Un dimanche 13 juin… d’il y a 56 ans !
Le récit de cette histoire unique entre un auteur immense (assez vite célèbre sous le nom de sa créature de fiction) et un jeune lecteur anonyme (finalement proclamé « Grand Connétable de la San-Antoniaiserie ») devait débarquer en librairie lundi 7 juin. Les circonstances, avec un report d’un an imposé par la pandémie puis une certaine frilosité éditoriale devant l’importance de l’ouvrage, en ont décidé autrement. En attendant un rebondissement éventuel, voici – anniversaire oblige ! – quelques extraits exclusifs (forcément) de « Faut-il vous l’envelopper ? » : le chapitre où l’on apprend comment et pourquoi, après que San-Antonio eut poussé la porte de mes petites cellules grises, Frédéric Dard est entré chez moi (ou plutôt chez mes parents)... et quelle fut la teneur de notre (première) conversation.
Dimanche 13 juin 1965.
… C’était ridicule, je le savais, mais je sortis bien dix fois dans la rue pour guetter son arrivée à partir de 10 heures… Jusqu’au dernier moment, pourtant, mes parents n’y crurent pas vraiment. Je leur avais montré le mot de Frédéric, ils savaient que j’étais allé l’appeler depuis une cabine téléphonique, mais de là à intégrer le fait qu’il avait confirmé sa venue… C’était littéralement incroyable.
Seule ma grand-mère y croyait ; d’ailleurs elle croyait aveuglément tout ce que je lui disais, la yaya, la mamie en espagnol : ma « Félicie » à moi… San-Antonio à la maison ? Jusque-là mon père le connaissait seulement à travers France-Soir, mais sans plus, n’étant pas sensible a priori à son style populaire et pétulant. Études classiques, goûts classiques, pudeur extrême… Mais d’apprendre dans son journal que l’écrivain qui correspondait avec son fils était le recordman des ventes pour 1964 (avec L’Histoire de France vue par San-Antonio !), ça l’avait impressionné. Un jour je lui avais donné à lire Le bourreau pleure, signé Frédéric Dard. « Ça te plaira, j’en suis sûr ; c’est très différent des San-Antonio, tout est dans l’atmosphère, et puis ça se passe en Espagne… » Bonne pioche, il l’avait captivé. Mais justement ! Grand prix du roman policier 1957 pour ce livre, plébiscité par le grand public pour ses San-A., comment pouvait-il croire que Frédéric Dard se proposait de venir à Dreux… pour me rencontrer ?!
Aujourd’hui, je pense savoir pourquoi mes parents se montraient si dubitatifs. Ils craignaient plus que tout ma déception, forcément ravageuse, pour le cas où Frédéric, forçat du clavier au fol emploi du temps, m’eut fait faux bond. L’idée ne me traversa pas l’esprit un seul instant ; il m’avait annoncé sa venue, je savais qu’il viendrait. Il aurait pourtant pu avoir un empêchement de dernière heure, c’est vrai ; ou se raviser au dernier moment. Qu’étais-je donc pour lui, sinon un lecteur parmi tant d’autres, des centaines de milliers d’autres… Un peu plus intuitif, peut-être, mais sans plus.
Finalement… Épatés (et peut-être un peu fiers de leur fiston), ils durent se rendre à l’évidence : le jour J, à l’heure H, il était là, au volant d’une belle teutonne, une Mercedes-Benz gris clair métallisé, avec sa femme Odette à ses côtés et sa fille Élisabeth à l’arrière, qui se garait à moitié sur le trottoir, le long de la maison. Rarement dimanche de juin avait été plus beau et serein, mais en moi ça battait la chamade… Cette fois, ça n’était pas l’écrivain, dont j’adorais lire le soir au fond du lit les humeurs et les états d’âme, ça n’était pas mon correspondant, que j’aimais à imaginer en train de m’écrire, ça n’était pas la personnalité publique… Non. C’était LUI !
Et il était là POUR MOI !
Il allait sur ses quarante-quatre ans et je venais d’en avoir seize. Il parut légèrement étonné en me voyant l’attendre sur le trottoir. Il s’approcha de moi, un grand sourire aux lèvres et ce regard si clair qu’il en devenait transparent, plongé aussitôt dans le mien…
[Plus tard]
…C’est là, peu avant son départ, que j’osai solliciter une dédicace. Je lui tendis Le Standinge selon Bérurier qui venait de paraître [et que j’avais commandé à la Rose des Vents – voir photo plus haut, d’Olivier Bohin, cinquante-six ans après !]. Il tira un stylo-bille noir de sa poche intérieure et traça ces mots que vous savez déjà : Pour mon ami fidèle […] Avec tout mon cœur… Ma mère m’étonna alors par sa propre audace. Comme Frédéric ne donnait pas le moindre signe d’impatience, elle lui demanda si ça ne le gênait pas qu’elle nous prît en photo, lui et moi… « Au contraire ! » On recula un peu nos chaises jusqu’au mur où, au-dessus de nous, était accroché un tableau de mon oncle Lamolla, et maman sortit son Polaroid… L’optique où elle travaillait faisait également dans la photo. Elle s’y s’était initiée très tôt, avec un Zeiss Ikon à soufflet et jusqu’aux premiers appareils reflex des années soixante, devenant la photographe attitrée de la famille. Tant qu’à immortaliser l’instant, il y avait donc mieux à faire qu’une vulgaire photo à développement instantané. Moins nette, forcément, et sans négatif… Mais je compris aussitôt son choix : elle nous tira le portrait à deux reprises pour donner un tirage à Frédéric qui le glissa dans son portefeuille.
Qu’est-il devenu ?
Le mien en tout cas a traversé le temps, l’espace… et les épreuves.
La question brûlait les lèvres de ma mère : « Quel âge donniez-vous à mon fils, Monsieur Dard, d’après ses lettres ? » Sans le vouloir, j’avais en effet omis de le préciser à Frédéric. Sa réponse surprit mes parents : « Je pensais qu’il était étudiant. Je lui donnais quatre à cinq ans de plus, à peu près l’âge de mon fils Patrice… » D’ailleurs, il était venu avec un cadeau propre à ravir un étudiant érudit et sans œillères : un petit fascicule hors commerce, intitulé Le Phénomène San-Antonio, reproduisant les actes du « séminaire de littérature générale » qui venait de se tenir à Bordeaux, sous la férule d’un certain Robert Escarpit. À sa lecture, plus tard, je serais enchanté de découvrir que d’éminents professeurs avaient su mettre des paroles sur la musique que San-Antonio suscitait en moi et dont je m’extasiais depuis l’automne précédent. Un travail fondateur pour la reconnaissance de son œuvre san-antonienne, dont Frédéric, en me remettant cet exemplaire (« Je viens de le recevoir ! »), semblait lui-même assez content.
Ma grand-mère, elle, ne dissimulait pas sa fierté de voir l’intérêt que me portait cet écrivain dont j’aimais tant les livres. Elle l’assura de sa gratitude, avant de se sentir obligée de justifier ma discrétion : Esscoussé monn pétite-fiss, Messié Dard, éss oune timido… Soit, en sous-titrant son baragouin hispano-français : « Nous garderons un beau souvenir de votre passage, Monsieur Dard, mais moi, un grand regret aussi : que vous n’ayez pas entendu davantage la voix de mon petit-fils ; c’est un timide ! »
Elle me connaissait bien, vous pensez, c’est elle qui m’avait élevé pendant que mes parents travaillaient, elle qui m’accompagnait, enfant, à l’école, qui préparait mon goûter en me chantant des chansons… Ma yaya adorée qui avait eu le courage, en août 1939, d’aller rechercher toute seule, petite bonne femme déracinée et ne parlant pas la langue de l’exil, son fils cadet Bienvenido, à l’agonie à l’hôpital de Perpignan, après sa détention funeste au camp du Barcarès. Vous parlez d’une bienvenue ! Il avait fallu l’accord préalable du préfet des Pyrénées-Orientales après l’intervention du maire de Dreux, Maurice Viollette. Dans ses bras pendant tout le trajet de retour en train, Bienvenido connut quelques jours plus tard le triste privilège, à seulement vingt-trois ans, d’être le premier républicain espagnol à décéder dans le département. Il repose aujourd’hui aux côtés de sa mère au cimetière de Dreux. Pas pleurer*…
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*Dans Pas pleurer, prix Goncourt 2014, Lydie Salvayre raconte l’histoire de sa mère au début de la guerre civile, évoquant en parallèle la figure de Georges Bernanos qui séjourne alors à Majorque. D’abord sympathisant du mouvement franquiste, mais rapidement choqué par sa barbarie et révolté par la complicité du clergé espagnol, il écrira Les Grands Cimetières sous la lune, un violent pamphlet antifranquiste qui connaîtra en France un grand retentissement lors de sa publication en 1938.
Ess oune timido… Frédéric n’avait pas besoin qu’on lui fît un dessin : « Ça n’a pas d’importance. Les timides savent parler avec les yeux et souvent ils ont plus de choses intéressantes à dire que les bavards. Je le sais, j’en étais un… et je le suis toujours un peu. On se comprend parfaitement, entre timides. » Puis, s’adressant à mes parents, il sollicita leur autorisation de m’embrasser ! Il se pencha vers moi et m’étreignit très fort, d’un seul bras. Longuement…
Deux ou trois heures plus tôt, j’aurais cru cela non seulement impossible mais impensable.
Avant de sortir tous ensemble dans la rue où patientait sa Mercedes 666 FW 78, la yaya, avec ses yeux pétillants de bienveillance, tendit à « Madame Dard » un panier de grosses cerises noires, qu’elle venait de cueillir dans notre minuscule jardin où s’élevait en majesté un bigarreau burlat unique et généreux. Je revois encore son expression de surprise devant cette offrande aussi modeste que l’intention était chaleureuse, et surtout, dans la fraction de seconde suivante, le sourire attendri d’Odette…
On resta encore un peu à papoter, Frédéric et moi, en se tenant par les yeux. Ma mère, qui avait sans doute ressenti l’intensité de l’instant, s’en alla chercher sa toute nouvelle caméra super 8 et nous filma quelques secondes. Frédéric était rayonnant. Enfin, il me souffla d’une voix vibrante d’affection : « J’ai une faveur à te demander… »
Une faveur ? À moi ?!
« Je voudrais que tu me promettes de ne plus m’appeler Monsieur Dard. À partir de maintenant, pour toi, je suis Frédéric. Seulement Frédéric ! »
Il me prit par l’épaule, comme pour sceller cet accord tacite, pendant qu’Élisabeth et Odette reprenaient leur place dans la Mercedes. Enfin, Frédéric se glissa au volant et démarra…
Quand la voiture parvint au bout de la rue et disparut à nos regards, un grand vide se fit brusquement en moi. Pour la première fois de ma vie, telle une fulgurante douleur, je ressentis la présence intense de l’absence… Par bonheur, elle s’évanouit aussi vite qu’elle avait surgi. Le temps de réaliser, l’espace d’une seconde de toute beauté, que Frédéric Dard, après que San-Antonio eut frappé virtuellement à ma porte quelques mois plus tôt, venait d’entrer pour de vrai et une fois pour toutes dans mon cœur*.
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*En 1984, Frédéric Dard écrira ceci à propos de sa première rencontre avec Pierre Mamie, évêque de Fribourg : « Et il y eut cet échange d’âme entre lui et moi qui rend tout facile. Cette manière mystérieuse de se reconnaître lorsqu’on ne s’est jamais rencontré. Nous nous promîmes de nous revoir. » Un étrange phénomène ressenti, dès 1965, entre un gamin ébloui et un adulte débordant d'humanité…
• San-Antonio poussa la porte et Frédéric Dard entra, copyright Fred Hidalgo 2021. Tous droits de reproduction réservés… mais partages vivement conseillés (pourvu que l’on souhaite découvrir un jour la suite), pour le cas où ces extraits auraient l’heur d’attiser la curiosité – … à l’heure où plus grand-chose ne tourne rond sur notre planète (aurait dit Louis Pauwels) – de quelque extraterrestre du monde éditorial. Pour paraphraser San-Antonio, y a-t-il un éditeur dans la salle… avec les clefs du pouvoir (de décider à la place des comptables de son groupe) dans la boîte à gants ?