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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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17 janvier 2011 1 17 /01 /janvier /2011 10:22

La rime idéale

 

Comme un fait exprès est sorti, en même temps que celui de Vasca (enfance à Charleville-Mézières, eh eh !), le nouvel album de Jacques Bertin, autre (grand) poète au long cours de la chanson (il a posé son sac au bord de la Loire). Un « chantauteur » lui aussi, dont aucune anthologie de la chanson française, à l’avenir, a fortiori aucune encyclopédie, ne saura faire l’économie sans paraître dérisoire. Quarante-trois ans après son premier 33 tours sort Comme un pays, vingt-troisième opus de ce maître à chanter : « Je suis du chant comme d’un pays », proclame-t-il dans le titre éponyme…

  CD

 

Accessible à tous mais vouée à la marge des médias et du commerce par faute de goût, manque d’ouverture voire mépris de ce qui sort du rang, l’expression poétique de Jacques Bertin, toujours portée par un chant superbe, se décline de manière extrêmement personnelle. Peu de couplets-refrain, mais une construction originale, entrecoupée parfois de dialogues, qui ne craint de marier ni le tout-venant du vocabulaire au style le plus précieux, ni l’humour le plus quotidien aux situations ou descriptions les plus émouvantes ou graves. Le tout, avec des césures inhabituelles pour marque de fabrique, constituant comme une chanson ininterrompue, en quête de la « rime idéale » : « Ce très long vers allant vers la rime idéale / Ce long soupir d’amour exhalé vers demain / Ce bel accord mineur dans l’harmonie finale / C’est nous, cette bande saluant de la main… »

 

Jacques Bertin – Ah, vieil ami…

 

« Ce très long vers… » : la chanson peut tout. Elle peut tout dire, tout évoquer, tout raconter, tout oser. Et de toutes façons, pourvu seulement qu’elle propose des paroles sur une musique, un texte sur un air. Quels que soient son style d’écriture, son genre musical, sa durée ou son « architecture ». Rien de pire que le formatage. Si l’on n’a pas compris cela, on n’a rien compris à la chanson. Ou, du moins, on se condamne à se priver de l’essentiel de ses trésors… La Grande Farce de Leny Escudero, Malaxe de Bashung, Ne chantez pas la Mort de Caussimon, Rimes féminines de Juliette, Paris-Mai de Nougaro, Paix de Catherine Ribeiro, Crime passionnel de Guidoni, L’Assassin assassiné de Julien Clerc, Je ne hurlerai pas avec les loups de Servat, Alertez les bébés d’Higelin, Les Yankees ou Nataq de Richard Desjardins, La Mort d’Orion ou Camion bâché (« D’une époque à vomir / L’histoire dira / Ce qu’il faut retenir… ») de Manset… Tant et tant d’autres, comme Épilogue de Ferrat (et Aragon). Ou encore, sans chercher bien loin, la quasi-totalité du répertoire d’Hubert-Félix Thiéfaine, aux si longues envolées d’albatros. Adieu aussi à La Mémoire et la Mer de Léo. Adieu de même à Menace de Bertin – sommet méconnu de la chanson non formatée (11’30 !), d’une actualité plus brûlante que jamais trente-trois ans révolus après sa création (album Domaine de joie, 1977).

 

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Bref. Quand nous décidâmes, ma chère et tendre et moi, de prendre nos responsabilités en lançant Paroles et Musique (avec tous les risques que cela impliquait, alors que notre passé professionnel – avec notamment la création d’un quotidien national – nous ouvrait un boulevard dans la carrière), pour nous mettre en accord avec notre passion commune et nos rêves d’enfants, c’est justement Menace que nous voulûmes mettre en avant, pour augurer de lendemains qui chantent. Une Menace paradoxalement porteuse d’avenir, dont j’utilisai les derniers vers en exergue de l’édito du n° 1 du « mensuel de la chanson vivante ». Ces mots-là furent donc (et resteront à jamais, avec leur charge émotionnelle et surtout le « programme », le pari, le défi qu’ils annonçaient, comme une profession de foi) les tout premiers publiés dans notre magazine :

Il nous faut des porteurs de parole, avec des chenilles d’acier dans la tête
La vérité, la vérité comme si la vie en dépendait !
Je vous dis qu’il est temps, ce monde est dans ce carnet qu’on referme
D’un geste las et qu’on écrase comme un cœur. […]
Que se lèvent ici ceux qui ont de l’esprit pionnier dans la tête
Il va falloir dès ce soir tout recommencer

   

Jacques Bertin – Menace

 

« Cette bande saluant de la main… » ? Jacques Bertin, Jean-Max Brua, Gilles Elbaz, Jean-Luc Juvin… et Jean Vasca. Dont un album collectif est également paru cet automne, La Bande des cinq, sous-titré : « Notre vie fut une jeunesse ! » Un florilège de quinze chansons : trois de Vasca, quatre de Juvin, trois de Brua (dont l’inoubliable Homme de Brive), trois d’Elbaz disparu en 2009 lors de « l’été meurtrier », et deux de Bertin (la reprise d’Amis soyez toujours et une écrite spécialement qui commente avec force émotion et lucidité, en quelque huit minutes, toute l’histoire). L’histoire ? « Un même amour de la poésie, rappelle ce dernier dans le livret, de la parole non formatée. La tentative de continuer à inventer “la chanson poétique”, cet art nouveau, à la suite des grands anciens. Sans tricher, sans appliquer des règles, sans imiter, sans barguigner. Réunis aussi parce que nous croyions à l’action collective, aux vertus de l’association, du syndicat… Nous, si différents et si semblables, réunis à force de palabres, de coups de mains, d’éclats de rires. »

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Une même famille d’esprit, donc, disons celle de « la fine fleur de la chanson française » chère au poète Luc Bérimont qui, producteur à l’ORTF d’émissions de radio et de télévision, animait sous ce titre un concours de prospection de talents en herbe. L’alter ego masculin de l’importantissime Denise Glaser, si vous voulez, mais sur scène et en public. Ces cinq-là furent les seuls, entre Brel, Brassens et Ferré (table ronde de janvier 69) et Cabrel, Goldman, Simon et Souchon (tables rondes de 1992, 1995 et 2002), à plancher sur le métier de la chanson, par deux reprises en 1976 et 1977, sans hélas que s’ensuive la moindre publication.

Je m’en serais bien chargé, dans P&M ou dans Chorus, mais le verdict des intéressés était sans appel : la retranscription de ces journées (« 85 feuillets serrés ») était « impubliable », aux dires mêmes de Bertin. « Mais quel respect mutuel, souligne celui-ci. Et quel irrespect, aussi ! […] Ce n’était absolument pas “Nous contre tous les autres”, ni “Tous nuls, sauf nous”, et ni : “On va tout expliquer au monde”. Non, nous n’étions pas si prétentieux ! Alors même que pourtant nous nous adressions de façon habituelle à des centaines, à des milliers de personnes ! Mais : pas une “école”. Ni manifeste ni exclusions ! » 

 

 

Quelques années plus tard, « l’évolution du “métier” et du milieu culturel sonna la fin des amusements. En 81, la gauche l’emporta. On ne sait où elle l’emporta, car nous ne vîmes rien. Quelques furtives aides à quatre “Centres régionaux pour la chanson” – ça foira très tôt. Puis plus rien. Silence. » La fin du vinyle : « Voilà la chanson remplacée par “la musique”. Mais nous marchions toujours ! Une certaine idée de la chanson… » Que je partage depuis toujours (tout en divergeant totalement du constat artistique que fait Bertin des années 90 et 2000 !), comme je fais mienne son analyse aux plans médiatico-politico-commerciaux : n’ai-je pas fait partie avec lui en 1982-1983 (étant même le seul représentant des médias français, avec Patrice Blanc-Francard, alors directeur de la programmation musicale de France Inter) de la « Commission consultative nationale pour la chanson et les variétés », aux côtés de Max Amphoux, Jean-Michel Boris, Jean-Pierre Bourtayre, Daniel Colling, Philippe Constantin, Jean Dufour, Michel Jonasz, Marc Ogeret, François Rauber et Roger Siffer (excusez du peu…) ?

Présidée par Charles Trenet et créée par le regretté Maurice Fleuret, directeur de la Musique et de la Danse au ministère de la Culture, son rôle consistait à « contribuer par ses propositions à la définition d’une politique nationale pour la chanson et les variétés ». Un an de travail important – bénévole, cela va de soi, et sans le moindre défraiement, n’est-ce pas chers Roger Siffer qui venait spécialement de Strasbourg ou Jean Dufour de Bordeaux ?! – et un rapport extrêmement pointu… bientôt enterré corps et biens par la nomination, signée Jack Lang, d’un certain Pascal Sevran comme « Monsieur Chanson ». On sait ce qu’il advint alors (reniement des promesses de campagne, avec notamment la fermeture ultrapide des Centres régionaux de la chanson et, plus grave encore, le plébiscite de la « variété » et des faiseurs contre la « chanson » et ses créateurs). Mais ceci est une autre histoire.

 

BertinVasca

 

Alors que celle de « La Bande des cinq », elle (revenons à nos moutons noirs !), est l’histoire, dixit Bertin, « de notre jeunesse. Nous nous aimions. Brua mourut (avril 1999). Puis Juvin (décembre 2007). Puis Elbaz (été 2009). » Entre-temps, « Bertin devint journaliste à Politis (se souvenant de ses études de journalisme à Lille, NDLA). Treize ans. Puis redevint chanteur à plein temps… Vasca fonda un festival à Barjac. Et 24 disques à ce jour. Autoproduction, oui, tous les cinq. On demande pas la permission. »

Pour sa part, Bertin en est donc à son opus n° 23. Comme pour Vasca, ça n’est pas un simple album de plus, c’est le prolongement naturel d’une œuvre unique en son genre – qu’on aime ou qu’on n’aime pas, chacun sa tasse de thé, mais qu’on ne peut en aucun cas ignorer sans faire preuve de crime de lèse-chanson. Écoutez donc Je voudrais une fête étrange et très calme, Paroisse, Carnet, Les Biefs, Des mains, Permanence du fleuve, Les grands poètes sont comme des fleuves silencieux, Mère, chantez-moi… Tant et tant d’autres comme Le Voyage, extrait de l’album Les Visites au bout du monde (1980). Si l’issue de la traversée est incertaine lors des manœuvres d’appareillage : « J’ai retrouvé dans la coque la vieille fêlure… », le poète confie son optimisme à l’instant d’accoster : « Nos victoires sont devant nous qui nous tendent la main ! »

   

Jacques Bertin – Le Voyage

  

Mais encore, ce nouvel album ? Comme un pays ? Qu’ajouter ici qui ne serait superflu ? Simplement (alors que « le dernier acte est annoncé / Toutes les feuilles sont tombées / Voici l’hiver et le grand bateau va passer… ») qu’au chant sensible de l’auteur-compositeur répond le talent du pianiste-claviériste Laurent Desmurs aux arrangements (basse, percussions, batterie, trompette, saxophone, accordéon) ; et cette conclusion magnifique empruntée au dossier Bertin de Chorus (vingt ans pile après celui de Paroles et Musique n° 17 de février 82, entre Renaud en janvier et Ribeiro en mars), écrit un an à peine avant sa disparition par le regretté Marc Robine :

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   Au Forum des Halles, mai 1980 (ph. Fred Hidalgo)

« Il y a de “l’albatros” – celui de Baudelaire, bien sûr – dans la dégaine et la démarche de Jacques Bertin. Un peu dans sa silhouette de grand oiseau maigre ; beaucoup dans cette incroyable rigueur faite d’orgueil, d’intransigeance et de dignité, qui le tient à l’écart des hochets de la gloire et des frivolités de ce monde, à des hauteurs où l’air ferait sans doute “éclater vos poumons” (Richepin), mais où le poète “brave la tempête et se rit de l’archer”. Non par morgue, crânerie ou coquetterie : simplement parce que “ses ailes de géant l’empêchent – vraiment – de marcher” sur les sentiers tant fréquentés de la compromission et du succès médiatique que l’on force comme une fille facile. On ne choisit jamais une telle voie par plaisir, l’exigence poussée à ce point étant, le plus souvent, le plus court chemin vers l’incompréhension et la solitude. Il y faut donc beaucoup de lucidité, un évident courage et une haute conscience de son art. À ce sujet, Bertin aime d’ailleurs citer Félix Leclerc qui fut toujours, pour lui, une sorte de modèle et de conscience : “Je ne suis pas un chanteur, je suis un homme qui chante.” La nuance peut sembler infime... mais tout est là !

   

 

    

« À ses débuts, alors qu’il aurait pu n’être, au fond, qu’un jeune chanteur plein de promesses parmi d’autres, des critiques bien intentionnés pensèrent sans doute lui rendre service en le comparant à Brel, Brassens, Trenet ou Ferré. Des influences que l’on pouvait, certes, pister çà et là dans ses premiers disques, mais qui s’estompèrent très vite, au profit d’une écriture ample comme un grand souffle et absolument différente de tout ce qui peut exister par ailleurs en matière de chanson. Une écriture qui, s’il fallait absolument la rattacher à une famille d’esprit, chercherait plutôt ses racines du côté de l’École de Rochefort pour laquelle, il est vrai, Bertin n’a jamais caché son estime (ni sa tendresse admirative pour certains de ses piliers, comme René-Guy Cadou ou Luc Bérimont). Ainsi donc est-il plus facile d’associer Bertin à une école de poésie qu’à l’héritage d’un certain âge d’or de la chanson. Là est une grande partie du “problème”. Pas seulement celui de Bertin, mais du principe même de la poésie chantée.

« Au-delà de son pur travail d’auteur, pourtant, Bertin est un interprète d’un lyrisme exceptionnel, doté d’une voix chaude et fraternelle, portant le chant comme une respiration vitale... Nul n’est prophète en son pays, dit-on. De fait, Jacques Bertin, sans l’ombre d’un doute l’un des auteurs-compositeurs-interprètes francophones essentiels de ces dernières décennies, reste incroyablement méconnu en France. Aussi, plutôt que d’entrer dans le jeu d’une vaine polémique, laissons le dernier mot au journaliste québécois François Desmeules qui écrivait (dans la revue Voir) : “Beaucoup de chanteurs célèbres devraient mourir de honte en entendant Bertin !” »

    

 

• COMME UN PAYS. La Loire – Pour la fin des errances – Ah, vieil ami… – Des chansons d’homme – La Mâle Mort – Mes amies – Vision à la guinguette – Les Livres – Le Passé – Curés rouges – Un homme – Comme un pays. (47’02 ; Disques Velen,  ou distr. EPM/Socadisc ; site de l’artiste).

• LA BANDE DES CINQ (Vasca, Elbaz, Brua, Juvin, Bertin) : Notre vie fut une jeunesse ! Jean Vasca : Du sable, des cendres du sel – Seul sous la lune – Ces heures d’or ; Jean-Luc Juvin : Dernier point – Long voyage – Mort de froid – Destinées ; Jean-Max Brua : L’Homme de Brive – Les Crabes tambours – L’Aube sur le Jardin des Plantes ; Gilles Elbaz : Bal masqué – Les Oiseaux de mon enfance – Les mots sont de la musique ; Jacques Bertin : Adieu, amis de ma jeunesse ! – Amis, soyez toujours… (48’46 ; Disques Velen, 1 bis Impasse de Charnacé, 49000 Angers ; velen.disques@gmail.com).

 

PS. Quelques précisions concernant les vidéos de ce sujet : la première, du 28 mars 1967, est un véritable document puisqu’on y voit Bertin chanter – en couleur ! – la première chanson de son tout premier album, Corentin. Dans la deuxième (extraite de La Fine Fleur de la chanson française, où il s’entretient avec Luc Bérimont avant de monter en scène, le 4 août 1967), il chante On a découvert l’Amérique (du même premier album qui venait de recevoir le Prix de l’Académie Charles-Cros), où l’influence de Brel et Leclerc est évidente… mais, comme le montrera la suite, la marge de « progression » du jeune artiste était alors énorme. La troisième propose un extrait du DVD Jacques Bertin, le Chant d'un homme (de Philippe Lignières et Hélène Morsly), où l’artiste s’exprime sans langue de bois sur la question du piratage. Au passage, entre autres témoignages dans ce chapitre intitulé La Chanson du maquis, on trouvera celui de notre ami et collaborateur Jacques Vassal qui fut l’un des tout premiers à écrire sur Bertin.

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NB. Si le numéro Bertin de Paroles et Musique est définitivement épuisé, il nous reste quelques exemplaires collectors du numéro de Chorus (n° 42, hiver 2002-2003) comportant un dossier de 24 pages abondamment illustrées en noir et blanc et en couleur (biographie, œuvre, interview, discographie…). Si intéressé(e), nous adresser un courriel en cliquant sur sicavouschante.info@orange.fr. 

 

 

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9 janvier 2011 7 09 /01 /janvier /2011 13:08

Amis soyez toujours...

 

J’ai déjà cité (et donné à entendre ici, dans « Le Joli Fil ») cette chanson, si brève et pourtant si intense : « Amis soyez toujours l’ombre d’un bateau ivre / Ce vieux rêve têtu qui nous tenait debout… » : son auteur, Jean Vasca, vient de sortir un nouveau chapitre de son œuvre, opus n° 24 (le premier, un 33 tours 25 cm, remonte à 1964), et comme toujours avec lui, L’Incertitude, l’Insoumission... et les Étoiles s’inscrit au firmament de la poésie chantée. « Pas tenu de suivre la pente / Du sens du vent au sens du poil / Mais toujours poursuivre l’étoile / Loin en soi chercher ce qui chante… »

  

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Vous n’avez rien entendu encore de cet album ? Vous n’avez jamais vu Vasca à la télévision ? Pire, vous ignorez tout de cet artiste ? Et si je vous disais qu’il était néanmoins le sujet d’une grande admiration de la part d’un trio de « géants » guère suspects de complaisance (chacun des trois me l’a personnellement confirmé), l’ami de Jean Ferrat, de Léo Ferré et de Claude Nougaro... « Des cicatrices, de l’ongle qui casse, reconnaissait-il dès 1979, mais toujours là, à verboyer. Écrire des chansons et les chanter, quelle histoire ! Les mots, les notes : des urgences, des résurgences. Et le couteau de la solitude planté dans le dos ! Et le rêve et la révolte comme du haut-voltage dans la tête ! Et cette vie grouillante, multispire, délirante, dont “de mouette en mouette monte en nous la marée” ! Il est midi, quelquefois, soleil haut sur les noces des Paroles et des Musiques. Chanter, alors, c’est se mettre dans le zénith et faire monter la température. C’est vouloir partager l’essentiel et oser une éclaircie dans l’épaisseur poisseuse. Une chanson, c’est quoi au juste ? Un appel au secours ? Un appel d’air ? Une pelletée d’amour ? Un poing serré ? Une main ouverte ? Qui sait ? »

   

 

Oui, qui sait ? Vasca, en tout cas, est pour moi l’archétype du chantauteur, un poète (« qui voit plus loin que l’horizon ») dont l’œuvre s’incarne dans le chant. Plus tard, c’est certain, on redécouvrira la richesse inouïe de son écriture, l’extraordinaire constance thématique, à plat sur le papier ; mais, à l’instar d’un Ferré pour qui la poésie devait s’arracher des livres et courir les rues, Vasca n’aura jamais écrit qu’avec le chant pour horizon – tel un capitaine courageux (d’ailleurs qualifié par Jean Ferrat de « Vasca de Gama caravelle / À l’assaut des soleils levants ! »). Chantauteur aussi, plutôt qu’auteur-compositeur au sens habituel du terme, parce que ses compositions, parfois mélodiques et c’est alors superbe, sont plus souvent de l’ordre de l’illustration musicale. Un reste d’influence, sûrement, de sa fréquentation, dans les années 60, de Pierre Schaeffer, pionnier de la « musique concrète » et directeur du groupe de recherches de la RTF.

 

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En attendant le vingt-cinquième chapitre des illuminations vascaïennes (pour ses cinquante ans de chanson en 2014 ?... alors qu’il a passé le cap septantième le 25 septembre dernier), comment n’être pas bouleversé par celui-ci, qui nous parle au cœur et à l’âme comme bien peu savent ou auront su le faire ? « Sur les flots du désarroi / Même à contre vent / […] Nous hissons des voiles / Dans un ciel bas sans étoiles / Rêve au fond des cales / D’un vieux navire amiral… » Tout y est, la vie, la mort, l’amour, le temps qui passe, la révolte, le doute et l’envol : « Des rêves, des cris, des colères… » Vingt-quatre chapitres ? Deux cent cinquante chansons ? Plus qu’une œuvre, c’est le grand œuvre de la chanson poétique française. Avec toujours, et ici encore, cet espoir chevillé au corps des lendemains qui chantent, cette quête vitale de l’utopie (« Tournez toupies de l’utopie / Dans la ronde des insomnies / Mais nos rêves sont des rivières / Qui toutes s’en vont à la mer ») et de la fraternité (« Le temps comme un sortilège / Me désenchante et m’abrège / […] Pourtant quelque part un frère / D’écarlate et d’outremer… »), cette volonté d’avancer debout, jusqu’au terme de la traversée : « Des mots jetés sur la guitare / Comme aller au bout de son chant / En traversant tous les miroirs / Jusqu’au dernier soleil couchant… »

 

 

Et puis… mourir ? Bien sûr, mourir : « la belle affaire ! » chantait Brel. Mais « mourir dans un éclair / Sur un dernier solo solaire / Et pleine page un dernier vers ! » (Cent façons de mourir sans façon). Sachant tout… ce qu’on ne sait pas de Vasca, j’aimerais tout citer de cet album (Robert Suhas aux manettes musicales : claviers, guitares, violon, alto et accordéon), toutes ses fulgurances (« Pas partie du tutti quanti / […] À l’amicale des insoumis / J’en suis ! »), la belle récurrence thématique d’un chapitre l’autre (« Je chante donc je suis / Et quand je suis j’écris / Et quand j’écris je vis »…), ses nostalgies (« Dans les rues de ma vie / Sans fin passent les ombres / Des amours des amis / Qui hantent les décombres… ») ou ses lambeaux d’avenir, tel « l’instant fatal / Où vont se rompre les amarres / Qui viendra mettre, péremptoire / À ma chanson le point final »

 

 

J’aimerais oui, tant je partage l’avis d’Henri Gougaud, maître ès-parole(s) : « Jean Vasca transmue les mots de plomb en or alchimique. Jean Vasca est un auteur de chansons sur qui l’on écrira, un jour, des chansons. Jean Vasca est l’un des grands poètes de notre temps » ; mais je préfère vous laisser faire le reste du chemin, dans l’axe du soleil… Si ça vous chante, bien sûr : « Pas tenu d’aimer tout le monde / Ni de plaire à tout un chacun », assure Vasca lui-même dans cet album (Pas tenu), non sans ajouter aussitôt cette clause d’humanisme solidaire : « Mais toujours signer des deux mains / Aux bas des révoltes qui grondent… »

 Et quand il sera mort, le poète ? Peut-être qu’on lui décernera tous les honneurs, toutes les distinctions, du ministère de la Culture à l’Académie française, émissions, doctes discussions et colloques à la clé. Ça lui fera une belle jambe et de beaux pieds à ses vers, au « Rimbaud de la chanson française » (dixit Nougaro à votre serviteur) ! Mais, entre nous, si sa postérité littéraire me semble évidente, ce qui m’inquiète le plus, ça n’est pas la gloire posthume de Vasca (on le sait bien, c’est quand ils sont vivants qu’il faut dire aux gens qu’on aime qu’on les aime), c’est plutôt de savoir, quand il ne sera plus là, « Qui, demain, transcrira d’une encre indélébile / Sur la page à venir le poème du monde / Et quel souffle nouveau attisera nos rêves / Pour que s’élève encore un chant vers les étoiles ? »

 

• L’INCERTITUDE, L’INSOUMISSION… ET LES ÉTOILES. Des mots jetés sur la guitare – L’Incertitude – Les Toupies de l’utopie – Cent façons de mourir sans façon – L’Écume du temps – J’en suis ! – L’Incertitude, l’Insoumission… et les Étoiles – Les Îles noires de la nuit – Un simple cauchemar ? – J’attends… – Les Fins dernières – Dans les rues de ma vie – Pas tenu… – Vers les étoiles. (42’04 ; prod. Jean Vasca, à commander directement à l’artiste, jean.vasca@wanadoo.fr, ou distr. EPM/Socadisc).

   

 

En complément, pour marquer le coup de la saison nouvelle (après nos longues vendanges d’automne), et nous aider à la traverser, cette chanson de 1977 qui est un véritable tableau en paroles, en sons et en images : « L’hiver s’apprend de grive en grive / Dans le livre des gelées blanches / Saurons-nous demain nous survivre / Le cœur sur la plus haute branche ? » La question reste plus que jamais d’actualité.

 

 

PS. Quelques précisions concernant les vidéos de ce sujet : la première remonte à début 1963, soit un an avant le premier album de l’artiste – c’est dire s’il s’agit d’un document, d’autant qu’il y chante une chanson, Les Fabuleuses, qu'il n’a jamais enregistrée. Dans la deuxième, qui date du 11 mai 1967, Vasca donne une interview et chante Voyager. La troisième est un extrait d’une série de récitals qu’il a donnés en avril 1992 au Café de la Danse à Paris, accompagné par Robert Suhas, Jacky Tricoire et un quatuor à cordes : on le voit interpréter Amis soyez toujours… (album Célébrations, 1977), puis, seul à la guitare, en rappel, Tout ce que je dis (album Le Grand Sortir, 1986).

NB. ll nous reste quelques exemplaires collectors du numéro Vasca de Paroles et Musique de septembre 82 (voir ci-dessus) ainsi que celui de Chorus (hiver 97-98) comportant un dossier de plus de vingt pages (biographie, œuvre, interview, témoignages, discographie…). Si intéressé(e), nous adresser un courriel en cliquant sur sicavouschante.info@orange.fr. Curiosité : ces deux dossiers, à quinze ans d’écart, ont l’un et l’autre été publiés sous le même numéro (22)… 

 

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4 janvier 2011 2 04 /01 /janvier /2011 17:40

L’œil de la musique

Le photographe Jean-Pierre Leloir, homme intègre et fidèle à sa passion pour la musique d’un bout à l’autre de sa vie, est mort. Sa disparition n’est pas simplement l’histoire d’un drame ordinaire, c’est une page importante de la chanson francophone de la seconde moitié du XXe siècle qui se tourne. Jean-Pierre était en effet le photographe privilégié, voire l’ami, des plus grands noms de notre chanson, qu’il a su capturer dans son objectif – d’Édith Piaf à Allain Leprest, sans parler de la rencontre unique entre Brel, Brassens et Ferré dont la fameuse image a fait le tour du monde – comme nul autre. Accessoirement – mais avec quelle passion et quel bonheur partagés ! –, il fut plusieurs années durant, quand la presse l’avait « oublié », ne voyant plus en lui qu’une sorte de conservateur de musée iconographique, « l’œil » de notre mensuel Paroles et Musique, dont il était membre du comité de rédaction. 

 

 Né le 27 juin 1931, Jean-Pierre Leloir est décédé à l’âge de 79 ans mercredi 22 décembre à son domicile parisien, des suites d’un cancer. Le ministre de la Culture et de la Communication, Frédéric Mitterrand, a tenu à lui rendre aussitôt hommage : « Passionné de musique depuis sa plus tendre enfance, il avait immortalisé ses rencontres avec quelques-uns des plus grands chanteurs de notre temps. […] Il avait ainsi constitué des archives très précieuses, comme un merveilleux musée en images. Jean-Pierre Leloir n’était pas seulement le photographe des concerts, des séances d’enregistrement et des répétitions. Son œuvre apparaît, maintenant que l’on peut la considérer dans toute son étendue, d’une diversité passionnante. »

 

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Je pourrais continuer à retracer ainsi, de façon purement journalistique, la carrière de Leloir depuis ses débuts en 1951, évoquer son amour du jazz américain et sa passion pour la chanson française, rappeler son statut de photographe de l’Olympia dans les années 60 et sa contribution à la création du mensuel Rock & Folk, mais je n’ai guère le cœur à ce genre d’exercice aussi convenu qu’artificiel. Pour tout dire, si je me fais un devoir de rendre cet hommage personnel à celui qui incarnait l’œil de la musique (non sans avoir laissé passer le temps de l’émotion la plus brute, quitte à ce que cela devienne, hélas, le premier sujet de Si ça vous chante de l’année nouvelle), c’est en me faisant violence tant la disparition de Jean-Pierre Leloir me renvoie à ma propre histoire.

 Dans un sujet de l’été dernier consacré ici à Claude Nougaro, « le Motsicien », je rappelai la journée que j’avais passée en tête à tête chez lui, avenue Junot, le 9 septembre 1984, jour anniversaire de ses 55 ans, sous l’œil attentif mais extrêmement discret, le temps de mettre en boîte la matière dont il avait besoin, du seul Jean-Pierre Leloir. Et celui-ci, qui m’avait appris lui-même en début d’année 2010 la maladie dont il souffrait (tout en se déclarant résolument optimiste), avait recherché dans ses archives, pour me les adresser, plusieurs photos (complémentaires de celles que nous avions publiées dans le dossier Nougaro de Paroles et Musique) où l’on me voyait hors interview avec Claude, en train de choisir certains de ses textes manuscrits…

 

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Quelques années auparavant, Jacques Vassal, qui avait collaboré avec lui dans les années 70 à Rock et Folk (et deviendrait l’un des piliers de Paroles et Musique puis de Chorus) avait facilité notre rencontre. Et Jean-Pierre, séduit par l’esprit qui soufflait sur Paroles et Musique, répondait volontiers à toutes nos demandes de photos d’archives. Jusqu’au jour où je lui ai proposé de rejoindre officiellement notre équipe. De façon invraisemblable, en effet, Jean-Pierre Leloir – LE photographe de la chanson française, des « géants », de TOUS les géants de la chanson française, celui qui avait fait les pochettes de dizaines d’albums devenus historiques, multiplié les reportages en studio (comme celui de Brel enregistrant La Quête en direct), les interviews ou les prises de vue de concerts – ne travaillait plus avec aucun journal ! Ou, plus exactement, aucun journal ne songeait plus à faire appel à lui autrement qu’en homme-ressource. Seuls les documentalistes des rédactions et des maisons d’édition le contactaient quand ils avaient besoin d’une photo que lui seul détenait, jamais les patrons de journaux, sans doute malades d’inculture ou de jeunisme.

Après nous avoir confié des dizaines de photos inédites pour notre dossier « spécial Brel » de Paroles et Musique (n° 21, juin 1982), alors qu’il avait refusé de vendre ces mêmes photos aux requins de la presse venus l’assaillir, à la mort du Grand Jacques, en lui proposant de véritables petites fortunes, Jean-Pierre allait intégrer notre comité de rédaction. Dès lors, sa participation à Paroles et Musique (avec sa présence assidue à nos réunions mensuelles) n’allait pas seulement se traduire par des images d’archives et des couvertures exclusives (Catherine Ribeiro, Leonard Cohen, Nougaro, Yves Simon, Barbara, Catherine Lara, Montand, Thiéfaine, Vigneault…) mais surtout par nombre de photos d’actualité destinées à illustrer nos dossiers (dont le premier consacré à Jean-Jacques Goldman), rencontres, comptes rendus de festivals ou simples portraits de talents en herbe ; le tout avec le même intérêt personnel et professionnel – ce qui lui permit par exemple de mettre en boîte, pour Paroles et Musique n° 51 (juin 85), les premières photos posées d’Allain Leprest, un an avant la sortie de son premier album.

 

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Au Printemps de Bourges, Jean-Pierre courait les salles du matin au soir, alors que nous étions plusieurs rédacteurs à nous séparer les concerts, comme en témoignent ses nombreuses photos illustrant nos papiers : couvBashung.jpglors de l’édition 1984, il immortalisait dans nos pages les spectacles de Jean Sommer, William Sheller, Renaud, Laffaille, Christian Camerlynck, Bruno Ruiz, France Léa, Nougaro, Jean-Michel Piton, Pierre Akendengué, Jacques Yvart, Danielle Messia, Pierre Meige, Higelin, Mil Mougenot, Ribeiro, Michel Hermon, Guy Bedos… C’est encore au Printemps de Bourges, l’année suivante, qu’il photographie Alain Bashung pour la couverture du numéro spécial 50 de Paroles et Musique, où l’on trouvait entre autres des images d’entretien et de scène d’Areski et Brigitte Fontaine, de Leprest déjà, de Gréco, Sapho, Branduardi, Jean Mouchès, Paolo Conte… Bel éclectisme, et belle énergie, lui qui était notre aîné à tous de deux ou trois décennies !

Plus tard, après que Francis Vernhet, incarnant la nouvelle génération, nous eut rejoints à son tour pour faire chorus dans tous les sens du terme, Jean-Pierre Leloir continua de suivre de près notre aventure de presse musicale. Mais la plus grande marque d’amitié dont il me gratifiera (pour le plus grand bonheur des amateurs de chanson française) sera son accord de publication, à l’occasion du cinquième anniversaire de Chorus (n° 20, été 97), de dix photos inédites de la rencontre du 6 janvier 1969 entre Brel, Brassens et Ferré, montée avec son aide par son jeune collègue rédacteur François-René Cristiani (ancien de Jazz Hot, alors pigiste à Rock & Folk, il était aussi assistant occasionnel du photographe : « Je venais me faire quelques sous chez Jean-Pierre, en classant et archivant des photos de chanteurs, plutôt que de faire le pompiste pendant les vacances »).

Il aura fallu attendre vingt-huit ans (!) pour que ce document soit enfin publié – dans Chorus et nulle part ailleurs – en intégralité (seuls des extraits étaient parus en février 69 dans Rock & Folk) et avec des photos jamais vues (le contenu de cette interview étant resté la propriété exclusive des deux journalistes). « Pour les photos, m’assura Jean-Pierre, il n’y a eu aucune espèce de préalable : Brel et Brassens me connaissaient bien. Léo un peu moins, c’est vrai, mais les rapports que j’entretenais, depuis longtemps déjà, avec les deux premiers ont fait que j’ai pu travailler dans une confiance totale. » Et sur le contenu, il gardait intacte « la conviction que cette rencontre reste une grande leçon d’humanité… en considérant, bien sûr, la forte personnalité de ces trois artistes et leur sens inné de la provocation. »

Très heureux du résultat, Jean-Pierre Leloir ne se fit pas (trop) prier quand, six ans plus tard – pour lancer d’un commun accord avec Claude Durand, président « historique » de la Librairie Arthème Fayard, un « Département chanson » en coédition –, je lui proposerai d’éditer ce document sous forme de « beau livre » intitulé Brel, Brassens, Ferré, Trois hommes dans un salon (voir « L’Inaccessible Étoile », sujet précédent de ce blog…). Il en résultera 80 pages de texte (l’intégrale intégralissime… Cristiani ayant retrouvé un passage qu’il n’avait pas retranscrit à l’origine) et surtout une cinquantaine de photos, inédites pour la plupart, dont une moitié environ en couleur, outre celle du « fameux poster » en noir et blanc !

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Je me revois dans l’atelier de Jean-Pierre (où je suis si souvent allé, à deux pas de la Bourse et de l’Agence France Presse), en avril 1997, interviewant les deux compères (photographiés par Francis Vernhet) sur les tenants et aboutissants de cette rencontre à jamais unique, pendant que l’on choisissait de concert, sur planches contacts, les photos à publier dans Chorus. Et Jean-Pierre qui nous rappelait qu’à la mort de Jacques Brel un grand magazine (que je ne citerai pas) lui avait proposé « un chèque en blanc » pour ces photos-là ! « J’ai tout refusé. Question de fidélité et de décence. »

Voilà. C’était « ça », Jean-Pierre Leloir ! Intègre, définitivement fidèle… et complice envers ceux auxquels il avait accordé sa confiance et avaient su travailler normalement avec lui ; intransigeant voire pire à l’encontre de ceux qui ne faisaient que le solliciter avec condescendance comme on s’adresse à un vulgaire marchand, alors qu’il était de toute évidence un artiste… « Il aime la chanson, écrivait son épouse Arlette en préface de La Chanson d’Olympia (1984), merveilleux ouvrage en forme de florilège de la chanson française (ah ! cette séance avec Barbara !) et autres coups de cœur internationaux de Jean-Pierre (John Coltrane, Lionel Hampton, Sidney Bechet, Louis Armstrong, Judy Garland, Frank Zappa, Otis Redding, James Brown, Jimi Hendrix, Erroll Garner, Count Basie… ou encore Myriam Makeba, Amalia Rodrigues, Paco Ibañez…), la musique, et surtout ce qui passe de l’homme ou de la femme, ce qu’ils donnent d’eux-mêmes, par la voix, le texte, mais surtout avec leur visage, leur regard, leur corps. Pour lui, le son devient image. […] Jamais de vol, de viol. Jean-Pierre Leloir a trop de pudeur, de respect pour l’homme. Le chanteur se dévoile tout entier à travers ses textes et ses interprétations. À nous d’y découvrir comment il souffre d’amour, d’amitié, de liberté. Et ce sont ces émotions que Jean-Pierre Leloir essaye de traduire en images. Derrière le rideau rouge se tenait, il n’y a pas très longtemps, “le Patron”, Monsieur Coquatrix. […] “The show must go on” : le spectacle continue aujourd’hui grâce à Jean-Michel Boris… »

Il n’y a pas de hasard, je ne cesse de le constater. J’étais à l’Olympia, le 2 décembre 1969, pour ce fameux concert de Paco Ibañez (voir « Au grand galop » dans ce blog) dont les seules images, chargées d’émotion, sont signées Leloir. En 1993, c’est à l’Olympia encore (dont l’avenir était alors menacé, l’année même de ses cent ans) que nous organiserons la seule et unique table ronde des membres du Comité éditorial (francophone) de Chorus, invités et accueillis (dans la fameuse Salle de Billard) par le président dudit comité, un certain… Jean-Michel Boris.

Parmi tant d’autres souvenirs communs, je conserverai en particulier celui de sa présence à notre première fête en chanson, en juin 1985, pour le cinquième anniversaire de Paroles et Musique. Une date particulièrement symbolique pour nous. Peut-être même la date entre toutes, puisque celle du premier jalon officiel de notre parcours au service de la chanson. Journée en paroles (à notre domicile personnel) et soirée en musique (à l’Atelier à Spectacle de Vernouillet) jusqu’à point d’heure. Tous nos amis étaient là, nos collaborateurs en tête (dont un certain Marc Robine), journalistes, professionnels et artistes (des « grands aînés » comme Graeme Allwright, Guy Béart ou Anne Sylvestre aux « petits jeunes » comme Allain Leprest). Et nos parents… et Arlette, la femme de Jean-Pierre. Double souvenir inoubliable en ce qui nous concerne, imprimé dans la mémoire affective surtout, mais aussi noir sur blanc, « Monsieur Leloir » nous ayant offert, pour la mémoire collective de la chanson, le reportage photo de cet événement.

 

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« ll y a des tas de gens que l’on aime, avait-il confié à Paroles et Musique en 1982 (répondant aux questions, genre « l’arroseur arrosé », de notre premier et lui aussi talentueux photographe Rénald Destrez), qui doivent bien le sentir s’ils sont aussi formidables qu’on les imagine… Ils doivent sentir que si l’on est là, si l’on s’approche, ce n’est pas uniquement pour faire des photos… Je ne dirai pas qu’il y a un acte physique, comme un acte d’amour, mais c’en est pas loin. » Oui, c’était « ça », Leloir : la photo vécue quasiment comme un acte d’amour. Il a rejoint désormais ce bistrot tranquille dont parle Renaud, en compagnie de tous ceux qu’il a côtoyés et immortalisés : « ll y a là, bien sûr, des poètes, le Prince / Tirant sur sa bouffarde, l’ami Georges Brassens / Il y a Brel aussi et Léo l’anarchiste / Je revis, avec eux, une célèbre affiche… » Adieu l’artiste, adieu Jean-Pierre, comme disait ton copain Brel, on t’aimait bien, tu sais.

PS. En complément, je vous propose ici un document exceptionnel : une vidéo de l’INA extraite de l’émission Chambre noire de Claude Fayard, diffusée le 12 décembre 1964 à la télévision française, où Jacques Brel parle de ses pochettes de disques, évoquant en particulier celles de Jean-Pierre Leloir et ses séances de photos avec celui-ci. On découvre en outre le jeune Leloir (il avait alors 33 ans et Brel 35) en pleine action à l’Olympia, dans la salle et en coulisses, pendant le spectacle de l’artiste. C’était en octobre 1964, lors du tour de chant immortalisé par la création d’Amsterdam

 

  

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