Du faubourg des Minimes à la Cinquième Avenue
Jeudi 4 mars 2004 à 13 h, l’info tombait comme un couperet en ouverture des journaux audiovisuels : Claude Nougaro est mort ! La veille au soir, via un courriel, je formulais encore le souhait de lui rendre visite dans les jours prochains. Nous pensions en effet, tout en sachant que son état de santé s’était récemment détérioré, que Claude serait toujours des nôtres pour célébrer la sortie de son nouvel album prévue à la fin du printemps ou le 09/09 suivant, pour ses 75 ans... La Camarde ne le permit pas, fauchant sans état d’âme l’artiste qui était entre tous, de tout l’espace francophone, l’incarnation par excellence de la chanson vivante.
Stupeur et chagrin mêlés, immenses. Et seulement la possibilité technique, pour la revue Chorus que nous animions alors et dont le numéro de printemps était sous presses, d’arrêter le tirage du cahier en cours et de remplacer une autopub par une photo en hommage à l’auteur de Il faut tourner la page. Avec cette simple citation en légende : « Ta chanson / Ta chanson colle à la peau / Ta chanson / Ta chanson a le cœur gros… » Stupeur, chagrin… et souvenirs. « Cet homme était un géant, l’égal de Brassens, de Brel, de Gainsbourg », dira Michel Legrand, son comparse des débuts et ami pour la vie. Et c’est bien ainsi que nous-mêmes, toujours, l’avions considéré. « Motsicien » génial – ainsi qu’il s’était défini spontanément lors de ma première grande rencontre professionnelle avec lui, le jour de ses 55 ans, pour son dossier de Paroles et Musique (cf. la photo de Jean-Pierre Leloir) –, interprète fabuleux à la voix royale et au swing ravageur. Géant, certes. Mais surtout unique… par ses qualités multiples.
Un chanteur complet en effet, le plus complet de sa génération. Nougaro et son chant incandescent, lave inextinguible qui mettait le feu aux planches. Nougaro et cette langue vivante, vibrante et colorée qui n’appartenait qu’à lui : « J’ai besoin de rendre les mots visibles, charnels et d’exacerber leur puissance musicale, nous confia-t-il. Je tente de restituer la poésie, langue de couleur, à son chant originel total. » Car ce « métèque de l’âme », toujours prompt à défricher de nouvelles galaxies, toujours prêt à repartir de zéro, « comme une Piaf au masculin », ce « Nègre grec » doué d’une étonnante capacité à renaître sans cesse de ses cendres, ne serait sans doute jamais devenu cet auteur singulier dans la chanson française sans le chant qui éclaire et justifie l’œuvre de création : « Mon gueuloir, c’est la scène. Mieux que celui de Flaubert ! Il employait ce mot, cette méthode, parce qu’il savait qu’une langue, c’est aussi du son. Moi, je n’aurais pas écrit s’il n’y avait pas eu le chant. »
J’ai raconté ici même, dans une « Lettre ouverte à Claude Nougaro », toute l’importance, personnelle autant que professionnelle, que le « pygmée occitan » a revêtue dans ma vie. Je n’y reviendrai donc pas. Sauf pour dire que, depuis sa disparition, nous n’avons cessé de marcher sur ses traces jusqu’en pays cathare, dans ce village de cigales qui l’hébergeait souvent l’été, où coulait le Verdouble et soufflait la tramontane. Comme nous l’avions accompagné, mon épouse et moi, seuls aux côtés de ses musiciens, techniciens et de sa compagne, lors d’une longue tournée en Afrique de l’Ouest, durant l’automne 1986.
Merveilleux souvenir, à bien des titres que cette étape de transition intervenant juste après son licenciement brutal de chez Barclay (déclaré coupable de ne pas vendre assez de vinyles, lui qui ne vivait que pour les planches et la communion avec le public…), mais annonçant son départ pour New York… L’idée même en fut lancée un soir d’octobre à Brazzaville, chez mon ami Bernard Baños-Robles, directeur du centre culturel français et organisateur de cette tournée.
Non seulement elle nous valut à la ville comme à la scène des moments particulièrement intenses à vivre – d’autant qu’il s’agissait pour ce précurseur de la musique africaine en France, comme il le fut aussi de la musique brésilienne, de sa découverte de ce continent noir cher à son cœur et à son corps –, mais elle se révélerait en outre le prélude indispensable à sa formidable histoire nougayorkaise. On le sait, celle-ci allait bientôt redonner un nouveau souffle à sa carrière de Phénix de la chanson française. Ô combien ! En pulvérisant à la rentrée suivante ses records de vente de disques, Nougayork lui permettrait de toucher un nouveau et tout jeune public…
Autre souvenir gravé dans notre disque dur personnel, ce conseil (impérieux !) donné deux ans plus tôt à Bernard Baños-Robles, alors responsable du centre culturel Arthur Rimbaud de Djibouti, qui cherchait « le » chanteur francophone le plus en adéquation possible avec son budget matériel (limité) et son ambition artistique (illimitée) pour ouvrir un réseau de diffusion régional : « Nougaro, Nougaro et encore Nougaro ! » Autrement dit, Nougaro Trio, avec Bernard Lubat à la batterie, Pierre Michelot à la contrebasse et Maurice Vander au piano. Formation légère en soute, mais inégalable en scène. Le conseil aussitôt retenu (après que j’eus préparé le terrain auprès de l’intéressé), notre ami « vendait » le spectacle à ses collègues de l’océan Indien, pour permettre à Nougaro Trio de se produire à six reprises : une à l’île Maurice, deux à Djibouti et trois à la Réunion… où Claude allait rencontrer son « Île Hélène », qui exerçait sur place comme kiné.
Octobre 1986 : en veine de confidences, après un récital hors catégorie et un dîner festif en plein air, sous la voûte étoilée et dans la touffeur tropicale, Claude se penchera vers moi pour me glisser à l’oreille : « Tu sais Fred, j’en ai eu, des femmes, dans ma vie… Mais Hélène, elle, c’est la femme de ma mort… » Admirable formule, toute d’amour et de confiance en l’avenir… que celui-ci ne démentira pas. 1984-2004, vingt ans d’amour et un mariage dans l’intervalle.
On le sait maintenant, la vie ne m’a pas donné la possibilité de rencontrer Jacques Brel. En revanche, elle m’a gratifié, comme un immense privilège, de l’amitié du Grand Claude. De tous les artistes de sa génération, Claude Nougaro est sans aucun doute l’un de ceux que j’ai fréquenté le plus, avec qui j’ai partagé le plus de choses, échangé le plus d’idées et de confidences. Dix ans d’absence déjà... Comme Jacky le Bruxellois, son aîné de cinq mois, le Toulousain aurait eu 85 ans en 2014, étant nés l’un et l’autre en 1929.
Le rapprochement n’est pas gratuit car, trop longtemps considéré en marge des Trenet, Brassens, Brel, Ferré, Leclerc, Barbara, Gainsbourg, Ferrat, Vigneault, Aznavour et autres Béart ou Bécaud, alors qu’à sa façon il réunissait à lui seul l’ensemble de leurs immenses qualités, Nougaro était à juste titre porté au pinacle par le Grand Jacques. « C’est le meilleur chanteur de notre génération, assurait celui-ci à l’un de ses amis de Polynésie en 1976. Il a le rythme dans le sang, la voix dans le cœur, le texte fidèle et ingénieux, généreux. […] Nougaro, c’est la Cinquième Avenue ! » Bluffant ! De Toulouse à New York, jolie prescience...