les charmes et mérites d’endroits qu’ils ne connaissent sans doute pas ? Quel plaisir peut-on trouver à pourchasser la destination à la mode pour s’y retrouver face à face avec le voisin de palier, même au beau milieu de l’Afrique ?

Cherchez-vous le différent ? L’exotique réel ? Si votre réponse est oui, alors, une évasion différente, inconnue existe : la croisière des Marquises sur la goélette Aranui.

 

Une fois par mois, l’Aranui quitte Papeete pour faire l’aller-retour vers l’archipel des Marquises. Le navire est un cargo « mixte », c’est-à-dire qu’il transporte aussi bien des marchandises que des passagers, comme le faisaient presque tous les navires au long cours voici quarante ans et plus. Cette croisière dure deux semaines et est sublime car le bateau s’arrête à l’aller comme au retour dans différents atolls isolés des Tuamotu,  ainsi que dans toutes les îles Marquises. L’armateur chinois a eu l’intelligence d’offrir aux passagers des prestations de qualité tels une petite piscine, un service minimum et même la climatisation, tout un univers de luxe inconnu pour ces îles encore assez vierges et vraiment au bout du monde.

Quelques heures après avoir franchi la passe du port de Papeete, une convivialité unique s’installe entre les quelque cinquante passagers, les officiers, les hôtesses et les marins polynésiens du bord. L’ambiance est celle d’une époque révolue qui n’existe que sur les navires aux longs passages, car on a le temps de s’intéresser à l’autre et sur l’Aranui, grâce à sa petite taille et aux escales isolées, la convivialité devient même intimité.

Une presque complicité s’installe vite entre les divers groupes qui peuplent le navire perdu entre le bleu du ciel et l’aquamarine du Pacifique tropical. Une sélection naturelle des passagers s’est faite avant même l’embarquement. En effet, une croisière vers les îles Marquises n’intéressera jamais les individus en mal de boîtes de nuit, d’ascension sociale, de lieux à la mode et de Disneyland bruyants. Ainsi, l’ensemble des passagers de la première classe est un pot-pourri international de grands voyageurs, de scientifiques, d’écrivains, de photographes professionnels ou de romantiques à la recherche de derniers lieux porteurs d’innocence, de nature vierge ou de solitude. Ajoutez à tout ce monde la belle Polynésienne accompagnée de ses enfants qui va rejoindre un mari perliculteur ou maître d’école sur une île perdue, le commerçant chinois qui part acheter du coprah, des perles et des nacres dans les atolls, un ou deux fonctionnaires expatriés et vous aurez des acteurs dignes d’un roman de Jack London ou de Somerset Maugham. Sans, bien sûr, oublier les quelque quarante passagers de pont, essentiellement des Marquisiens, des Paumotu et quelques « sac à dos » européens.

Comme le système de classes sociales n’est pas de tradition dans nos îles, ces personnes d’horizons si divers se côtoieront tout au long du voyage et grâce à cette concentration d’êtres hors du commun, les passagers se trouveront vite des intérêts communs. Les conversations sur le pont, dans la salle à manger ou au bar attesteront d’un niveau intellectuel supérieur à la médiocrité moyenne.

 

*-* 

 

Voici quelques années, mon ami Marcel Isy-Schwart, un célèbre photographe que les Tahitiens ont depuis longtemps baptisé « Zizi » et qui ne rate jamais une occasion de revenir dans nos îles, eut la chance de découvrir cette croisière.

Tous les passagers embarqués correspondaient parfaitement aux critères décrits ci-dessus… sauf une dame européenne qui faisait bande à part. C’était une Française aux cheveux blond pâle, petite et assez maigre. Malgré son obsession de la solitude, elle paraissait douce et plaisante et on lui donnait quarante années. Mais ses yeux intriguaient surtout… par leur tristesse. Devinant un chagrin profond chez cette personne, les autres passagers se sentirent vite le devoir de l’encourager à participer aux moments de joie, aux jeux de société, aux découvertes des atolls, à ces « îles pleines d’eau ». Mais la dame semblait préférer se réfugier dans une sorte de mélancolie solitaire, et au bout de deux jours, lorsque tous les multiples efforts pour l’intégrer au groupe échouèrent, les passagers respectèrent alors scrupuleusement son désir de solitude. Bien qu’en réalité, le secret de cette dame et son obstination ne faisaient qu’attiser l’intérêt de tous. Un passager avait quand même réussi à découvrir son prénom : Christine. Rien d’autre n’avait transpiré.

 

Une semaine après le départ, lors de l’escale d’Atuona sur l’île de Hiva Oa, les premières pluies de la saison se manifestèrent. Marcel était fâché car il était surtout venu photographier et filmer les tombes de Paul Gauguin et de Jacques Brel, sises dans le cimetière de cette île. Face à l’ondée tropicale, le capitaine du navire invita tous ses passagers au petit bistrot du village afin d’y goûter les excellentes – et abondantes – langoustes locales pour leur remonter le moral en attendant que la pluie cesse. Tous acceptèrent avec joie et gaieté. Sauf Marcel, lequel tenait absolument à faire ses prises de vue avant midi afin d’avoir une bonne qualité de lumière. Fort d’un imperméable, il emprunta le chemin abrupt qui mène au petit cimetière perché au-dessus de la baie.

Là-haut, sur la colline, alors qu’il préparait ses trépieds et son équipement, le ciel s’éclaircit subitement et la magnifique vue sur l’immense baie d’Atuona se dégagea dans toute son ampleur sous un soleil éclatant. Heureux et cadrant ses appareils sur la tombe de Paul Gauguin, Marcel aperçut un mouvement à sa droite. C’était Christine qui apparaissait à la porte du cimetière, un petit paquet à la main, pour vite disparaître de son champ de vision.

Une heure plus tard, ayant terminé la photographie de la sépulture de Gauguin sous tous ses angles, Marcel déplaça son équipement vers la tombe de Jacques Brel, le chanteur belge, qui n’est située qu’à une trentaine de mètres plus bas. Il aperçut Christine qui s’en éloignait justement à ce moment. Au pied de la stèle, une immense pierre en granit gravée du profil du chanteur, et on ne sait pourquoi, de sa compagne pourtant encore bien vivante, quelques fleurs d’hibiscus rouge sang venaient d’être posées entourant un petit cadre rose. Christine regarda furtivement Marcel et parut gênée. Il lui adressa la parole pour la mettre à l’aise :  

« C’est vous qui avez apporté le cadre ?
– Euh… Oui, oui…
– Vous permettez que je regarde ?
– Bien sûr,… allez-y ! »
  

Il se pencha sur la pierre tombale et ramassa délicatement l’objet. C’était un cadre en plastique rose tout à fait banal, avec du strass argenté collé dessus, un modèle que l’on trouve un peu partout en France dans les magasins populaires, soit dans les foires, soit aux alentours des cimetières. À l’intérieur, l’image d’une fauvette avec un texte imprimé dessous en écriture à bouclettes :

Fauvette,
Si tu voles
Autour de cette tombe,
Chante-lui
Ta plus belle chanson.  

Après qu’il eut reposé le cadre avec délicatesse, il réalisa que Christine s’était enfuie.

Deux heures plus tard, il la retrouva dans le petit bistrot d’Atuona. Le soleil revenu, les autres passagers étaient à leur tour partis faire la longue excursion vers le cimetière. Marcel et Christine étaient maintenant seuls dans la petite salle du restaurant, chacun assis à une table couverte de toile cirée, attendant qu’on leur serve leur langouste grillée. Elle put lire les questions dans les yeux de Marcel, lequel n’arrêtait pas de regarder dans sa direction. Il lui offrit de partager la bouteille de riesling qu’il venait de commander et, étonnamment, elle invita Marcel à s’asseoir face à elle.

  

Après quelques banalités échangées et d’autres hésitations, elle décida subitement de raconter son histoire :

« Voyez-vous, je suis infirmière dans un grand hôpital de Nanterre, en banlieue parisienne… Pendant toute ma jeunesse, Jacky – il s’agit de Jacques Brel, bien sûr – m’a bercé de ses chansons. Je suis issue d’une famille d’ouvrier de la Plaine-Saint-Denis, et la vie était bien difficile en ces temps-là. Jacky, avec ses chansons tristes était vite devenu mon héros. Je l’admets franchement, j’étais amoureuse de lui. Oh, oui, bien sûr, je savais bien que je n’étais pas la seule et que je n’avais aucune chance, mais ça m’était bien égal. Jacky et ses chansons étaient mon réconfort, ma bouée de sauvetage, le refuge secret d’une jeunesse qui n’a vu que peu de moments de lumière. Comme vous le voyez, je ne suis pas bien belle, et la condition sociale de mes parents semble s’accrocher à mes talons comme une boue indélébile…

« Vous comprendrez donc que je me sois retirée dans ma coquille, il y a bien longtemps, tel un animal meurtri. Et au fond de cette coquille, j’ai mon Jacky avec ses chansons. »

Elle fit une pause pour boire une gorgée de vin. L’observant bien, Marcel pensa que c’était une réelle pitié de voir l’étendue des ravages que la mentalité de complexes de classes, si répandu en Europe,  peut faire dans la vie – et la tête – des gens. Christine était en réalité une femme fort belle et, bien que sa vie sans joie lui eut donné quelques rides au visage, elle‍‍ semblait posséder tous les atouts nécessaires pour mener une existence heureuse et épanouie.

Elle posa délicatement son verre et reprit son récit :

« Lorsque Jacky est mort si tragiquement, j’ai ressenti tant de tristesse que je voulais mourir. Comme je n’avais pas le courage pour me jeter d’un pont ou de la Tour Eiffel, je me suis simplement arrêtée de manger, de fonctionner. Je marchais comme une somnambule. Je dépérissais lentement. Heureusement, je travaille dans un hôpital et, lors de mon premier évanouissement, ils se sont tout de suite rendu compte de ma condition. Ils m’ont alors soignée contre mon gré, car je voulais absolument quitter ce monde en douceur. Mais, dans les hôpitaux, ils savent être coriaces, et à force de médicaments et de psychanalystes, ils ont réussi à me refaire fonctionner à peu près, au bout d’un an, il est vrai. Je vivais alors comme un automate. Jacky était encore et toujours ma seule raison de vivre et je tenais à le rejoindre. Comme on ne me permettait pas de mourir, je tentais de me rapprocher de lui en me rendant régulièrement au cimetière de Nanterre. Pour aller prier. Je priais n’importe où dans ce cimetière, devant n’importe quelle tombe. La sépulture choisie n’avait pas d’importance. Jacky était mort et le cimetière est la terre des morts. C’est tout.

 

« Puis, un matin de la Toussaint – mon Dieu qu’il faisait froid ce matin-là ! –, un forain avait installé sa charrette à la grille du cimetière pour essayer de vendre quelques objets funéraires. Vu le froid et le vent, j’étais bien la seule à être assez folle pour aller au cimetière... J’eus pitié du forain et c’est pourquoi j’ai acheté le cadre que vous avez vu. Pour mon Jacky.

« Mais alors, bien vite, je me suis retrouvée face à un vrai dilemme. Prier, on peut le faire n’importe où, surtout dans un cimetière. Mais déposer un objet, cela ne se fait pas sur la tombe d’un autre. Et puis ce froid, cette grisaille… Surtout cette tristesse… Ça avait quelque chose à voir avec mon Jacky. Je devais absolument aller sur sa vraie tombe, dans ces îles Marquises qu’il chantait si bien, pour lui apporter mon souvenir. J’étais prise à un piège. Venir ici était la seule solution, mon seul salut !

 

« Tout cela s’est passé voici sept ans. Or, depuis cet instant-là, le voyage est devenu ma nouvelle obsession. Ce misérable cadre en plastique m’a certainement sauvée, car soudainement j’avais une raison de vivre, un but dans la vie. J’ai donc économisé, je me suis privée de tout, je n’ai vécu que du strict minimum, parfois même d’eau et de pain sec. Sept ans de patience afin de pouvoir réunir l’argent nécessaire pour le long, long voyage aux Marquises. Sept ans pour parvenir à déposer ce cadre et prier sur la vraie tombe de mon Jacky… »

 

Un ange passa. Marcel se tut.

Christine leva les yeux et se mit soudain à sourire. Cela la rendait toute différente, très belle même :

« Ouf ! Voilà ! C’est fait. Maintenant, je dois commencer à vivre… »

Et elle en avait l’intention.

Comme libérée, Christine paraissait subitement vivante. Elle se mit à dévorer la langouste avec un appétit qui me surprit. Elle vida la bouteille de riesling de Marcel sans la moindre hésitation ni le moindre scrupule. Il en commanda vite une autre, tant il la comprenait bien…

 

*-*

 

Et à partir de cet instant, et pendant tout le reste du voyage, elle fut une compagne tout à fait joyeuse, spirituelle et ravissante avec tous les autres passagers.

Or l’amour fou de Christine pour Jacky n’aura, en fin de compte, pas été un amour vain.

En effet, lors du voyage retour, l’Aranui fit son escale habituelle au quai de l’atoll de Takaroa afin de charger le coprah et livrer du matériel pour les fermes perlières. Bernard, le médecin itinérant de la circonscription des Tuamotu-Gambier, profita de cette occasion pour prendre un passage vers Papeete, question de se changer un peu de l’avion qu’il aurait dû attendre trois jours. Le soir, au cours du dîner, il fit la connaissance de Christine et s’intéressa bien plus à elle lorsqu’il apprit qu’elle était aussi membre de la profession médicale.

Quatre jours plus tard, à l’arrivée à Tahiti, une Christine toute neuve sautait de bonheur et exprimait son immense joie à tous les passagers : pour la première fois de sa vie, la chance lui avait fait un grand sourire. Le pur hasard – mais était-ce vraiment un hasard ? – voulut que le poste d’infirmière de Hiva Oa devienne vacant deux semaines plus tard. Christine, suivant la suggestion du docteur, irait déposer sa candidature pour ce poste qu’elle était sûre d’obtenir, car les candidats ne se bousculent pas pour les îles lointaines et isolées. Même que, grâce à « l’indice de correction », ce poste est rémunéré d’un salaire bien supérieur à celui qu’elle n’aurait jamais osé espérer percevoir en France. 

  

*-*

 

Au quai de Papeete, alors que les marins manipulaient les grues pour décharger les cales des milliers de sacs de coprah, Marcel, bardé de ses Leica et de ses sacs photo, alla remercier Ako, le second de l’Aranui, lequel supervisait les opérations du haut de la passerelle, vêtu juste d’un short et d’un tee-shirt. Ako, un demi-Chinois, faisait la ligne des Marquises depuis près de vingt ans et, en bon officier de bord, se tenait très au courant des affaires, même intimes, de ses passagers.

Appuyé sur la balustrade, roulant sa cigarette, il fit ses adieux à Marcel :

« Vois-tu, Zizi, le premier jour, voyant sa mine, j’avais eu peur que Christine ne se jette par- dessus bord, une nuit en mer. C’est pourquoi je la surveillais de près… J’avais même fait dormir un matelot devant la porte des cabines de premières…

« Jacques Brel nous a quittés il y a bien longtemps. Mais ce coquin a quand même réussi à faire sortir cette femme du trou de sa banlieue… » Il rit. « …Et il l’a même gardée près de lui !…

« Tu sais, Zizi, les Iles Marquises, ça se mérite. Jacques Brel les avait bien méritées. Tout le monde l’aimait bien, car il aimait tout le monde, aidait tout le monde, faisait même le facteur avec son avion…

« Je crois que Christine est de la même trempe… Ne t’en fais pas pour elle. Elle sera heureuse là-bas, j’en suis certain… Les gens seront gentils avec elle… Bon voyage. À la prochaine… »

Il arracha soigneusement le bout de la cigarette qu’il venait de rouler, mit celle-ci dans sa bouche, l’alluma et se retourna vers la grande cale ouverte.

Alex W. du PREL

 

Extrait du livre Le bleu qui fait mal aux yeux (Editions de Tahiti)

Disponible sur Amazon

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