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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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22 septembre 2015 2 22 /09 /septembre /2015 08:25

Pour que vive « Alors... Chante ! » à Castelsarrasin


De A comme Alexis HK ou Amélie-les-Crayons à Z comme Zaz en passant par Bénabar, Cabrel, Dorémus, Zaza Fournier, Guidoni, Juliette, Karimouche, Renan Luce, Cyril Mokaïesh, Néry, les Ogres de Barback, Perret, Sanseverino, Anne Sylvestre et Carmen Maria Vega, quel plateau ! D’autant plus exceptionnel… qu’il aurait pu l’être plus encore ! Sans le vouloir, comme un train peut en cacher un autre, les heureux élus ont en effet caché aux yeux du public ceux qui souhaitaient participer aussi à la fête et ont dû y renoncer : la soirée a duré près de quatre heures et demie, impossible d’envisager davantage. Ou alors, pour arriver à programmer tous les postulants, il aurait fallu que cet événement de plein air célébrant les trente ans du festival « Alors… Chante ! » se confonde, une semaine durant, avec sa trentième édition – laquelle, c’est l’espoir qu’a fait naître ce 12 septembre 2015, est prévue en mai prochain, non plus à Montauban mais bel et bien à Castelsarrasin.

IL A PLU DES CHANSONS

Résumé (succinct) des chapitres précédents. À quelques mois de fêter (comme toujours au joli mois de mai, autour du pont de l’Ascension) son édition numéro trente (la première avait eu lieu en 1986, un an après la création des Francofolies de Jean-Louis Foulquier), Alors… Chante ! s’est vu amputer sans préavis des aides municipales qui lui étaient indispensables. Incroyable mais vrai. Quand ils entendent le mot culture, certains élus confits en certitudes extrêmes (et usurpant l’étiquette républicaine qui appartient à tous) dégainent leur revolver… On a craint la faillite, le dépôt de bilan et la disparition définitive de la manifestation ; et puis, suite aux dernières municipales, le nouveau maire (divers gauche) de Castelsarrasin, petite sous-préfecture du Tarn-et-Garonne toute proche de Montauban, a proposé aux dirigeants de l’association Chants Libres, organisatrice du festival, d’accueillir celui-ci dans sa bonne ville. Pour symboliser sa renaissance, on a lancé alors l’idée d’un concert symbolique de soutien.

Sans invoquer les grands disparus comme Ferré, Leprest, Moustaki ou Nougaro, fidèles d’Alors… Chante ! (et de Jo Masure, son directeur-fondateur) qui auraient de toute évidence tenu à être là, et sans parler d’autres amis indéfectibles mais à divers titres indisponibles comme Leny Escudero ou Renaud, nombreux ont été les artistes à proposer leur venue à titre gracieux. Entre autres postulants des plus légitimes dans ce haut lieu voué en grande part à la découverte de nouveaux talents (Aldebert, Agnès Bihl, Cali, Jeanne Cherhal, Thomas Fersen, Presque Oui, Olivia Ruiz, Têtes Raides…), il s’en trouvait d’aucuns, tels Chanson Plus Bifluorée, Nilda Fernandez, Jamait, Gilbert Laffaille ou Xavier Lacouture, qui se seraient sentis comme à la maison ce soir-là – n’eût été, encore une fois, sa durée déjà limite. Il faut faire des choix et parfois aussi c’est le calendrier de vos engagements qui les opère à votre place.

Renan Luce et Bénabar

Renan Luce et Bénabar

La liste arrêtée, pour éviter de tomber dans l’écueil habituel de ces concerts collectifs qui se transforment vite en défilé aussi lassant qu’interminable (d’autant plus que La Demoiselle inconnue, qui bientôt ne devrait plus l’être, et un groupe nantais des plus prometteurs, La Belle bleue, deux découvertes récentes du festival, précédaient l’événement proprement dit), on a fait appel pour sa conception générale au grand échalas talentueusement atypique de Néry (ex-VRP). Et puis on s’est entendus sur une liste de chansons convenant le mieux à chacun dans l’optique choisie : la mise en avant du patrimoine de la chanson française plutôt que son propre répertoire. Et pour que tout ça tourne vraiment rond, on a multiplié les duos et les trios, à géométrie musicale variable. On a chanté avec un piano ou une guitare (voire deux ou trois), mais le plus souvent avec la magnifique formation de Juliette (cordes, cuivres…) sous la direction au clavier de l’excellent multi-instrumentiste et compositeur Franck Steckar. Outre l’apport ici ou là d’instruments additionnels comme le trombone ou le violoncelle des Ogres de Barback.

Les Ogres de Barback avec Karimouche

Les Ogres de Barback avec Karimouche

Pour quel résultat ? C’est simple : musicalement et techniquement, la soirée a été parfaite, sans le moindre temps mort et avec une sonorisation idéale – comme quoi c’est possible, même en plein air, même avec autant d’artistes aux univers différents. Mais sans l’esprit, bien sûr, sans le peintre qui joue sa vie au service de son art, le plus beau et luxueux des cadres ne compensera jamais une toile vide. Or, à Castelsarrasin, ce 12 septembre 2015, le tableau composé devant nous prenait des allures de toile de maître. Une réussite plus que rare dans ce genre d’exercice : exemplaire et jubilatoire. C’est « l’échanson de la chanson » (clin d’œil à une aimable et fidèle lectrice) qui vous le dit, parce qu’il en a vu d’autres, l’échanson en question, beaucoup, beaucoup d’autres, simple « privilège » de l’âge… À propos de peinture, belle idée d’avoir lancé la soirée avec le peintre Rénald Zapata, spécialiste de la peinture vivante (live painting, qu’ils disent) exécutée en deux coups de cuillère à pot, enfin de pinceau, pour faire surgir comme par miracle le portrait d’un Léo Ferré plus vrai que nature.

IL A PLU DES CHANSONS

L’évidence à laquelle tout le monde s’est rendu, et même a succombé avec bonheur, c’est cette complicité radieuse et intergénérationnelle qui a pris corps non seulement sur scène mais aussi sur l’esplanade de la Promenade du Château... où ça n’était plus de la pluie, mais des trombes d’eau qui s’abattaient sur nous. Tout le monde debout, pas le choix, tout le monde logé à la même enseigne. Tout le monde trempé jusqu’aux os, ruisselant dedans et dehors, parapluie, poncho ou pas… Et malgré cela, tout le monde incroyablement stoïque. Jeunes et moins jeunes. Que dis-je, stoïque ? Aux anges ! C’est peut-être ça, finalement, qui a fait décider en haut lieu qu’il fallait mettre un terme au déluge… juste au moment où Francis Cabrel montait sur scène, armé de sa seule guitare.

C’était peut-être un test, histoire de jauger le degré de résistance du public d’Alors… Chante ! et la détermination des organisateurs à défendre et illustrer la francophonie. Ç’aurait pu être une punition, aussi, pour avoir osé défier les règles libérales (donc commerciales) d’uniformisation culturelle et linguistique auxquelles on se soumet aujourd’hui… Jamais on le saura, aurait dit l’ami Allain… Toujours est-il qu’après Cabrel, sur scène, c’était Mozart non pas qu’on assassinait mais qu’on invoquait, ainsi que Van Gogh, Colette ou le Grand Jacques… dans la bouche de Jean Guidoni rappelant les liens étroits unissant Leprest et le festival. Guidoni et Cyril Mokaiesh en duo : C’est peut-être

La pluie a failli gâcher la fête. À la réflexion, elle a sans doute contribué à son succès, en la cimentant pour longtemps dans la mémoire des présents. « J’y étais ! » pourront-ils dire plus tard… Car c’est là que la chronique d’une mort annoncée a déraillé et que le festival s’est retrouvé à nouveau sur les rails. Il faut dire que le plateau proposé était digne des plus fins gourmets de la chanson. Il aurait même dû valoir à l’événement la une des médias nationaux. Je ne sais s’ils ont choisi de l’ignorer délibérément pour d’incompréhensibles et mauvaises raisons, mais si tel n’était pas le cas ce serait de la pure (et grave) incompétence professionnelle. Pour ne parler que du contexte local, le grand journal régional, La Dépêche du Midi, a eu l’extrême élégance de ne pas publier UNE seule ligne sur la soirée, ni le jour même pour l’annoncer ni le lendemain pour en rendre compte ! Seulement une espèce de brève un peu développée le surlendemain (en page 27 !), mettant l’accent sur la pluie et ne parlant que de l’entame du concert avec Pierre Perret… Voulez-vous que je vous dise ? Si c’était à refaire aujourd’hui, je ne ferais plus journaliste, ça n’est plus un métier qui (me) fait rêver !

S’il a plu, c’est surtout d’une pluie de chansons dont il faut parler (et se féliciter) : des chansons qui sont dans tous les cœurs, offertes en bouquet de fleurs. Pas de m’as-tu-vu ici, mais des chanteurs au service de leur art, jouant collectif. Ouverte par un judicieux pot-pourri instrumental de standards de la chanson française, Viens voir les comédiens (Aznavour) en fil rouge, la soirée a multiplié ainsi les hommages bienvenus.

Zaza Fournier, Carmen Maria Vega et Karimouche

Zaza Fournier, Carmen Maria Vega et Karimouche

À Piaf d’abord, avec Zaza Fournier et Karimouche (L’Accordéoniste) accompagnées par l’orchestre de Juliette, puis avec celle-ci en piano solo (Padam). À Gréco et Queneau (Si tu t’imagines) avec les deux premières rejointes par l’explosive Carmen Maria Vega (laquelle s’est illustrée récemment au Casino de Paris dans le rôle-titre de Mistinguett). À Boris Vian avec la même et Sanseverino, guitare rock en bandoulière, nous rejouant la scène de Fais-moi mal Johnny, tels des réincarnations de Boris et Magali (Noël) ; à Nougaro (Rimes) avec Bénabar et Renan Luce. À Renaud avec Renan, Alexis HK et Benoît Dorémus (Je suis une bande de jeunes), puis les Ogres de Barback et Sanseverino (La Tire à Dédé).

À Brassens avec Anne Sylvestre et Alexis HK (qui vient de monter un concert sur Brassens intitulé Georges et moi…), à travers son interprétation de la chanson du beau film d’Henri Colpi (auteur des paroles sur une musique de Georges Delerue), Heureux qui comme Ulysse (dont la vidéo ci-dessus – mise en ligne par des promoteurs de l’Occitanie… – propose des extraits).

Anne Sylvestre et Alexis HK

Anne Sylvestre et Alexis HK

Et puis encore à la grande dame du fado, Amalia Rodrigues, avec Juliette et Sanseverino (Dans la maison sur le port). À Souchon avec Amélie-les-Crayons et Benoît Dorémus (Quand j’serai K.-O.). À Étienne Roda-Gil et Julien Clerc avec Cyril Mokaïesh et Zaz (Utile). À Bourvil et à sa Ballade irlandaise avec Amélie en piano solo (particulièrement superbe). À Leprest, je l’ai dit plus haut… Enfin à Gainsbourg, avec toute la « troupe » réunie au final, précédée par Néry et son Mardi gras higelinesque, pour chanter dans une belle pagaille savamment organisée Les Petits Papiers

Dans l’intervalle, on a eu droit bien sûr à quelques perles personnelles des artistes présents. Entre autres : Aller sans retour, magnifique (et prémonitoire) chanson de Juliette sur l’exil, en piano-voix, comme Je suis de celles, qui, ne serait-ce que pour ce titre où il se glisse à merveille dans la peau d’une femme, devrait valoir à Bénabar un peu moins de condescendance de la part des ayatollahs de la chanson…

Et puis Repenti, ou l’art de Renan Luce (en guitare-voix) de renouer avec la chanson racontant une histoire ; Les gens qui doutent, d’Anne Sylvestre, en duo avec l’adorable Amélie-les-Crayons, accompagnées au piano par la tout aussi charmante et talentueuse Nathalie Miravette. D’autres encore comme La Fée de Zaz, interprète impressionnante… et découverte 2010 du festival.

Amélie-les-Crayons et Anne Sylvestre

Amélie-les-Crayons et Anne Sylvestre

Ou encore ce duo franchement « irrésistible » avec la chanson éponyme de Juliette (et Pierre Philippe) interprétée avec Jean Guidoni : « Je suis irrésistible / Comme Satan me l´a dit / Sous ma taille flexible / Ce corpus delicti / Est un fruit comestible / Aux nobles appétits / […] Je suis une maladie / Sexuellement transmissible / Comme Satan me l’a dit : / “Tu es irrésistible, Irrésistible !” »

Jean Guidoni et Juliette

Jean Guidoni et Juliette

Le public, « trop » heureux de la soirée (et d’en avoir fini avec la pluie !) en redemandant, Néry a proposé d’improviser un rappel collectif et c’est Armstrong de Nougaro qui est sortie du chapeau : mention spéciale à Juliette (bien sûr !) et à Renan Luce qui la connaissaient par cœur… On pourrait s’amuser ainsi à décerner des bons points individuels, si ce n’était LA chanson, d’abord et avant tout, qui a raflé la mise, aucun de ses faire-valoir d’un soir n’ayant tenté de tirer la couverture à lui.

On pourrait croire, aussi, que c’est le propre de cette génération d’artistes, dont le bonheur d’être ensemble fait plaisir à voir ; mais ce serait oublier la présence de leurs aînés, tout aussi investis dans le partage : Anne Sylvestre évidemment qui n’est pas avare de rencontres intergénérationnelles (voir Carré de dames, un spectacle devenu aujourd’hui un disque, dont nous avions eu la primeur, justement, au festival Alors… Chante ! 2012 de Montauban) ; Juliette bien sûr, pour moi « la patronne » de la chanson française contemporaine ; Jean Guidoni enfin qui a donné à celle-ci certaines de ses plus riches heures (Crime passionnel…) et nous offre cette année un Paris-Milan sur lequel tout passager de la chanson devrait embarquer : douze textes inédits d’Allain Leprest mis en musique par Romain Didier, un duo avec Juliette (Trafiquants) et un petit chef-d’œuvre à la coda, point final.

IL A PLU DES CHANSONS

Pierre Perret et Francis Cabrel, eux, ont donné un « set » personnel, comme ils disent et comme on le leur avait suggéré : quatre chansons pour le premier, entouré de sa formation au complet (dont le fameux Gilou à l’accordéon), en prélude au concert collectif, et trois pour le second au milieu de celui-ci. L’auteur du Café du canal, qui apparaissait en public pour la première fois dans la ville où il est né (!) avait choisi de chanter Je suis de Castelsarrasin, pour le plus grand plaisir on s’en doute des Castelsarrasinois, après Lily, aux pertinents accents d’actualité, et avant Le Zizi et La Cage aux oiseaux repris en chœur. Mais auparavant il a dit sa joie d’être le parrain d’Alors… Chante ! à Castelsarrasin, lui qui en 1998 avait été l’invité d’honneur d’Alors… Chante ! à Montauban, et il a promis de revenir l’an prochain pour un concert complet. Toujours aussi fringant, l’ami public Pierrot, malgré ses quatre-vingt et une piges et une voix fragilisée par l’émotion.

IL A PLU DES CHANSONS

Quant à Cabrel, artiste majuscule capable de chanter partout, en toutes circonstances, avec une sérénité, une simplicité et une authenticité qui forcent l’admiration, il n’a eu besoin que de sa guitare pour déchaîner l’enthousiasme avec Partis pour rester, de son récent album In extremis, La Corrida et La Dame de Haute-Savoie. Non seulement cela faisait plusieurs années qu’on n’avait vu l’homme d’Astaffort sur scène, mais ce 12 septembre était en outre son premier jour de répétitions du nouveau spectacle qu’il va donner en tournée dès le 30 septembre (avec un passage à l’Olympia du 7 au 11 novembre). Sa présence était donc un vrai privilège pour Alors… Chante ! auquel Francis a souhaité le meilleur des choses « pour les trente prochaines années », en lui proposant d’ores et déjà de l’accueillir « dans trente ans à Astaffort » !

Voilà pour la soirée. Si je n’étais déjà trop long, je pourrais vous conter les vingt-quatre heures précédant le concert et son filage, partagés avec les artistes (et quelques professionnels aussi compétents sur le terrain que fidèles à Jo Masure et à son équipe, surtout des collègues de festivals et des responsables de salles). Ça m’a ramené en arrière, au temps où Chorus, qui leur avait consacré, pour la plupart, leur premier article national d’importance, les accompagnait d’un disque ou d’une scène à l’autre, portrait, rencontre voire dossier à la clé… Comme de passer en revue, physiquement, une partie de la « Génération Chorus » repérée, suivie et mise en valeur par notre équipe, avant, bien avant, d’être médiatisée sous le vocable de « nouvelle scène ».

IL A PLU DES CHANSONS

Bref ! Grand plaisir de retrouver tous ces chanteurs et chanteuses en privé, de répondre par exemple à la soif d’Amélie-les-Crayons d’en savoir plus sur Brel aux Marquises ; de dire à Juliette combien on a apprécié l’émission qu’elle a proposée en juillet dernier sur France Inter, J’aime pas la chanson… et de l’entendre nous annoncer qu’elle va « remettre ça en novembre-décembre » prochains ; d’évoquer de beaux souvenirs communs dont les numéros de Chorus constituent des traces ineffaçables (Bénabar en Une avec Delerm et Jeanne Cherhal, réunis en 2004 pour une instructive table ronde, Alexis HK et Renan Luce dialoguant de concert au printemps 2008 pour le numéro avec Béart et Cali en dossiers, etc.). Les jeunes mais aussi leurs aînés, ensemble durant les répétitions, les repas… et les récréations dans un bâtiment socio-municipal qui fut, confiait un Pierre Perret émerveillé, l’école communale de son enfance… où il remettait les pieds pour la première fois !

J’en ai profité pour faire poser Anne Sylvestre, première locataire de la Une de Paroles et Musique, en compagnie de Pierre (qui m’avait également accordé un long entretien pour le deuxième numéro) : ces deux artistes, qui débutèrent peu ou prou ensemble à la Colombe vers 1957, ne s’étaient pas revus depuis… bien trop longtemps. Je ne vous dirai pas les mots qu’ils ont échangé devant moi, teintés de nostalgie, de lucidité mais aussi (pour l’une des deux parties) d’un certain sentiment de soulagement (« Enfin… »), conclus par ce constat : « C’est encore mieux d’avoir pu vivre tout ça, non ? » ; mais je vous offre avec joie cette image doublement « historique » de retrouvailles.

Anne Sylvestre et Pierre Perret

Anne Sylvestre et Pierre Perret

« Doublement », parce que c’est un vrai bonheur pour moi, trente-cinq ans plus tard, de tirer à nouveau le portrait de ces deux-là, bel et bien vivants et bien portants à la ville comme à la scène. Pour Anne, ce fut à Presles, lors de la fête de Lutte Ouvrière, en mai 1980 ; pour Pierre, ce fut chez lui, à Nangis, dans la plus grande décontraction. Souvenirs d’autant plus heureux qu’on peut les réactualiser, les compléter ainsi de façon inattendue, en 2015.

Autres photos historiques, du moins pour les amis et proches de Jo Masure, ce sont celles-ci, où l'on voit Juliette lui épingler la médaille de chevalier des Arts et Lettres, en relatif petit comité, le vendredi en fin d’après-midi, à la mairie de Castelsarrasin. Une cérémonie qui a fourni au directeur-fondateur d’Alors… Chante ! l’occasion de passer symboliquement la main à Dominique Janin (ex-vice-présidente et désormais présidente de Chants Libres) et au jeune maire de la ville, Philippe Bésiers, de dire tout son plaisir d’accueillir le plus ancien festival français de chanson après le Printemps de Bourges (1977) et les Francofolies de La Rochelle (1985). Et peut-être, aujourd’hui, le plus francophone des festivals majeurs de l’Hexagone, car Jo Masure, également à l’origine de la Fédération des festivals de la chanson francophone (FFCF), a gardé le cap sans jamais céder aux pressions médiatiques et commerciales visant à privilégier une certaine relève française qui chante en anglais ; une maladie qui gagne dans nos villes, nos campagnes…

IL A PLU DES CHANSONS

Mais surtout, cette cérémonie honorant à juste titre trente ans d’efforts et de passion au service de la chanson, a donné lieu à un grand numéro de Juliette, chargée de la remise de médaille et donc du discours officiel préalable. Un texte écrit à l’encre sympathique… et au passé simple ! « Vous me permettrez, cher Jo, d’abord de vous vouvoyer. Cela rajoute à la solennité et permet de jolis effets de conjugaison. L’autre chose, c’est de me pardonner de mettre votre modestie à mal. Vous êtes un genre de taiseux, et nous savons, vous et moi, que c’est le signe d’une très grande pudeur. »

Allocution encore plus éloquente à l’écrit qu’à l’oral, bien que le ton de Juliette, hein ? Inimitable et irrésistible ! « Dans une vie antérieure vous fûtes orthophoniste. La parole vous importe sans doute plus qu’à nul autre, qu’elle soit dite ou chantée, puisque votre job était de remettre la voix sur la voie, l’éraille* sur les rails, tandis que votre passion était d’écouter la parole sur la musique, et pas n’importe lesquelles : la voix forte et le mot engagé de Leny Escudero (votre premier vinyle) à Léo Ferré en passant par tout un tas de monuments, Brel, Brassens, etc. »

(*L’oreille… en patois picard !)

Renan Luce, Benoît Dorémus et Alexis HK

Renan Luce, Benoît Dorémus et Alexis HK

La suite, bien sûr, c’est le jour, « fatalement, où l’on noue sa vie à sa passion. C’est le début des emmerdes, des nuits blanches, des doutes. Et des grandes joies. »

Là, intervient pour Jo Masure un deus ex machina qu’il a toujours revendiqué, auquel Juliette, à notre grande surprise, va faire également allusion : « Déjà amateur averti de chansons françaises, écoutant dès l’enfance en famille Piaf, Trenet, Patachou, Félix Leclerc, vous découvrîtes au début des années 80 une pléthore de chanteurs “à textes” que les médias ignoraient superbement, et ce grâce à une revue, Paroles & Musique (suivie de Chorus), à laquelle vous étiez abonné et dont je puis dire par parenthèse qu’elle fut essentielle et hélas irremplaçable pour beaucoup d’entre nous, artistes et public. »

Merci, m’dame ! Ça touche toujours, surtout en cette époque de mémoire courte… D’autant plus qu’à l’issue de votre mémorable causerie, vous nous remercierez aussi pour vous avoir permis de découvrir Luc Romann, évoqué quelques instants plus tôt à propos du récipiendaire : « Dans cet enthousiasme propre aux gens généreux qui veulent faire partager votre passion, vous organisâtes en 1982 une soirée dans une toute petite salle de Montauban, avec l’auteur-compositeur Luc Romann. Un auteur injustement oublié dont vous me permettrez cette simple citation :

Je fais partie de ceux qui n’ont pas la parole
De ceux qu’on a trahis, de ceux qu’on a jugés
Dans toutes les églises, dans toutes les écoles
Sur tous les Golgothas, en toutes Galilées…

Zaz et Cyril Mokaïesh

Zaz et Cyril Mokaïesh

» Ce genre de soirée, une fois terminée, laisse en plus de merveilleux souvenirs, l’envie de recommencer. Voilà comment démarre une addiction ! Vous montâtes alors une association, avec copains de boulot et de famille, tous amoureux de la chanson, pour pouvoir faire les choses en plus grand. Vous lui donnâtes le nom de “Chants Libres”, on comprend pourquoi, donc. […] Pendant quinze ans vous jonglâtes entre votre métier et l’organisation des concerts puis du festival, au nom si gaiement comminatoire “Alors… Chante !”. Vous y assumâtes pratiquement tout, à part peut-être l’accrochage des projos et le réglage de la sono : la programmation, l’administration, la communication et bien entendu, les relations avec les responsables politiques.

» […] Le festival et l’association s’étant professionnalisés, vous pûtes recevoir les plus grands artistes de cette chanson que vous aimez tant et pour laquelle jamais vous ne fîtes de hiérarchie – et surtout pas selon la notoriété, bien entendu. Vous nouâtes des liens d’amitié très forts avec certains, Léo, Georges, Claude, et ces liens vous appartiennent…

» […] “Alors… Chante !” est devenu incontournable dans le monde de la chanson, “le petit frère des Francos”, disait Jean-Louis Foulquier, tout en ayant préservé la chaleur et l’authenticité d’un festival amical, passionné et détendu. Cela est sans aucun doute dû à votre empreinte, à la stabilité rassurante de votre personne, mais aussi à votre entourage solide, fiable et motivé. Vous remercier, cher Jo, c’est aussi remercier et saluer votre épouse, Dédée, présence discrète et complice…

Carmen Maria Vega et Sanseverino

Carmen Maria Vega et Sanseverino

» […] On le voit, vous êtes très cohérent. Orthophoniste ou patron de festival, vous êtes de ceux qui portent ceux qui portent la parole de ceux qui n’ont pas la parole. Avec foi, courage et ténacité. Et un sens aigu de la diplomatie dont je dois dire qu’elle n’est pas la moindre de vos qualités. Honnêtement, pour négocier avec des artistes, ou pire, des agents d’artistes, la plupart du temps il en faut, de la diplomatie ! Et cela mérite au moins une médaille.
» Vous avez vu, je n’ai fait aucune allusion politique ! »

Rires de l’assistance... Et ainsi de suite au long de quatre bons feuillets, à l’interlignage resserré, exprimant l’essentiel, l’engagement sans réserve, le travail sans compter, au service de la passion pour la chanson et la langue françaises, dans le partage, la fidélité et la convivialité. Joli, aussi, le petit couplet sur les porteurs de parole… qui m’a rappelé la citation de Jacques Bertin (extraite de Menace) que j’avais publiée en exergue de mon premier éditorial de Paroles et Musique : « Il nous faut des porteurs de parole, avec des chenilles d’acier dans la tête… »

Lors du final, avec Dominique Janin (en blanc), le maire de Castelsarrasin et Jo Masure

Lors du final, avec Dominique Janin (en blanc), le maire de Castelsarrasin et Jo Masure

Et maintenant ? Maintenant que preuve est faite, tant artistique que publique, que l’aura d’Alors… Chante ! reste intacte, que s’est imposée d’évidence la nécessité d’assurer sa pérennité, les regards se tournent vers la nouvelle équipe… en même temps, inévitablement, que se tourne une page. « Jo » sera toujours là, attentif, bienveillant, de bon conseil, prêt à mettre la main à la pâte en cas de besoin, mais c’est désormais à la dynamique et passionnée Dominique Janin (bien connue des habitués du festival pour ses présentations systématiques des découvertes) d’opérer la transition, avec le concours à Paris de Danièle Molko, directrice de l’agence artistique Abacaba (et ancienne proche collaboratrice de Jean-Louis Foulquier).

Si tout se passe comme on l’espère dans les prochains mois (pour cause d’abandon brutal par sa municipalité d'origine, il reste certains passifs d’ordre financier à éponger…), la trentième édition du festival aura lieu ici, à Castelsarrasin, où toutes les conditions semblent réunies pour que l’accueil des chanteurs et des spectateurs soit assuré au mieux. En particulier sur les berges du canal si joliment chanté par Pierre Perret...

PS. Vous l’aurez peut-être deviné, je pensais publier cet article presque aussitôt après l’événement. Et puis… la Camarde s’est invitée au bal, avec la mort de Guy Béart. Difficile de s’y remettre comme si rien ne s’était passé ; comme si Guy n’était pas un ami, comme si l’on ne s’était pas vus et revus chez lui, chez nous, ici ou là, aux anniversaires et fêtes de Paroles et Musique puis de Chorus… Comme si on ne s’était pas battus ensemble pour créer une « multirégionale du disque » (le nom était de lui) pour produire et distribuer les artistes de talent qui ne trouvaient pas de producteur ou n’étaient pas (ou mal) distribués (jusqu’à ce que le ministère de la Culture refuse son appui, pour privilégier un autre projet, tout dans l’esbroufe et la frime, qui capota très vite). Comme si on ne l’avait pas accompagné dans sa quête de la paix, quand il ne craignait pas de se rendre à Beyrouth, en plein conflit, malgré les chausse-trapes que certains se plaisaient à placer sur sa route. Guy Béart repose aujourd’hui au cimetière de Garches, non loin de sa maison, où il a été inhumé dans l’intimité, lundi 21 en fin de matinée, en la seule présence de ses proches et de quelques amis (dont Charles Aznavour, Jean-Claude Carrière, Alain Souchon et Laurent Voulzy), avant que le public ne soit invité à lui rendre un dernier hommage. Bref, vous avez deviné et compris… qu’il m’a fallu du temps et de la peine pour achever malgré tout ce sujet, en vertu des grands principes, des grands sentiments… et des lendemains qui doivent encore et toujours continuer de chanter.

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16 septembre 2015 3 16 /09 /septembre /2015 18:20

Le premier qui dit la vérité...


Longtemps, longtemps après que le poète aura disparu, ses chansons courront encore dans les rues. C’était sa seule ambition : être « un anonyme du vingtième siècle ». Convaincu que l’œuvre est infiniment plus importante que l’homme, il n’aimait rien tant qu’entendre chanter ou fredonner ses chansons tout en sachant qu’on ignorait qu’il en était l’auteur. Mais aujourd’hui, le jour de sa mort, « on » découvre qu’il était encore vivant, contrairement à ses copains Brassens, Brel ou Barbara, et on s’extasie devant son répertoire déjà inscrit au patrimoine… alors qu’il était tricard depuis belle lurette dans les médias ! « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté… » Larmes de crocodile à n’en plus pouvoir, larmes insupportables.

GUY BÉART, C'EST TROP TARD

Pour être devenu l’ami de l’homme, après avoir admiré l’auteur-compositeur (grand poète mais aussi génial mélodiste), je suis en rogne devant tous ces hommages aussi tardifs qu’hypocrites… mais je dois également à la vérité de dire qu’il l’avait prévu de longue date, lui qui avait déjà tout dit, tout écrit, tout anticipé dans ses chansons, et qu’il en rigolait par avance : « Tu verras, le jour où je mourrai… » Et il s’esclaffait, avec la lucidité qui le caractérisait et un rire communicatif, atypique, qui n’appartenait qu’à lui. Il savait bien sûr qu’il léguait une quarantaine de chansons éternelles à la postérité ; redevable d’un tel trésor, peut-être permettra-t-elle qu’on découvre enfin ses innombrables perles méconnues ? Comme celle-ci, comme Vous :

Après la disparition de Chorus, alors que nombre d’artistes et de professionnels (auxquels nous ne pouvions plus continuer à être utiles) s’étaient mis aux abonnés absents, Guy Béart, lui, continuait de nous accompagner de son amitié, avec une fidélité sans faille et une complicité jubilatoire. Le jour où l’on nous a remis à ma chère et tendre et moi les médailles du Mérite et des Arts et Lettres, il était là. Il s’était spécialement déplacé de Garches jusqu’au Théâtre des Trois-Baudets où nous avions tenu que cette cérémonie se muât en petite fête à la chanson. Anecdote : à un moment donné, Guy ne put s’empêcher de déclarer à la cantonade que cela faisait plusieurs mois qu’il n’était pas apparu en public ! Histoire de montrer à sa façon (malicieuse et un brin coquette) non pas l’honneur qu’il nous faisait (et qui était réel, à l’âge de 80 ans) mais combien il nous estimait. Ça aussi, c’était Guy Béart… Ce soir-là, c’est l’amitié qui prenait l’quart. La preuve, c’est Jean-Michel Boris, directeur de l’Olympia, qui faisait office d’épingleur ! Soirée chargée d’émotion, des Trois-Baudets à l’Olympia, autant que d’histoire de la chanson…

GUY BÉART, C'EST TROP TARD

Merci encore, Guy… Oui, merci à Guy Béart pour ça, pour sa confiance et « pour le reste »… tout le reste. Y compris ses efforts désintéressés (et méconnus) pour créer un organe de distribution voire de production du disque au service véritable des artistes, effaré qu’il était de voir se creuser le manque de débouchés pour les nouvelles générations. J’en parle en connaissance de cause, puisqu’il avait voulu, pour que cela se passe en terrain « neutre » et quelque peu symbolique, que les réunions préparatoires, avec des professionnels de diverses régions de France, se déroulent chez nous, à Paroles et Musique (c’était au milieu des années 80), plutôt qu’au ministère de la Culture (qui lui aussi envoyait son représentant)…

GUY BÉART, C'EST TROP TARD

Et puis, en 2010, son nouveau disque – vraiment formidable – est sorti, en passant largement inaperçu de ces mêmes médias qui, aujourd’hui, interrompent le cours de leurs programmes pour annoncer la mort du poète. Lui qu’on avait plus qu’occulté depuis un quart de siècle, pire qu’occulté, ringardisé ! La plupart des médias en avaient fait leur tête de turc par excellence, l’archétype du chanteur ringard à la guitare. Tout ça depuis qu’un Gainsbourg atrabilaire l’avait exécuté en direct dans une émission de télé, pour le plus grand plaisir des imbéciles, alors qu’aujourd’hui, hein, que célèbrent-elles d’autre, toutes ces télés, toutes ces chaînes d’information continue qui lui tressent en boucle des couronnes de laurier (justifiées)... sinon le fait que ses chansons relèvent à l’évidence de l’art poétique et musical ?! Revanche posthume ? Même pas, Guy savait bien qu’au fond c’était lui qui avait raison. Mais, le premier qui dit la vérité, n’est-ce pas, il doit être exécuté...

Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Est-ce cela Le Meilleur des choses ? Comment ne pas être en rogne ?! Contre la Camarde évidemment, mais aussi contre cette triste société du spectacle qui n’honore jamais aussi bien les meilleurs d’entre nous qu’une fois qu’ils ont cassé leur pipe, et encore (voir Allain Leprest qui patiente toujours au purgatoire médiatique)… Brassens, reprenant Paul Fort, ne manquait jamais de le rappeler : « Ne crois pas au cimetière / Il faut nous aimer avant / Ma poussière et ta poussière / Deviendront le jouet du vent / Il faut nous aimer sur terre / Il faut nous aimer vivants. »

GUY BÉART, C'EST TROP TARD

Adieu l’artiste, on t’aimait bien tu sais… Bien sûr que tu le sais ! Si je m’écoutais, maintenant que tu ne peux plus nous entendre, j’te dirais qu’en fait t’as une sacrée veine de pouvoir retrouver tes copains Georges, Jacques, Barbara et les autres, alors qu’ils nous manquent tant, à nous autres. N’est-ce pas toi qui as écrit L’Espérance folle ?! Mais je déraisonne, j’m’en rends compte en écoutant Barbara, justement, qui avait déjà tout dit (merci madame), tout de ce que l’on peut ressentir aujourd’hui à écouter et voir la plupart des médias :

C’est trop tard pour verser des larmes
Maintenant qu’ils ne sont plus là
Trop tard, retenez vos larmes
Trop tard, ils ne les verront pas

Car c'est du temps de leur vivant
Qu’il faut aimer ceux que l’on aime
Car c’est du temps de leur vivant
Qu’il faut donner à ceux qu’on aime

[…] Que feront-ils de tant de fleurs
Maintenant qu’ils ne sont plus là
Que feront-ils de tant de fleurs
De tant de fleurs à la fois

Alliez-vous leur porter des roses
Du temps qu'ils étaient encore là
Alliez-vous leur porter des roses
Ils auraient préféré, je crois,

Que vous sachiez dire je t’aime
Que vous leur disiez plus souvent
Ils auraient voulu qu’on les aime
Du temps, du temps de leur vivant

[…] Ils n’entendent plus, c’est trop tard,
Trop tard, trop tard...

 

Ci-après le « chapeau », que j’avais écrit en 2008, du dossier Guy Béart de Chorus (trente pages réalisées en collaboration avec Marc Legras), le premier dossier que nous lui avions consacré était paru dans Paroles et Musique vingt-cinq ans plus tôt (mars 1983) :

GUY BÉART, C'EST TROP TARD
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25 août 2015 2 25 /08 /août /2015 14:21

La guitare et la fronde

 

J’ai beaucoup écrit sur Paco Ibañez. Mais finalement pas assez. Car cet homme est plus qu’un grand de la chanson, c’est un géant, que dis-je, c’est une institution, une académie, un panthéon à lui seul. Pour les poètes espagnols, il est aussi important que Ferré, Ferrat et Brassens réunis plaçant leur talent au service des poètes français. Par ses incursions dans la poésie latino-américaine, il est devenu aussi incontournable qu’un Atahualpa Yupanqui. Mémoire vivante de la chanson d’auteur dans la langue de Cervantès, du siècle d’or (Góngora, Quevedo…) à l’époque contemporaine (Hernandez, Celaya, Lorca, Guillén, Machado, Neruda, Alfonsina Storni…), il est le meilleur ami des poètes – qu’il a même convaincus, pour certains d’entre eux (Rafael Alberti, José Agustín Goytisolo), à partager la scène avec lui (imaginez Ferrat faisant de même avec Aragon !). L’ami aussi, il va sans dire, de Brassens, de Ferré et de Moustaki à l’Espagne au cœur…

MAESTRO PACO IBAÑEZ

Ce ne serait que « ça », Paco Ibañez, que ce serait déjà unique, « hénaurme », mais « ça » va bien au-delà. Car chez ce réfractaire à l’inculture, chez ce héraut du beau, l’artiste et l’homme sont au diapason, qui s’accordent en mode majeur. Harmonie totale. Une merveille que cet homme-là, un Citoyen du Monde qui, pour promouvoir les identités linguistiques et partager les spécificités culturelles les plus belles, de part et d’autre de l’Atlantique et de la Méditerranée, n’en rejette pas moins les drapeaux et les nationalismes de tous bords, toujours proches de la xénophobie, parfois du fascisme en herbe. Si « le patriotisme, disait Romain Gary, c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la haine des autres ». Et le fascisme, Paco connaît, il a donné, lui dont le père a fui le franquisme en 1939…

Arrivé en France à l’âge de 14 ans (c’était en 1948), attiré naturellement par la musique, guitariste autodidacte, il débarque en 1952 au quartier Latin et rencontre très vite – excusez du peu – la grande Violeta Parra, l’immense Atahualpa Yupanqui et bien sûr Léo Ferré et Georges Brassens qui deviennent ses références. Brassens (que Paco chantera merveilleusement en castillan) l’adoubera pour toujours ; quant à Léo, qui le sollicitera en 1973 pour enregistrer à la guitare Le Bateau espagnol (voir la vidéo-document de l’enregistrement où Ferré, entre 4’50 et 8’ environ, s’en explique : « … j’ai voulu refaire cette chanson à la guitare parce que j’aime beaucoup Paco Ibañez… »), c’est « l’Espagnol d’Aubervilliers » qui lui ouvrira les portes de l’Espagne (lire Chorus 44, spécial Ferré, pp. 108-109), une fois Franco la muerte définitivement mort et enterré… J’ai raconté cela, par écrit ou de vive voix, à maintes reprises, mais j’ai envie aujourd’hui d’enfoncer le clou, si j’ose dire, après l’avoir revu à nouveau – une fois de plus ! – en concert…

La combientième ? Impossible à savoir. Mais les deux précédentes, c’était dans une salle de province archicomble (plus de mille spectateurs) et à Paris, au Châtelet (2700 personnes…), en 2013 – j’ai manqué malheureusement le Théâtre des Champs-Élysées en novembre 2014 pour ses 80 ans. Mais « ma » première fois, surtout, c’était à l’Olympia en décembre… 1969 ! J’étais alors étudiant et, drôlement chanceux (« Comment ça, tu étais là ? me reprend-il toujours, tu n’es pas assez vieux pour ça ! »), car ce concert-là fut, de l’avis unanime des « voix autorisées », l’une des soirées les plus mémorables de l’histoire de cette salle mythique – quelque chose comme l’Olympia 64 de Brel créant Amsterdam

1964, c’était d’ailleurs l’année de parution du premier album de Paco Ibañez, où il chantait admirablement Lorca et Góngora, un disque spécialement illustré par Salvador Dali ! Car Paco est amoureux de la beauté en toutes choses et les peintres le savent qui ont voulu marquer de leur empreinte ses diverses pochettes. Cinquante ans après et une bonne quinzaine d’autres albums sublimes entre-temps, il tourne avec un spectacle intitulé Vivencias (expériences, choses vécues…) à travers lequel il raconte et partage sa propre histoire, et celle des chansons qui en ont découlé.

MAESTRO PACO IBAÑEZ

C’est par exemple Pablo Neruda en personne, admirateur de son grand œuvre sur la poésie espagnole, qui lui souffla l’idée de chanter ses poèmes. Plus que ça, il lui intima presque l’ordre de s’y attaquer : « Tu tienes que cantar mis poemas porque tu voz está hecha para cantar mi poesía » (Tu dois chanter mes poèmes parce que ta voix est faite pour chanter ma poésie)… La voix et la musique, bien sûr, car surdoué des mélodies, Paco Ibañez a toujours eu l’art – l’inspiration magique – de trouver la musique la plus adaptée au poème qu’il a choisi de chanter ; la plus adaptée, c’est-à-dire celle qui le mettra le mieux en valeur.

Le choix, justement… Je disais n’avoir pas assez écrit sur lui, encore, car, étrangement, si j’ai beaucoup parlé de l’artiste, du compositeur, du mélodiste, de l’interprète à la voix chaude et chaleureuse, à nulle autre semblable, à la diction précise, je n’ai pas l’impression d’avoir assez insisté – ni moi ni personne d’ailleurs – sur le choix des poèmes qui composent son répertoire. Pourquoi Canción de jinete par exemple de Lorca, pourquoi Andaluces de Jaén de Miguel Hernandez, pourquoi Era un niño que soñaba de Machado, pourquoi Me queda la palabra de Blas de Otero, pourquoi Don Dinero de Quevedo, pourquoi España en marcha de Celaya, pourquoi Como tu de Leon Felipe (l’histoire d’un petit caillou insignifiant qui, à force d’être piétiné, peut devenir dangereux en rencontrant une fronde…), pourquoi Palabras para Julia ou Me lo decía mi abuelito de Goytisolo (chanson légère en apparence et pourtant, souligne Paco, « l’une des chansons les plus subversives que je connaisse au monde, que j’aimerais faire découvrir aux plus jeunes, pour ouvrir les yeux et les consciences… »), etc., oui, pourquoi ceux-là spécialement ?

Et pourquoi A galopar d’Alberti, dont la musique et l’interprétation de Paco ont fait l’hymne de résistance par excellence au franquisme d’abord, puis à l’oppression et à l’injustice en général, ce que jamais le texte seul, couché sur le papier, privé d’envol musical et vocal, n’aurait pu réussir… Comment disait Ferré, déjà ? « Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie ; elle ne prend son sexe qu'avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche. »

MAESTRO PACO IBAÑEZ

À propos de cette chanson, petite parenthèse pour introduire une vidéo de Paco en compagnie de Rafael Alberti… aux faux airs de Léo Ferré. C’était à Madrid en mai 1991, le poète avait alors 91 ans (il est mort huit ans plus tard). À la fin, après la lecture de son poème a cappella et l’avoir chanté en chœur avec le public et avec son compositeur-interprète, il intervient ainsi : « Ces applaudissements merveilleux pour Paco et pour moi, mais surtout pour cette chanson, me rendent extrêmement fier ; c’est merveilleux que nous soyons en train d’applaudir des paroles comme celles-ci… alors merci beaucoup à tous et à Paco. » Sans commentaires… mais quelle émotion !

Pourquoi ces choix-là et pas d’autres, dans un océan d’œuvres splendides ? La réponse est évidente pour qui connaît bien l’homme en noir, comme devient évident le poème qu’il a déniché, un parmi d’autres, dans tout un recueil et dont il a extrait une strophe pour en faire un refrain : parce que Paco est lui-même un poète, un assez grand poète pour sentir aussitôt quel texte est appelé à devenir une chanson par la grâce de son talent de compositeur et de chanteur. En l’occurrence je préfère dire de metteur en notes et en bouche, car on le sait, on le sent, le ressent, Paco se délecte à mettre des poèmes en musique comme on se régale ensuite à les entendre.

Voilà pour la forme, pour la guitare, si vous voulez. Pour le fond – la fronde – le choix est tout aussi lumineux : Paco ne saurait chanter une poésie désincarnée, qui n’aurait que l’esthétique en ligne de mire. À l’opposé des Parnassiens, neutres, insipides et impersonnels (« Je maudis la poésie conçue comme un luxe culturel par les apôtres de la neutralité, par ceux qui ne prennent pas parti… »), il ne portera son choix, à l’instar d’un Gabriel Celaya, que sur une poésie considérée comme « une arme chargée de futur ». Amateur, armateur de fulgurances et de lendemains qui chantent, pourvoyeur d’utopies qu’il nous reste à réaliser, il est aussi et forcément un rebelle – à l’ordre établi, à la mondialisation libérale, à l’uniformisation et à tout ce qui cherche à détruire la diversité culturelle, le pluralisme et l’intelligence du cœur. En concert, il ne s’en cache pas, s’exposant sans crainte aux retours de bâton, d’ordre médiatique, politique et donc économique (ce dont il n’a cure, étant du reste depuis longtemps son propre producteur pour la scène et le disque – voir son site).

MAESTRO PACO IBAÑEZ

Une chanson qu’il ne manque jamais d’interpréter illustre parfaitement cette attitude, sa nature profonde, tout en réalisant la jonction entre sa quête de la forme la plus lumineuse et du fond le plus éloquent : Ya no hay locos (Il n’y a plus de fous… ni en Espagne ni peut-être ailleurs dans ce monde « gagné » au libéralisme financier le plus sauvage : entre la jungle et le zoo, comme disait Ferrat, la jungle l’a emporté). Un poème de León Felipe à l’origine qui fait référence à certain homme de la Mancha, bel et bien mort aujourd’hui (ou systématiquement étouffé, comme le juge Baltasar Garzón, dessaisi par la « justice » espagnole quand il se mêle de poursuivre les crimes de guerre franquistes, auquel Paco Ibañez dédie d’ailleurs la chanson dans cette vidéo) : « Se murió aquel Manchego / Aquel estrafalario fantasma del desierto » (Il est mort, cet homme de la Mancha, cet extravagant fantôme du désert) ; « Todo el mundo está cuerdo / Terrible, horriblemente cuerdo… » (Tout le monde est prudent, terriblement, horriblement prudent). Don Quichotte, bien sûr, dont on aurait bien besoin de nos jours pour défendre les victimes des guerres, les migrants parqués et rejetés comme des parias… Et pourfendre les moulins à vent responsables de toute cette misère.

De tout cela et de bien d’autres choses encore, j’ai reparlé avec lui il y a quelques jours, jusqu’au cœur de la nuit, dans une petite ville d’altitude (1212 m) nichée dans les Pyrénées espagnoles. Puigcerdà, moins de dix mille habitants, frontalière avec Bourg-Madame : deux pays, mais une seule et même région, la Cerdagne, pour la première édition du Festival Transfonterer. Émouvant : c’est l’endroit par où ma mère adolescente, sa sœur et leur mère, échappèrent en février 1939 aux troupes de Franco… Amusant : programmé en plein air à 22 heures dans le grand parc municipal, il a fallu se replier à cause des fortes pluies de la nuit précédente dans l’église Sant Domènec du centre-ville. Mais l’homme en noir, l’anarchiste au grand cœur, qui a déjà chanté à la cathédrale de Jerez, en a vu d’autres ! Quant à l’éventuel résident de ces lieux, s’Il a entendu de Son très haut l’appel à l’amour, à la fraternité, à la justice des chansons qui ont résonné dans la nef, si la beauté de ce répertoire Lui a titillé Ses saintes esgourdes, Il n’a pu que Se joindre aux applaudissements nourris, deux heures et demie durant (bref entracte inclus)…

MAESTRO PACO IBAÑEZ

C’était donc ma énième fois et… le miracle est toujours le même. Bon d’accord, le lieu s’y prêtait. Mais je parie que le parvis de la grande place, en l’attente de l’ouverture du portail, n’avait jamais été aussi bondé que ce soir-là. Bourrée à craquer, l’église ! À tel point qu’il a fallu ajouter six rangées de chaises d’un bout à l’autre… Au premier rang, un grand admirateur de Paco, Pasqual Maragall, ancien maire (PS) de Barcelone et président de la Generalitat (le gouvernement autonome). Il faut dire que la poésie est inscrite dans ses gênes : son grand-père, Joan Maragall, est l’un des plus grands poètes catalans… dont on peut trouver l’œuvre traduite en France par un certain Albert Camus ! Joli, non ?

Je commence à être long, j’en suis conscient. Mais après tout, rien n’est obligatoire ici, tout est facultatif. Depuis bientôt six ans, c’est seulement si ça vous chante… Néanmoins, je vous renvoie à mon compte rendu du Châtelet 2013 pour plus de détails sur son déroulé, même si le concert a quelque peu évolué en deux ans et qu’à Puigcerdà Paco était seul à la guitare – juste le renfort d’un guitariste andalou exceptionnel, Mario Mas, sur quelques titres, dont Tus ojos me recuerdan (Tes yeux me rappellent…) de Machado, et la présence de sa fille Alicia Ibañez pour trois chansons en duo.

Je soulignerai seulement ce à quoi nous avons spécialement eu droit, Paco ayant été averti de notre venue : à un éloge public et circonstancié de la chanson française ; Paris, selon lui, étant historiquement « la capitale mondiale de la chanson d’auteur », puis à un plaidoyer pour celle-ci face au risque actuel de voir la France perdre son rang… « Et puisque nous avons la chance – sic – d’avoir parmi nous ce soir Fred Hidalgo, qui est la personne qui connaît le mieux la chanson française – re-sic ! –, je vais vous chanter des chansons du plus grand troubadour mondial de tous les temps. » Je passe sur la gêne ressentie, et ce n’est pas de la fausse modestie, d’être ainsi associé publiquement à l’auteur de La Mauvaise Réputation, mais bon, c’était pour la bonne cause, Paco enchaînant non pas avec ses adaptations de Brassens en castillan, mais en français dans le texte, en Catalogne espagnole… Ce n’est pas tout, peu après, il nous offrait Que serais-je sans toi ? d’Aragon et Ferrat ! Une première pour lui, préparée tout exprès. Un bonheur pour nous. Magnifique.

C’est par ce concert qu’a pris fin cette première édition du festival Transfronterer. Dans le programme, ses organisateurs notaient qu’il s’achevait « avec une légende de la scène, de la musique et de la poésie », précisaient que Paco « n’a jamais varié dans sa recherche de la beauté, de la pensée critique et de la défense des libertés de l’homme à travers la poésie » et concluaient par leur certitude que « ce concert deviendrait mythique en Cerdagne ». Pari gagné, à en juger par les applaudissements interminables…

MAESTRO PACO IBAÑEZ

La soirée (la nuit !) s’est poursuivie pour nous en privé, juste avec l’équipe et les organisateurs. On s’est séparés avec quelques informations de première main dans la besace. Et une photo pour la route… Entre-temps, bien sûr, on a parlé de la France, de sa chanson et de sa place s’amoindrissant dans les médias et donc dans la population, de sa langue aussi perdant de son influence : « Ce pays a donné au monde la liberté, l’égalité et la fraternité, m’a dit Paco, mais il a oublié d’y ajouter la diversité. En Espagne on a su conserver quatre langues vivantes. » Et de faire référence à son propre vécu : « Ce soir j’ai chanté en basque, en catalan, en castillan, en galicien et en français… Je peux chanter aussi en italien, en hébreu et même en provençal. Le cœur se réjouit d’autant plus que tu possèdes d’âmes, tu comprends ? Moi, je me réjouis d’être basquo-catalano-français, né à Valencia. Mais je suis aussi asturien, andalou et même gitan si ça se trouve car j’aime le chant flamenco. En fait, on est tout ce que l’on aime. Mais en France, aujourd’hui, on dirait qu’il n’y a plus que l’anglais qui compte, et qu’on brade sa propre chanson, qu’on renie son histoire… C’est triste. »

Dans la besace, disais-je, j’ai emporté une info formidable dont l’application, inimaginable aujourd’hui en France, est prévue sous peu en Catalogne. C’est Julia, l’épouse de Paco qui nous l’a confiée. « Palabras de Julia » : dès cette rentrée, le répertoire de Paco Ibañez fera partie du programme scolaire officiel du secondaire, de la sixième au bac, partout en Catalogne ! On croisera les textes et les musiques dans les cours de langues, de littérature, d’histoire et de musique… Une grande première dans l’enseignement, en Catalogne c’est sûr, mais peut-être aussi dans le monde ! Et l’Uruguay est déjà sur les rangs pour faire de même… L’Uruguay, justement, c’est la prochaine destination de Paco outre-Atlantique : deux concerts sont prévus à Montevideo les 27 et 28 septembre.

MAESTRO PACO IBAÑEZ

Quelle chance nous avons de compter sur pareil troubadour ! De pouvoir jouir de sa présence si chaleureuse sur scène ; sans parler du privilège de discuter en tête à tête (j’allais écrire – non, je plaisante ! – en one to one, comme disent à présent ces gens de médias pour lesquels le franglais lui-même est déjà archaïque, leur pratique qui aurait horrifié Étiemble et fait aujourd’hui jaillir Paco de ses gonds étant de substituer aux mots français le plus possible d’équivalents anglais…). Voulez-vous que je vous dise ? Quand j’ai le bonheur de discuter avec Paco, dont l’érudition chansonnière est infinie et sur la passion duquel le temps n’a pas de prise, il me semble retrouver en lui les mânes de Couté, de Bruant, de Clément, de Brassens, de Ferré, de Moustaki, mais aussi de Yupanqui, tous attablés autour de Lorca, Neruda et les autres. Unique. Magique. C’est l’art poétique, l’art de la chanson réunis en un seul homme (l’art et le pouvoir, le miracle de la chanson : regardez donc ces vidéos où le public fusionne spontanément avec l’artiste, armé d’une simple guitare…), toujours de noir vêtu.

Bref, cet homme est quelqu’un sur qui on écrira un jour des chansons. À qui une première chanson a déjà été dédiée… par Marc Robine qui l’admirait profondément et nous a quittés trop tôt, un certain 26 août (d’il y a douze ans), nous laissant en plein désarroi. Pour lui, l’homme en noir ferait spécialement le déplacement depuis Barcelone jusqu’à la Maroquinerie de Paris où, avec François Dacla (EPM), nous allions organiser un hommage en chansons.

Il est rentré chez lui, un beau jour, m’a-t-on dit,
Quand la mort eut, enfin, clos les yeux des bourreaux.
La mémoire apaisée, il est rentré chez lui,
Comme après la tempête reviennent les bateaux.

L’homme en noir est en paix : il est rentré chez lui.
Mais je le vois encore, au milieu du chemin,
Faisant face à la vie, à la mort, à l’oubli :
La guitare d’une main et, dans l’autre, une fronde…

Paco Ibañez est vivant, il va bien et il vit maintenant à Barcelone – « ma petite France », dit-il. « Coureur de fond sur les terrains de la sensibilité et de l’engagement, il nous encourage avec son incorruptible rébellion à préserver la conscience éveillée, toujours résistante. Sa conduite a été et continue d’être un combat véhément et radical dans la revendication de la beauté, de la vérité et de la liberté. » C’est ainsi qu’on parle de lui, aujourd’hui en Espagne et voilà à quoi il sert, l’homme en noir : à nous encourager, à nous donner confiance en l’Homme, envers et malgré tout, en son pouvoir de transcendance ; comme dans cette chanson si juste, si belle, si émouvante – un chef-d’œuvre ! – sur un poème du regretté José Agustín Goytisolo, No sirves para nada (Tu ne sers à rien)…

Oui, cet homme on ne peut plus simple et abordable, que les plus grands, les vrais grands, ont admiré, est déjà un mythe, une légende vivante de la chanson ; il faut en être conscient et surtout savoir le lui montrer : oh ! pas avec des médailles et des colifichets (il a refusé naguère les insignes de chevalier des Arts et des Lettres, considérant qu’« un artiste, libre par définition, doit rester indépendant de tous les pouvoirs »), par rien d’autre que de petits signes d’amitié, de complicité, de fraternité, de tendresse. Alors, si vous le croisez un jour, il y a toutes les chances qu’il vous prenne par le cou dans un geste aussi affectueux que bourru, et si vous n’êtes pas blindé à double tour de l’intérieur, soyez-en sûr(e), vous ressentirez en vous, ne serait-ce que l’espace d’un instant, ce que l’homme a su produire de plus beau dans ses moments de grâce et de fièvre.

L’an dernier, pour célébrer ses quatre-vingts ans et le cinquantième anniversaire de son premier album, Paco Ibañez a chanté dans les grandes villes qui ont compté dans ses Vivencias, éblouissant parcours semé de rencontres et d’amitiés merveilleuses : à Paris, Barcelone, Séville et Saint-Sébastien. « Ce sont quatre villes qui sont pour moi comme mon carré d’âmes. Quatre âmes chargées de futur », sourit-il… Pour avoir rendu définitivement le monde meilleur et la poésie accessible à des milliers et des milliers de gens, pour la chanson devenue miracle en ta bouche et entre tes mains, bravo et merci à jamais, maestro !

Et toi, ami lecteur, et toi belle passante, si tu partages un tant soit peu la teneur de ces lignes, n’oublie pas quand apparaît, inévitablement, ce goût amer qui se nomme tristesse, chaque fois que l’amour s’enfuit, que le désenchantement te guette, n’oublie pas d’écouter la voix du poète, cette voix de grand frère qui te dit, qui nous dit de chanter… et de chanter et de chanter et de chanter encore.

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