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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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15 mars 2024 5 15 /03 /mars /2024 17:48

15/03/2024 : notre 1er journal, L’UNION, a 50 ans !

C’est long, cinquante ans, mais aujourd’hui je ferai court. Quelques paragraphes seulement pour marquer « l’événement », vu que personne d’autre au monde ne le fera à ma place : il y a un demi-siècle donc, jour pour jour (c'était avant Chorus, avant Paroles et Musique... mais après Le Petit San-Antonien !), ma chère et tendre et moi « inventions » la presse écrite au Gabon en y créant le premier journal national : L’UNION. D’abord hebdomadaire, puis quotidien…

« Personne d’autre » ? Si l’on regarde aujourd’hui sur son site la Une de L’Union (qui n’a jamais cessé d’exister depuis la parution de son premier numéro officiel*, le n° 1 du vendredi 15 mars 1974), vous y verrez après l’indication de son numéro 14 480, la mention « 44e année ». Drôle de calcul : même en ne tenant compte que du quotidien (dont le n° 1 parut le mardi 30 décembre 1975 – avec un billet satirique, soit dit au passage, dont le succès populaire immédiat lui vaudrait de traverser les âges jusqu'à ce jour !), cela a fait quarante-huit ans révolus à la fin 2023.

_____________________
*Auparavant, à commencer par le 14 décembre 1973 (n° 00), nous avions publié plusieurs numéros "zéro" dans les conditions réelles : Voir ICI. On trouve d’ailleurs mention dans ses propres pages, à l’occasion d’une visite des locaux de L’Union par un groupe de jeunes (rubrique "La vie du journal", 13/12/2022), de ces trois numéros "historiques" : Voir ICI.

Simple mémoire courte ? Nous avons pourtant laissé la collection complète originale du journal, numéros zéro inclus, en quittant le pays… Absurde révisionnisme dans un contexte à présent artificiellement anti-français, alors qu’on nous gratifiait à l’époque du sympathique qualificatif de « Gabonais d’adoption » ? Je préfère penser à une quelconque indifférence voire une carence en matière arithmétique… Il y a quarante-quatre ans, en 1980, nous étions déjà de retour en France pour lancer Paroles et Musique… Peu importe, la réalité est là et au diable le coup de vieux : « notre » premier journal « fête » ce vendredi 15 mars 2024 son demi-centenaire !

J’ai dit que je ferai court. Alors, quelques infos de base : en 1971, frais émoulu de l’École Supérieure de Journalisme de Paris et jeune marié, je suis affecté par le ministère de la Coopération à l’Agence Gabonaise de Presse. Séduits par l’accueil des Gabonais et leur pays magnifique situé de part et d’autre de l’Équateur, mais interloqués par le fait que la radio et la télévision ne peuvent masquer l’absence (a priori) incompréhensible, plus de dix ans après l’indépendance, de tout journal d’information générale, nous découvrirons bientôt que plusieurs groupes de presse avaient auparavant renoncé à leurs projets en la matière. Trop de difficultés inhabituelles, trop à faire en dehors du journal qui, déjà, réclame l’installation d’une imprimerie ad hoc, alors qu’il n’existe que des imprimeries de labeur. Entre autres : créer un réseau de correspondants et monter un circuit de diffusion dignes d’un journal réellement national. Rien moins qu’une gageure dans ce pays surtout constitué de forêts impénétrables, sans autre moyen de communication (pas ou très peu de routes carrossables) que la petite compagnie aérienne Transgabon créée par l’aventurier Jean-Claude Brouillet** (futur auteur de L’Avion du blanc) et les monomoteurs des forestiers…

**Qui représente pour moi un lien unique entre mes passions : la chanson et Frédéric Dard (via Marina Vlady, Vladimir Vissotsky et Robert Hossein), le Gabon et la Polynésie (via Jacques Brel et son ami pilote Michel Gauthier, ancien de Transgabon chez Brouillet). Voir ICI

Qu’à cela ne tienne, on utilisera justement ces petits avions pour recevoir les papiers et les pellicules photos de nos « correspondants » régionaux. Des instituteurs pour la plupart, rencontrés à Franceville, Lambaréné, Mouila, Oyem, Port-Gentil, Tchibanga, etc., lors de sauts de puce successifs qui nous permettront aussi de recenser les points de vente futurs de L’Union : ces « bazars africains » disséminés dans tout le territoire où l’on trouve tout et même le superflu.

Pour la fabrication, on se débrouillera avec la principale imprimerie de Libreville, jusque-là vouée aux seuls travaux « de ville » (documents administratifs, papier à lettres, carnets, affiches, billets…), le temps qu’un pro de l’édition de presse se montre intéressé par le projet d’un quotidien. Car nous avons déjà en tête de sortir un numéro par jour ! Mais comme notre folie n’est pas tout à fait complète, nous décidons ma chère et tendre et moi de travailler d’abord aux maquettes d’un hebdomadaire. Quant à son titre, nous l’avons déjà trouvé : ce sera le premier terme de la devise nationale « Union, Travail, Justice ». Dans ce pays d’une superficie égale à la moitié de la France pour seulement 500 000 habitants (officiellement recensés alors) mais une quarantaine de langues vernaculaires, le français représentera le trait d’union par excellence pour mieux se connaître et se comprendre.

Avant la fin de mon service national, je remue ciel et terre sur place. Je montre mes maquettes au ministre de l’Information et de la Culture, qui m’encourage à persévérer et me suggère d’établir un budget prévisionnel. À peu près dans le même temps, le hasard qui fait bien les choses m’amène à faire la connaissance d’un grand ponte de la presse française, représentant Hachette, de passage au Gabon pour faire un point sur la fourniture des manuels scolaires.

C’est la première fois que je rencontre en tête à tête un personnage aussi considérable du métier. Responsable de la société d’édition d’Hachette, donc de nombreux titres régionaux et nationaux dont Le Journal du Dimanche et surtout France-Soir, le grand quotidien populaire de Pierre Lazareff qui tire chaque jour à plus d’un million d’exemplaires… Je suis jeune, j’ai 23 ans et déborde d’enthousiasme. Il m’explique qu’Hachette a déjà essayé, en vain, de créer un journal au Gabon (j’en comprendrai mieux les raisons en découvrant plus tard les prétentions exorbitantes des journalistes pour s’expatrier et mouiller vraiment la chemise, rendant ce projet économiquement mort-né), mais qu’il est prêt à s’investir si notre projet tient la route...

Et comment, qu’il tenait et tiendrait la route ! A nous deux, dans un premier temps – comme pour Paroles et Musique en 1980 –, nous allions assurer presque tout de A à Z en minimisant au maximum les frais de l’entreprise. J’en serais le directeur de l’édition et Mauricette la gérante. En gros, cela signifiait qu’elle s’occuperait de toute la partie administrative et financière, et moi de toute la partie journalistique. Seul point de jonction : la mise en page, dont l’aspect pratique la passionnerait aussitôt.

Je la fais (aussi) courte (que possible) : ravis par notre projet bien défini, l’éditeur de France-Soir et l’État gabonais décideront de s’associer pour le financer. Comme il s’agissait du journal d’information national, le Gabon assurait les trois quarts du budget et « Hachette » le quart restant. Un « conseil de gérance » était institué avec deux représentants de l’État et un d’Hachette. A charge pour nous de créer le journal, de le faire vivre et prospérer en respectant ce budget au franc CFA près.

Le temps que tout se concrétise, j’écrirai sous pseudonyme un polar se déroulant dans quatre pays africains puis un guide sur le Gabon, pour le plaisir mais surtout pour nous assurer l’ordinaire dans l’intervalle.

De retour à Libreville, très vite après la sortie des premiers numéros, je débaucherai comme simples pigistes d’abord puis comme salariés des amis journalistes gabonais, de l’AGP et de la télévision, pour commencer à constituer une équipe rédactionnelle permanente. Pour l’info internationale, je me rendais chez le correspondant local de l’Agence France Presse qui nous gardait un double des dépêches du « desk » parisien. Je pourrais d’ailleurs ajouter à mon CV « correspondant occasionnel de l’AFP » puisqu’à chaque déplacement hors du pays du titulaire, celui-ci me demandait d’assurer son remplacement…

En fait, je me rends compte que j’aurais mille événements à raconter. Des rencontres rares (y compris avec des chanteurs français de passage comme Julien Clerc, Georges Moustaki, Fernand Raynaud, Pierre Vassiliu... ou Charles Aznavour avec qui l'on parla longuement de notre ami commun Frédéric Dard) ; des reportages hauts en couleur (comme une cérémonie nocturne d'initiation au culte des ancêtres dans un village perdu de brousse) ou tout à fait étonnants (telle la découverte d’une réaction nucléaire ayant eu lieu à l’état naturel et à ciel ouvert dans la région d’Oklo, un phénomène scientifique jamais observé auparavant) ; des interviews surréalistes de chefs d’État africains ; une campagne de soutien à l'Hôpital Albert-Schweitzer de Lambaréné mal vécue par Omar Bongo qui, plutôt que de considérer les services immenses qu'il rendait à la population locale, ne voulait y voir qu'un vestige de l'époque colonialiste ; nos combats don quichottesques (donc perdues d'avance) contre les petits blancs et leurs complices corrompus de la Françafrique ; notre découverte de la musique africaine, évidemment, l'amitié nouée avec Pierre Akendengué ou les Camerounais Francis Bebey et Manu Dibango, etc. Mais le plus marquant, rétrospectivement, aura été la chance immense de connaître et de vivre – de l’intérieur – l’évolution complète de la technique de fabrication d’un journal au long de l’histoire.

 

À commencer, comme du temps de Gutenberg ou presque par celle du plomb, du marbre, avec un composteur pour les titres, en cap ou en bas de casse ; avec les articles sortis à l’envers, fondus, dans la justif demandée, de la linotype, pour le montage par blocs de lignes en colonnes, la pince à la main. Enfin, au bout du bout, chaque page bien serrée dans sa forme, le passage d’un rouleau d’encre sur le plomb pour obtenir, par contact d’une feuille de papier, une morasse… Une épreuve, page par page, à lire sans délai pour traquer la moindre faute d’orthographe que le linotypiste aurait pu commettre. Les lignes à ressortir alors, à remplacer une à une à la pince en prenant bien soin de ne pas se tromper d’endroit, vu que le montage physique se lisait à l’envers… Vous suivez ? Il n’y avait plus alors qu’à apporter le résultat fini, deux formes bien calées soit deux pages à la fois, à l’impression. Les morasses du Gabon…

Rassurez-vous : pour le quotidien, avec une belle équipe rédactionnelle de gens de notre âge et une bande de jeunes gabonais à former, une imprimerie nouvelle serait là, et surtout une technique nouvelle : l’offset pour le montage et une rotative pour le tirage. Cinq mille exemplaires tirés du premier numéro de l’hebdo, seize mille vendus chaque jour du quotidien à notre départ du Gabon. Un pays alors alphabétisé bien au-dessus de la moyenne. Quelques années plus tard, Paroles et Musique connaîtrait les débuts de l’informatique, et Chorus, à sa naissance, la P.A.O. et les balbutiements de l’Internet…

Les morasses du Gabon ?
En attendant un livre, peut-être, racontant cette extraordinaire histoire vécue, une aventure de presse bien sûr mais loin de n'être que cela (pour peu qu’il existe encore un éditeur amoureux de son métier), souhaitons bon anniversaire à L’Union, fringant quinquagénaire depuis ce 15 mars 2024 ! Peu importe qu’il n’y ait que deux personnes au monde pour le lui souhaiter, puisque ce sont celles qui lui ont donné la vie… et sont elles-mêmes toujours bien vivantes !

NB. À propos du Gabon et/ou de L’Union, voir aussi sur ma page Facebook : "17 août 2023 : Bonne fête nationale au Gabon".

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4 novembre 2022 5 04 /11 /novembre /2022 15:41

Sur les traces (franco-helvétiques) de Frédéric Dard…

Bonnes nouvelles : Frédéric Dard connaît enfin les honneurs de l’Éducation nationale, avec un premier collège à son nom – il aura « seulement » fallu attendre vingt-deux ans après sa disparition –, alors que Le Roman de San-Antonio (qui retrace « le siècle de Frédéric Dard » : 1921-2021) arrive en librairie : il fallait simplement attendre que frappe à sa porte un certain Balzac (éditeur) ! Double occasion de « régler son compte » une fois pour toutes (mais avec une tendresse absolue) au père de l’incomparable comédie san-antonienne…

Saint-Chef. Petite ville du Dauphiné où « Freddy » fréquenta la Communale et fit sa première communion dans son abbatiale. « J’ai eu 12 ans à Saint-Chef… village heureux : je suis allé à l’école – blouse noire étoilée d’encre violette, grosses galoches pleines de boue – dans ce vaste bâtiment de pierre silencieux et délabré où des fenêtres hagardes fixent de leurs yeux crevés de nouvelles, d’incessantes jeunesses. Et là, j’ai commencé à apprendre, non pas l’histoire de France, mais la France tout court… Oui, village heureux où j’ai, pour la première fois, éprouvé les vapeurs de vin et senti résonner en moi le rire des filles*… »

Ce 6 octobre, nous sommes réunis, les principaux membres de sa famille (à l’exception de son fils Patrice, hélas empêché) et des Amis de San-Antonio, pour assister à l’événement : le baptême du premier collège Frédéric-Dard ! Quoi de plus logique que ce soit celui du (beau) village de sa prime adolescence, où la municipalité lui a consacré un musée destiné à rassembler le fonds dardo-san-antonien le plus important de France (et du Navarin, ajouterait Bérurier).

Les autorités officielles du département de l’Isère et de l’académie (pas encore française !) sont venues, elles sont toutes là, parmi les six cents élèves, pour lui donner toute la solennité nécessaire. Une chorale nous accueille avec quelques chansons spécialement choisies, avant que Joséphine, la fille de Frédéric et Françoise Dard – présente avec Abdel, leur fils adoptif, Fabrice, son premier enfant, et les deux enfants de la sœur de Frédéric et du dessinateur Roger Sam – ne dévoile la plaque sous les applaudissements. Forcément, « on » est conscient de l’importance symbolique du moment : aujourd’hui, l’ancien garnement de Saint-Chef qui s’y livra à « maintes facéties d’un goût douteux* » mais qui, avant 15 ans, avait déjà lu Dumas, Hugo, Tolstoï, Zévaco, la comtesse de Ségur… et autre Balzac, n’en reviendrait pas.

En revanche, il serait on ne peut plus sensible au discours prononcé par sa nièce Patricia au nom de la famille :

« Monsieur le président du conseil départemental, mesdames et messieurs les représentants du conseil départemental, de la commune de Saint-Chef, madame la directrice académique, monsieur le principal, chers amis de San-Antonio et vous tous ici rassemblés ; comme tous les membres de ma famille, je suis très honorée et fière de participer à l’inauguration du collège Frédéric-Dard.
» Lorsque Joséphine m’a demandé de prononcer un discours, la question de ma légitimité s’est imposée. Pourquoi moi ? Mais ma cousine possède un talent certain de persuasion, alors j’ai accepté, il ne faut pas se mettre la rate au court-bouillon !
» La légitimité est d’abord familiale. Comme mon frère, François, ici présent, son neveu, je suis la nièce de Frédéric Dard, la fille de son âme sœur Jeannine, la petite-fille de Francisque, son père, et de Joséphine Cadet, sa mère, qui repose au cimetière de Saint-Chef.

» Ensuite la légitimité est peut-être dans ma vie professionnelle. Comme Marie-Marie, la nièce de Bérurier, je suis enseignante. Enfin je l’ai été puisque je suis à la retraite depuis un an. Pendant trente-neuf ans j’ai enseigné l’histoire et la géographie en collège puis au lycée ; mon dernier poste ayant été au lycée l’Oiselet de Bourgoin-Jallieu, autre clin d’œil à Frédéric Dard.
» Alors comme ex-enseignante, je ne peux que me réjouir et remercier le conseil départemental d’avoir choisi le nom de Frédéric Dard pour veiller à la scolarisation des quelque 600 élèves de ce collège. Il y a du panache et de l'audace dans ce choix.
» J’aimerais que les élèves soient fiers de ce nom car aucun autre collège ne le porte. Fiers surtout car ce nom porte en lui des valeurs, des principes, une forme d’esprit, qui loin de se contredire, se complètent.
» Étudier au collège Frédéric-Dard devrait être, selon moi, gage d’ouverture d’esprit, de curiosité, de générosité, d’humour et devrait vacciner de la médiocrité, de la bêtise, de la méchanceté, sans angélisme et naïveté pour autant. Mais que les élèves le sachent : on ne devient pas un auteur à succès, un génie de la littérature en un claquement de doigts. Frédéric Dard c’est la légèreté, l’irrévérence, l’insolence, la “déconne” mais c’est aussi le travail, l’effort, le doute, l’échec dont on se relève, la recherche du juste, l’exigence.
» Que me dit, que me souffle à l’oreille Frédéric Dard à moi, élève de collège ? Il me dit : “Allez mon gars, allez ma fille, va au bout de tes rêves, tout est possible mais mouille le maillot, travaille, bats-toi, crois en toi ; n'écoute pas les cyniques, les méchants, les défaitistes.”
» Et à moi, enseignant(e), que me souffle-t-il à l’oreille ? Il me dit la même chose : “le travail, l'exigence, la rigueur”, mais d’ajouter : “mets de l’humour dans tes cours, de la fantaisie dans ta pédagogie et tu verras, tu les harponneras.”
» Ainsi, puissent les élèves de ce collège se construire, s’épanouir, s’enrichir pour devenir des hommes et des femmes instruits, curieux, libres et sans préjugés comme Frédéric Dard aurait aimé qu’ils deviennent. »

UN ÉCRIVAIN COUPABLE DE TOUS LES MAUX

À vrai dire, s’il faut se réjouir de l’événement et féliciter les responsables de Saint-Chef et du département de ce choix mille et une fois justifié, comment ne pas s’étonner qu’un tel génie de la littérature, en effet (champion du chamboule-tout avec des coéquipiers nommés Rabelais, Villon, Céline, Allais, Prévert et autre Queneau), ne compte pas encore, à l’instar des susnommés, de peintres, de poètes, de musiciens, de philosophes ou de certains chanteurs, des collèges et lycées par dizaines à son nom ? Serait-il moins honorable que ceux de Brassens, Brel, Henri Dès, Yves Duteil ou… Pierre Perret (héritier évident de San-Antonio dans le vocabulaire) ?

Pour avoir connu les péripéties que l’on sait avec mon Roman de San-Antonio – l’éditeur initial qui jette l’éponge, sans l’avoir lu, au simple motif qu’il ne saurait vendre « une telle somme » sur cet auteur, et les deux ou trois autres, ensuite, qui ne tarissent pas d’éloges à son sujet tout en s’avouant « désolés », pour les mêmes raisons, d’être « empêchés » de le publier, qu’il se présente en un ou deux tomes –, j’ai fini par me faire ma religion. Ne faudrait-il pas y voir, comme pour les établissements scolaires qui pourraient s’honorer de porter le nom de Dard mais ne se s’y risquent pas, un signe des temps où la frilosité générale s’accompagne (ou naît ?) d’un « wokisme » castrateur ?

Pensez ! Avec tout ce que San-Antonio a publié de pendable, les braves gens qui « n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux » ne sauraient voir aujourd’hui en lui et en ses (bons) mots qu’un écrivain coupable des maux les plus affreux : « de biphobie, de cissexisme, de grossophobie, d’homophobie, de lesbophobie, de psychophobie, de religiophobie, de transphobie, de validisme, j’en passe et des pires comme la misogynie, la misanthropie et le racisme… évidemment ! Voire de handicapophobie, je néologise, pour oser moquer la phénoménale difformité (sexuelle) dont souffre Monsieur Félix* » (un de ses personnages récurrents qui n'est pas sans rappeler un certain Louis-Ferdinand Destouches).

Là, San-Antonio entonnerait son couplet sur les cons, capables de le rendre xénophobe, s’agissant à l’en croire des seuls « véritables étrangers de l’existence »… N’empêche que la question est posée : « En cette époque si peu épique, tristounette, castratrice et révisionniste où l’humour, autre que potache, incolore, inodore et insipide, dénué d’audace, ne court plus guère les rues* », pourrait-il continuer d’écrire d’aussi truculente façon sans que les tenants de la cancel culture ne lui tombent sur le paletot à tout propos jusqu’à le clouer au pilori ?

« Un mot de travers, même au second degré de moins en moins perceptible par la cohorte grandissante des ignares (qui croient tout savoir) et des honnêtes gens aux bonnes manières (s’érigeant volontiers en juges sentencieux), cautionnés par les spécialistes des petites phrases et du moindre embryon de polémique potentielle, estampillés info continue, et il serait taxé de toute l’ignominie du monde*. » À moins qu’il ne trouve au contraire, stimulé par les circonstances, un moyen inattendu, à la hauteur de son génie, de contourner les limites désormais imposées à la liberté d’expression ?

Moralité : pour la « défense et l’illustration » de Frédéric Dard dit San-Antonio en 2022, lequel tentait simplement dans ses écrits d’exorciser son désespoir face à l’incommensurable bêtise humaine (cf. Brel, « désespéré mais avec élégance »…), il y faut, c’est certain, « du panache et de l'audace ». Comme à Saint-Chef en Dauphiné et comme en Roussillon, au pays de l’irréductible Pablo Casals, où Balzac éditeur (dont les rencontres littéraires et musicales estivales autour de Brel et de Trenet ont scellé notre rapprochement) a décidé dard-dard d’ajouter Le Roman de San-Antonio à son catalogue. Six mois après une édition collector à tirage limité, nominative et numérotée, rendue possible grâce aux amis de San-A. et de la chanson.

On avait craint, un temps, que sa sortie en librairie, avec ses deux tomes, ne relevât des Illusions perdues. C’était compter sans Balzac*, justement, grâce auquel le « grand public » aura accès à cette maxi-dose de San-Antonio (si toutefois les médias veulent bien s’en faire l’écho) ; où l’on découvre une pensée certes politiquement incorrecte mais tellement visionnaire (c’est fou ce qu’il reste actuel !), révolutionnaire et jubilatoire qu’elle devrait, c’est sûr, « vacciner de la médiocrité, de la bêtise et de la méchanceté ».

À travers cette double histoire de Frédéric Dard et du « féal de [ses] féaux », m’a dit un journaliste tout récemment, « c’est plus qu’une biographie d’un grand écrivain, plus qu’un témoignage inédit que vous proposez : c’est l’Homme dans son époque que vous décrivez sous forme d’un récit où tout le monde peut se reconnaître. » Merci, m’sieur ! Rétrospectivement, votre commentaire m’a fait regretter de n’avoir pas utilisé en exergue de l’ouvrage cet avertissement éloquent de San-Antonio (tiré comme par hasard de J’suis comme ça) :

« Levez la main droite et dites je le jure.
– Je le jure !
– Baissez la main. Les personnages de ce récit sont-ils purement imaginaires et fictifs ?
– Je le crois, mais comme disait une femme adultère : tout le monde peut se tromper.
– Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé ne serait-elle que pure coïncidence ?
– Sûrement pas, car tous les hommes se ressemblent. Ils sont groupés par catégorie. Il y a les c… ; les moins c… ; les pas trop c… et les autres, c’est-à-dire les très c… Il n’y aurait donc rien de surprenant si certains lecteurs se reconnaissaient dans ces pages. »

Tout compte fait, il y a une morale dans cette comédie humaine. Parce qu’ils ont les foies, les demi-sels se font la malle ? Qu’à cela ne tienne, on n’en meurt pas et il reste toujours au moins un cador chez messieurs les hommes pour régler son compte à la frilosité ambiante. Résultat : faites chauffer la colle pour la fête des paires (tire-m’en deux, c’est pour offrir !), car ceci est bien une pipe… Et nous voilà ce soir : champagne pour tout le monde ! Pour la suite, le travail d’info éventuel des journalistes, nul besoin de se mettre la rate au court-bouillon : advienne que pourra et en avant la moujik !

__________________

* Pour mémoire, l'auteur de La Comédie humaine fut également éditeur (notamment des Oeuvres Complètes de Molière).

MOI, L’AUTEUR DE JALLIEU…

En attendant – petite leçon en forme de San-Antonio pour les nuls – je vous propose de partir ensemble sur les traces de Frédéric Dard. Suivez le guide. On a commencé par la fin, par Saint-Chef où il repose aujourd’hui, sous une dalle qu’il a voulue à ses deux noms (« Frédéric Dard dit San-Antonio, 1921-2000 »), avec vue quand la météo sourit sur le mont Blanc. Le temps de quelques confidences discrètes, quasiment filiales, qui ne regardent personne… et nous opérons un saut d’une vingtaine de kilomètres (et de soixante-dix-huit ans !). Jusqu’à Jallieu, où le futur romancier naquit le 29 juin 1921 au premier étage, 75 Grande Rue (aujourd’hui rue de la Libération), du bureau de poste : quoi de plus normal pour quelqu’un appelé à devenir un homme de lettres !

Baptême à l’église toute proche, puis – après un « détour » d’une soixantaine d’années par Saint-Chef, Lyon, Les Mureaux, l’île Saint-Louis, Gstaad et Genève – retour à Bourgoin-Jallieu en 1982 (les deux villes ont fusionné en 1967) pour la pose officielle d’une plaque sur sa maison natale, en présence de son père Francisque. « Je me rappelle le bureau de poste où je suis né et qui reste obstinément clos depuis. Comme s’il attendait que je disparaisse pour trouver une nouvelle vocation*. » Aujourd’hui, il est le siège intermittent d’associations locales… Souvenirs, souvenirs : « À cause de Bourgoin-Jallieu, j’ai pu mesurer à quel point nous sommes les enfants de notre enfance. Je sais maintenant combien sont essentiels, riches et fertilisants les premiers souvenirs d’un homme. Je me reverrai toujours, accroché à la main de ma grand-mère, par les rues silencieuses de Jallieu*. »

Quatre ans plus tard, Frédéric Dard revient sur ces mêmes lieux pour inaugurer le « Bar San Antonio » (sans trait d’union, pour éviter tout problème avec l’éditeur). Avant de le laisser couper le ruban (un collier de neuf mètres de saucisses !), on lui fait parcourir la ville dans une Citroën décapotable de 1931 (avec Françoise et Joséphine), ovationné par les habitants.

Il faut dire qu’entre-temps, celui qui signe désormais tous ses livres « San-Antonio » (depuis qu’en 1979, à l’occasion de Y a-t-il un Français dans la salle, l’auteur de romans noirs à l’écriture ciselée a « opéré la jonction » avec la luxuriance san-antonienne) a publié son chef-d’œuvre, Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches ?, où le narrateur se nomme… Charles Dejallieu (lumineux pour qui sait que Dard se prénommait Frédéric Charles Antoine et que ses deux premiers prénoms lui servirent longtemps de pseudonyme).

Mais reprenons le cours de notre voyage. Impossible de quitter Bourgoin-Jallieu, ses place et rue Frédéric-Dard, sans un clin d’œil à l’Objet Dard érigé et inauguré en 2004, en présence de la famille : un ouvrage à son image, d’une taille impressionnante (deux mètres de haut sur six de large), réalisé par le plasticien Bertrand Lavier. Ni une pyramide ni un obélisque, encore moins un mur des lamentations, mais « un anti-monument funéraire » où sont gravés en rose fluo sur du granit vert les titres des 174 San-Antonio (en format de poche), de Réglez-lui son compte ! à Lâche-le, il tiendra tout seul. L’occasion de pointer du doigt Ceci est bien une pipe, qui fêtait en 1999 les 50 ans de San-Antonio et de son Grand Connétable de la San-Antoniaiserie (suivez mon regard), intronisé pour la vie dans cet antépénultième épisode de la saga. Un an plus tard, un an seulement, Frédéric tirait sa révérence à Bonnefontaine…

 

SAN-ANTONIO FAIT SON TROU EN BASSE-GRUYÈRE

Nous y voilà dans ce petit village de Suisse (encore) romande, à quelques encablures de l’alémanique Fribourg. Bonnefontaine. Là où « l’auteur de Jallieu », comme il se qualifiait lui-même dans ses écrits, a vécu ses dernières années, dans une vieille ferme qu’il avait rénovée et conservait en activité, baptisée L’Eau vive… Si je ne vous ai pas dit cent fois que « Frédo » adorait la chanson autant que moi, je ne vous ai jamais rien dit ! Un saint Antoine (forcément) nous accueille sur le seuil du saint des saints du paradis san-antonien.

J’en connais qui se damneraient pour y passer la nuit : son bureau à l’étage, dans un recoin de sa chambre, où il écrivait exclusivement ses romans ; le salon-bibliothèque du rez-de-chaussée où il s’attelait à ses pièces de théâtre et répondait à son courrier… Ses livres, qui recouvrent les murs de l’escalier et de toutes les chambres. Les siens, la plupart de ses originaux – son premier San-A. publié à Lyon en 1949 mais aussi ses premiers textes signés Dard, depuis La Peuchère en 1940, et tous les autres romans sous pseudos de sa période lyonnaise (il n’arrivera aux Mureaux qu’en mars 1949) – et ceux de ses auteurs de prédilection, par centaines ; tiens, dans le lot, un Putain de chanson d’un certain Hidalgo et le Trenet de Cannavo publié chez Hidalgo Éditeur… Ses photos, celles des siens, sa présence partout entre ces murs, fantomatique et pourtant presque palpable. Sa chambre… où il est mort le 6 juin 2000.

J’ai cité La Peuchère, son premier texte publié en 1940, une grande nouvelle écrite à 17 ans… Incroyable surprise ! Joséphine et Abdel nous offrent la primeur d’un document unique entre tous : la maquette du futur ouvrage réalisée et annotée à la main par le jeune Frédéric en personne ! Le saint des saints, cette fois-ci, de son œuvre. Émotion. Merci Joséphine, merci Abdel, merci de nous avoir permis de feuilleter ces pages si modestes marquant paradoxalement la naissance d’une immense carrière, et merci de nous permettre d’en reproduire ici la couverture en « exclusivité mondiale » ! Un travail artisanal, à la valeur affective à présent inestimable, destiné à rejoindre le Musée Frédéric-Dard de Saint-Chef en Dauphiné.
 

AU MUSÉE FRÉDÉRIC-DARD DE SAINT-CHEF

Encore en herbe, celui-ci offre déjà un concentré de la vie et de la carrière de Frédéric, retracées par différents panneaux : illustrations diverses, affiches de films adaptés de ses livres et/ou dialogués par lui, affiches et programmes de ses premières pièces de théâtre, correspondance, photos de ses parents et grands-parents… et même du dénommé Louis Berruyer, l’unijambiste qui lui inspira son personnage de Bérurier ! Ses livres évidemment, en éditions souvent originales, pas loin de trois cents (vendus à 220 millions d’exemplaires de son vivant, mais parfois, pour les premiers, tirés seulement à quelques centaines), ainsi que ceux des « Nouvelles aventures de San-Antonio » signées Patrice Dard.

Enfin, son dernier bureau venu directement de Bonnefontaine et puis, bien protégée sous une cloche en verre, sa dernière machine à écrire (une IBM électrique à boule) sur laquelle – ô étranges et fascinantes circonvolutions du hasard – est glissée la page d’un San-Antonio où figurent quelques corrections manuscrites. Sur des dizaines de milliers de pages tapées par le Grand Frédéric, il a fallu que celle-ci soit précisément celle, tirée du tapuscrit de Ceci est bien une pipe, où il me proclame Grand Connétable de la San-Antoniaiserie !!! « Je connaissais la chanson, paroles et musique, comme dirait mon cher Fred Hidalgo, le plus féal de mes féaux… »

À BONNEFONTAINE AVEC BÉRURIER ET LES SAINT-CHEFFOIS

Mais pour l’heure, nous sommes toujours en Suisse où nous attendons des amis de Saint-Chef, justement, membres de son comité de jumelage. Figurez-vous que le village où Frédéric vécut adolescent est jumelé depuis 1982 à celui où il fit son trou en Basse-Gruyère ! Il y a des projets dans l’air et de la convivialité à tous les étages. À l’extérieur, le compère Bérurier (alias Marc Armanet) m’a rejoint dans le « jardin Frédéric-Dard » pour commenter la raclette en préparation et les vins ad hoc auxquels il n'a pu s'empêcher de jeter un coup d’œil... Pinaud, frileux, a dû rester près de la cheminée du salon, la goutte au nez et un verre de muscadet en main.

Pour sceller l’amitié franco-helvétique, nous voilà ensuite réunis autour de la fontaine du village, en compagnie du joyeux maire de Saint-Chef en Dauphiné, Alexandre Drogoz, et de son équivalent suisse, le « syndic » Nicolas Lauper. Normal pour un bourg nommé Bonnefontaine. Sauf qu’il fallut attendre Frédéric pour voir renaître une fontaine dans la commune… Elle fut inaugurée en sa présence le 5 mai 1991, avec cette inscription signée Dard : « La seule vraie richesse, c’est l’eau. » On en convient sans difficulté en trinquant les uns les autres en mémoire de lui, deux fois plutôt qu’une, avec le jus de la treille local, le sympathique blanc du cru, avant d’aller déguster de succulents plateaux de fromage, dont un « San-Antonio » pas piqué des hannetons et suffisamment bien arrosé pour nous rendre chèvre !


AU PARADOU DE FRÉDÉRIC ET FRANÇOISE DARD

Enfin, chacun s’éparpille en prenant date pour de futurs lendemains qui chantent. Notre séjour privé au « Paradou », près de Genève – où vivaient Frédéric, Françoise et leurs enfants Abdel et Joséphine, jusqu’à ce que celle-ci fût kidnappée en février 1983 – relève ensuite de l’intime. Françoise Dard reste une jeune femme de 80 ans (oui, je sais, mais elle les porte tellement bien…), aussi avenante que lorsque je l’ai connue il y a plus de cinquante ans (!), pleine de vie, d’allant et d’envie que l’œuvre de Frédéric survive à l’homme. À une journaliste du Dauphiné Libéré qui lui parlait du Roman de San-Antonio, Françoise insistait pour qu’elle note bien que « c’est l’ouvrage le plus juste jamais écrit sur Frédéric »

Des bouquins et des bibliothèques, la maison en regorge, véritable caverne d’Ali Baba pour l’admirateur de l’écrivain. Voici son salon qui accueillit tant d’amis, d’Albert Cohen à Léo Ferré ; sa chambre, la nôtre… avec un tableau composé de couvertures de ses livres et d’un portrait signé par lui « à Françoise, éperdument ». Bien sûr, son bureau où il écrivit moult chefs-d’œuvre… et les deux cents premières pages de Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches.

Être hypersensible, Frédéric Dard « sentait » souvent les drames à venir (il n’était pas du genre à s’en vanter mais ses proches témoignent de ce don indéniable et un peu effrayant). En l’occurrence, comme si la mise en abyme de la fiction avec le monde de « l’auteur de Jallieu » ne suffisait pas, Frédéric, pris d’une surprenante prémonition, vit son roman brusquement projeté dans la plus improbable et cruelle des réalités. Juste avant l’enlèvement de Joséphine, chloroformée dans sa chambre du premier étage, à laquelle le ravisseur avait accédé par une échelle, pendant que ses parents dormaient, le romancier « à grands tirages » Charles Dejallieu avait imaginé le rapt de sa belle-fille…

Par bonheur, après de rocambolesques péripéties, tout rentra assez vite dans l’ordre, mais, se sentant coupable d’avoir défié le destin, Frédéric remisa son texte dans un placard, décidé à l’oublier, et s’installa à Bonnefontaine. Il se rappela pourtant à son bon souvenir quelques mois plus tard et fit de ce livre interrompu une merveille d’humanité. En couverture un petit garçon, les mains sur les hanches pour masquer une infirmité qui le handicapa durant toute sa vie…

Comment, vous ne l’avez pas (encore) lu ? Quelle chance vous avez ! Et vous autres, qui ne connaissez toujours pas San-Antonio (vous êtes bien à plaindre si vous ne faites rien pour y remédier) sous prétexte qu’il n’est plus en odeur de sainteté aujourd’hui où le moindre sein échappé d’un décolleté effarouche le monde entier, méditez donc cette déclaration du grand Descartes à son sujet, après avoir lu un de ses livres sur épreuves : « …Ça n’a pas été une épreuve pour moi ! San-Antonio vient de me faire comprendre ce qu’aurait dû être ma carrière. Jamais on n’est allé aussi loin dans la fantaisie. Jamais imagination ne s’est à ce point libérée des contingences. Pour San-Antonio, seul compte l’humour. Il va jusqu’au bout de son propos qui est de nous faire rire. Rien ne l’arrête, pas même la réalité, car la réalité est banale. Que n’ai-je adopté en mon temps sa méthode ? J’aurais ainsi évité bien de vains discours ! »

CQFD ? Sans doute. Laissons pourtant le mot (cartésien) de la fin à Frédéric Dard : « Si San-Antonio n’existait pas, je l’aurais inventé ! »

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*La plupart des citations figurant dans cet article sont tirées du Roman de San-Antonio. Disponible en librairie dès ce 14 novembre 2022 (et sur les principales plateformes de vente en ligne : Fnac, Mollat, le Furet du Nord, Amazon, LaLibrairieDecitre, DialoguesChapitre, etc.) chez Balzac éditeur. Qu’on se le dise et – mieux encore, si vous l’avez apprécié avec son édition collector parue en avril – vous aurez à présent tout le loisir de le conseiller à vos amis, voire de l’offrir en cadeau à l’occasion des fêtes de fin d’année…

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4 mars 2019 1 04 /03 /mars /2019 15:29

Ou l’Histoire vécue en direct… 80 ans après !


Ce n’est pas directement de chanson dont je viens vous parler aujourd’hui, bien qu’elle soit immanquablement présente pour rappeler les erreurs du passé et montrer le chemin à tracer, c’est d’Histoire vécue en direct. Elle s’est écrite dimanche 24 février 2019, à Argelès-sur-Mer, après Montauban et Collioure. J’y étais, je n’aurais manqué ce moment symbolique pour rien au monde, et c’est un devoir pour moi d’en témoigner.

Passé largement inaperçu chez nous, le déplacement officiel dans le Tarn-et-Garonne et les Pyrénées-Orientales du président du gouvernement espagnol – le socialiste Pedro Sánchez – pour rendre hommage à la mémoire des Républicains espagnols exilés en France il y a quatre-vingts ans (dont beaucoup furent aussitôt parqués dans des camps de concentration), a constitué un acte extrêmement fort qui figurera, c’est certain, dans les futurs manuels d’Histoire. Encore une occasion perdue par nos médias nationaux, trop obsédés par l’écume souvent écœurante de l’actualité, dégoulinante de racisme, d’antisémitisme, de violence et de polémiques entretenues avec complaisance, pour prendre conscience de l’essentiel : en l’occurrence de l’exemplarité humaniste de cette visite.

J’avais anticipé l’événement sur ma page Facebook personnelle (voir page Fred Hidalgo), avec l’illusion qu’il permettrait de rendre enfin aux « miens », ceux du moins d’où je viens, la place qu’ils devraient occuper dans l’Histoire de France au lieu d’être toujours l’objet d’une invraisemblable indifférence. Perdu. À quelques exceptions près, rien de changé aujourd’hui de ce côté-ci des Pyrénées, silence radio-télé général le jour même et les suivants. Pourquoi ? Peut-être parce que ces quelque 500 000 Républicains (oui, avec un R majuscule) firent en sorte de s’intégrer le plus vite et du mieux possible à leur pays d’adoption, sans faire de vagues, pour lui apporter non seulement leur force de travail mais surtout le meilleur d’eux-mêmes. Leur solidarité pleine et entière, en un mot.

Indifférence en France, donc, mais occultation totale de leur existence dans l’Espagne franquiste qui, quarante ans durant, fit tomber sur eux une véritable chape de plomb. Jusqu’à ce que les socialistes, revenus au pouvoir après la mise en œuvre d’une Constitution nationale approuvée en 1978 par près de 90% du pays, dans toutes ses composantes régionales, décident de favoriser la « récupération » de la « mémoire historique » – et ce sous toutes ses formes, y compris dans la recherche de fosses communes (on vient encore d’en découvrir une, cette semaine, comprenant les restes de trois mille prisonniers républicains exécutés à Madrid entre avril 1939 et février 1944 – source El País, 2 mars 2019).


L’Espagne demande pardon

Ce déplacement de Pedro Sánchez en est une démonstration éclatante. Un geste fort pour l’Histoire, c’est une évidence, car c’est la première fois qu’un président de gouvernement espagnol en exercice venait se recueillir sur la tombe de Manuel Azaña, dernier président de la République espagnole, mort en 1940 à Montauban, puis sur celle du grand poète Antonio Machado, chantre de l’unité espagnole et citoyen du Monde avant tout, décédé le 22 février 1939 à Collioure. La première fois en quatre-vingts ans !

La première fois aussi et surtout, sur le site même de l’ancien camp de concentration d’Argelès, devant des dizaines de familles d’anciens combattants antifranquistes passés par ce lieu d’épouvante (où nombre d’entre eux moururent de froid, de privations et de manque de soins), qu’allaient être prononcés ces mots qu’elles attendaient – que NOUS attendions tous, depuis toujours, enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants (français) de l’exode républicain (espagnol), ce qu’on a appelé la Retirada. En substance : « L’Espagne demande pardon aux républicains espagnols exilés et s’incline devant tous ces oubliés de l’Histoire dont le seul “tort” fut celui de défendre la liberté et la démocratie face au fascisme… »

Un hommage des plus émouvants car manifestement authentique, venu du cœur et de l’empathie d’un homme conscient de remplir enfin les devoirs politiques d’une nation que la raison exigeait depuis si longtemps ; bien trop longtemps. Sánchez : « L’Espagne aurait dû vous demander pardon beaucoup plus tôt. » Des mots de reconnaissance et de compassion ponctués dans l’assistance de larmes spontanées d’émotion irrépressible, à la pensée des hommes et femmes auxquels ils s’adressaient par-delà le temps : « On aurait aimé que nos parents voient cela… » Des paroles de culture et de générosité étroitement imbriquées, pour dire enfin la vérité des faits, dans la foulée d’une citation d’Albert Camus sur les leçons de la guerre civile, répétition générale de la Seconde Guerre mondiale, banc d’essai pour Hitler et Mussolini, et théâtre de la lâcheté des démocraties européennes décidant d’une criminelle et imbécile politique de non-intervention. Perfide Albion ! Avec la France, hélas, dans son sillage…

Un constat vécu dans leurs chairs par Machado et Azaña, le poète et l’homme politique, dont le rôle respectif majeur a été occulté voire calomnié pendant plus d’un demi-siècle auprès du peuple espagnol… Mais aussi, rappelait Pedro Sánchez, par Jorge Semprun, grand écrivain hispano-français, le premier en Espagne, une fois devenu ministre de la Culture d’un gouvernement socialiste, à se battre pour cette reconnaissance des souffrances infligées aux exilés. Dont les enfants d’alors, à défaut de leurs parents dont il reste fort peu de survivants, se souviennent encore ; tel Angel : « Dans des situations extrêmes comme celle-là, tu te vides entièrement, parce que tu as perdu tout espoir, tu as tout perdu. Et quand tu arrives à dix ans, tu n’es plus un enfant, tu es un vieillard… Un vieillard qui attend la mort. »

Pas pleurer

Gravée noir sur blanc, cette reconnaissance figure désormais en toutes lettres sur le monolithe érigé par la Ville d’Argelès en 1999, à l’entrée de l’ancien camp, en mémoire des plus de 110 000 Républicains parqués sur la plage cernée de barbelés pendant cet hiver 39 glacial. « Leur malheur : avoir lutté pour défendre la démocratie et la République contre le fascisme en Espagne de 1936 à 1939. Homme libre, souviens-toi. » À côté de cette inscription, le chef du gouvernement espagnol a dévoilé une plaque aussi sobre dans la forme qu’éloquente dans le fond : « Le gouvernement d’Espagne rend hommage aux exilées et exilés espagnols, combattants pour la liberté, en ce 80e anniversaire de l’exode républicain espagnol. »

On ne se rend peut-être pas bien compte de la portée de cette simple phrase, mais elle est immense, même aujourd’hui, si longtemps après les faits, surtout aujourd’hui, peut-être, où l’extrême droite franquiste relève la tête en Espagne en réaction au nationalisme catalan. Franco doit se retourner d’autant plus dans sa tombe que Pedro Sánchez et son gouvernement ont décrété l’automne dernier l’exhumation de sa dépouille du mausolée gigantesque, El Valle de los Caídos, qu’il s’était fait bâtir après-guerre au prix de milliers de vies, dit-on, de prisonniers républicains.

Des larmes dans l’assistance… Émotion incontrôlable. Mais des larmes de joie, trop longtemps retenues : « Pas pleurer… » insistait ma grand-mère en arrivant dans la nuit et la froide solitude de l’exil avec ses deux filles après avoir tout perdu, et d’abord son mari, tandis que son plus jeune fils agonisait sur la plage d’Argelès ; Pas pleurer, se souvenait aussi Lydie Salvayre, prix Goncourt 2014... Pas pleurer malgré la détresse, jamais en public du moins… jusqu’à pouvoir pleurer ensemble, pleurer enfin au grand jour à l’écoute de ces mots que l’on désespérait d’entendre officiellement : « L’Espagne demande pardon aux exilés et s’incline devant leur sacrifice... »


L’air de la bêtise

Oui, j’y étais, devoir de mémoire oblige envers mon père, deux de mes oncles dont le peintre Lamolla, pas encore trentenaires, confinés ici avec les autres, tous les autres, dans des conditions infâmes. En témoigne aujourd’hui une exposition de photos d’archives sur des pancartes plantées dans le sable à l’endroit même où les Républicains creusaient des trous pour tenter d’échapper au froid et à la tramontane, où ils enterraient ceux de leurs compatriotes qui n’y résistaient pas…

Devoir de mémoire. Mais aussi devoir de citoyen face à l’obscénité d’une bande d’indépendantistes catalans, soutenus par un groupe de gilets jaunes (de quoi se mêlaient-ils, ceux-là, sinon d’entretenir délibérément le désordre et la confusion ?!), s’évertuant à empêcher, par la vocifération et les insultes, le déroulement de cette commémoration. Comme si des militants d’extrême gauche (ou d’extrême droite) s’en étaient pris à une cérémonie au camp de Drancy par exemple, en mémoire des juifs français qu’on allait déporter à Auschwitz. Une attitude aussi stupide qu’injustifiable, qu’on ne sait trop qualifier sur la gamme allant de la bêtise inconsciente à l’ignominie assumée...

Il a fallu que le préfet, j’imagine, seul officiel français présent en plus du maire d’Argelès et de certains de ses collègues comme celui, communiste, de Cabestany, demande la venue d’une escouade de gendarmes pour que ceux-ci fassent reculer ces excités d’une vingtaine de mètres derrière un cordon de sécurité… Mais quel irrespect envers la mémoire de ces gens, démunis de tout sauf de désespoir, passés en ces lieux ! Dans ce contexte hautement symbolique, éminemment historique, ô combien attendu par les descendants de ce demi-million de rescapés des chemins enneigés de l’exil, poursuivis en janvier-février 1939 par les troupes franquistes, sous les bombardements nazis de la légion Condor, le déferlement de haine de ces autoproclamés « antifascistes » de février 2019 faisait peine à voir et à entendre – un sentiment partagé unanimement par l’assistance composée pour l’essentiel de « Filles et fils de Républicains espagnols et enfants de l’exode », dont beaucoup arboraient des photos de leurs chers disparus. Sur le monolithe aussi, des portraits avaient été posés, de même que quelques lettres et poèmes : « Je me souviendrai de toi et de vous tous ; je ne vous oublierai pas », notait ainsi Corinne en hommage à son grand-père José….

On peut toujours se parler, dialoguer, mais dans la sérénité, pas dans l’imprécation et en aucun cas, quand l’on est de bonne foi ou simplement « quelqu’un de bien », dans de telles circonstances, en profanant ainsi la mémoire d’hommes et de femmes chassés de leur pays par le nationalisme. Surtout pas à ce moment-là, surtout pas là… Pas à Argelès. Ni à Collioure plus tôt, où ils s’étaient déjà déplacés pour siffler Pedro Sánchez et huer le drapeau de la République espagnole (oui, le drapeau républicain ! Le journal… L’Indépendant catalan, stupéfait, le soulignait dans son compte rendu en temps réel). Pour traiter en outre de « fascistes » (!) la délégation espagnole, au sein de laquelle figuraient entre autres la grande romancière Almudena Grandes, le fameux historien irlandais Ian Gibson, auteur d’ouvrages qui font autorité sur Lorca, Machado, la guerre d’Espagne, etc., ou encore la chanteuse Rosa León (1), figure de la chanson contestataire…

Ils n’étaient pas à Montauban en début de matinée, dans le Tarn-et-Garonne occitan il est vrai et non dans les P.-O. catalanes (où ils allaient défiler derrière une banderole affichant clairement la couleur : « Ni França ni Espanya : Països catalans »), mais sans doute auraient-ils traité pareillement Paco Ibañez de fasciste (comme ils le font à l’encontre de tous ceux qui n’adhèrent pas à leurs idées sécessionnistes et identitaires, fussent-ils leurs propres parents) ; puisque le chantre espagnol du combat poétique (2) contre l’oppression véritable s’était recueilli en compagnie de Pedro Sánchez sur la tombe de Manuel Azaña.

« Une insulte à leur mémoire »

Le lendemain, le quotidien El País (l’équivalent espagnol du Monde) rapportait ces événements : « Sánchez a d’abord attendu calmement, mais indigné, que les cris et insultes s’arrêtent, et puis il a continué en constatant qu’il s’agissait d’un groupe qui osait traiter de “fascistes” les propres familles des exilés qui étaient venus pour cet hommage, inclus quelqu’un comme Nicolás Sánchez Albornoz (3), un républicain qui s’évada du Valle de los Caídos, ou encore Almudena Grandes et Ian Gibson. » Quelle incroyable indécence !

Et partout dans l’assistance, ce même constat désolé, ces mêmes commentaires désabusés : « Ils veulent se faire passer pour des victimes d’une oppression imaginaire ; ce sont des jusqu’au-boutistes qui privilégient la confrontation avec un gouvernement de droite dure plutôt que le dialogue et les négociations avec un gouvernement de gauche… »

Des événements et une évidence qu’en termes plus diplomatiques allait commenter l’ambassadeur d’Espagne, qui accompagnait Sánchez dans son déplacement, en réponse aux questions de L’Indépendant : « Il y a eu un groupuscule d’indépendantistes catalans qui ont hué le président du gouvernement. Ils ont insulté le président du gouvernement ainsi que les exilés d’Espagne alors qu’un certain respect de la mémoire s’impose. Le fait que monsieur Puigdemont insiste pour se définir comme un exilé est une insulte à leur mémoire. […] L’Espagne est une démocratie et un État de droit qui consacre la séparation des pouvoirs. La Justice est indépendante. En Espagne vous pouvez défendre n’importe quelle idée tant que vous n’agissez pas contre la loi. […] En France, les gens ont compris que la dérive indépendantiste est illégale, irrationnelle, non démocratique et tout à fait folle. […] Avec [leur] référendum, les indépendantistes catalans ont agi contre plus de la moitié de la Catalogne, en voulant faire croire que c’était une société uniforme. »

À propos du célèbre « exilé » dans une villa grand luxe de Bruxelles, qui ose comparer implicitement sa fuite pitoyable en voiture de fonction à celle, réellement tragique, des Républicains de la Retirada, on se croirait dans la chanson posthume de Brassens, Tant qu’il y a des Pyrénées. De la réalité aux faux-semblants… Histoire de faussaires. Notre Bon Georges avait décidément tout dit, tout anticipé de ces comportements que l’on qualifierait volontiers de puérils s’ils n’étaient dangereux à terme pour l’Europe.

Après le Frente Popular,
L’hidalgo non capitulard
Qui s’avisait de dire « niet »
Mourait au son des castagnettes...

J’ai conspué Franco la fleur à la guitare
Durant pas mal d'années ;
Faut dire qu'entre nous deux, simple petit détail
Y avait les Pyrénées !

L’alliance des nationalismes

Comment comprendre l’engagement d’individus capables de fouler aux pieds la mémoire de centaines de milliers d’hommes et de femmes qui, eux, furent confrontés au fascisme « pour de vrai » ? L’actualité factuelle livre un élément de réponse : si le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez a été mis en minorité le 14 février dernier au parlement, entraînant sa chute et de nouvelles élections générales (prévues le 28 avril), c’est parce qu’une alliance nationaliste s’est réalisée contre lui et le budget visiblement trop social qu’il présentait au vote des députés. Alliance objective et majoritaire des nationalismes andalous (d’extrême droite), castillans (de droite conservatrice) et… catalans indépendantistes. Comme l’écrivait L’Humanité du même jour : « Droite et nationalistes catalans ont voté contre la loi de finances, précipitant une nouvelle élection. »

Et Le Monde de constater ce navrant épilogue, citant notamment la porte-parole de Podemos, parti né du mouvement des Indignés et allié au Parti socialiste ouvrier espagnol : « Le budget le plus social de l’Histoire tombe. Des millions de personnes allaient voir des améliorations de leurs conditions de vie. Les mesures visant à augmenter de 60 % les aides aux personnes dépendantes, le financement de la santé et de l’éducation publiques, les bourses et les investissements, ou encore la gratuité des médicaments pour les retraités en difficulté, l’augmentation du congé paternité, les taxes Google et l’impôt sur les transactions financières, ne verront pas le jour. »

C’est dire l’intérêt réel de ces partis pour l’amélioration des conditions de vie de leurs concitoyens... À leur bien-être social, ils préfèrent ouvertement une politique nationaliste partisane, qu’elle soit unitaire ou de rupture. De quoi donner une fois de plus raison au poète, Antonio Machado, qui écrivait ceci (le 6 juin 1937 dans la revue Hora de España) : « De ceux qui prétendent être galiciens, catalans, basques, d’Estrémadure, castillans, etc., plutôt qu’espagnols, soyez toujours méfiants. Ce sont généralement des Espagnols incomplets et insuffisants, desquels on ne peut rien attendre de grand. » (4) Depuis, ces lignes ont servi d’argument aux indépendantistes pour rejeter le poète et l’ensemble de son œuvre sous prétexte d’« anticatalanisme »… Ah ! les imbéciles heureux qui sont nés quelque part...

La seconde mort du dictateur

Passons et revenons-en à l’essentiel. À la cérémonie d’Argelès-sur-Mer.

Là, devant le monolithe rappelant l’existence de ce camp de la honte gardé par des gendarmes et surtout des spahis à cheval qui avaient ordre de tirer si ses malheureux occupants cherchaient à s’évader, les mots de Pedro Sánchez, salués et applaudis chaleureusement par l’assistance, ont résonné pour l’Histoire. Puis, sans… cérémonie, et sans protection (autre que quelques gendarmes français disséminés dans la foule), il est venu à notre rencontre, pour converser cordialement.

J’étais en train de commenter son discours avec une dame octogénaire, en passant indistinctement du français à l’espagnol et vice-versa, quand le chef du gouvernement espagnol s’est présenté devant moi. Il m’a tendu la main et m’a dit : « Je vous remercie d’être ici, aujourd’hui. » Et moi, quelque peu pris de court : « C’est moi qui vous remercie d’être ici, il y a longtemps qu’on attendait ça, vous l’avez dit vous-même : l’Espagne aurait dû demander pardon beaucoup plus tôt. Alors, merci à vous, grand merci, vraiment ! » Je me suis adressé à lui en espagnol pour qu’il sache d’où je venais mais j’ai terminé en français pour qu’il comprenne bien qui je suis.

Là-dessus, la vieille dame a saisi la balle au bond, en espagnol, en tutoyant affectueusement le président qu’il est encore jusqu’au 28 avril (devant la désinformation actuelle selon laquelle son voyage aurait obéi à des motifs électoralistes, il est important de préciser que sa visite avait été annoncée début janvier, un mois et demi avant qu’il soit mis en minorité par les nationalistes) : « Dépêche-toi de sortir Franco de son mausolée, car si par malheur les autres devaient revenir… »

Rappelons qu’à côté des importantes avancées sociales qu’il prévoyait dans son budget 2019, le gouvernement espagnol se bat depuis la rentrée dernière (le terme de combat n’est pas exagéré) pour procéder à l’exhumation des restes du dictateur. Si la décision a été prise, votée à l’unanimité en conseil des ministres, sa mise en œuvre est contrecarrée par une fin de non-recevoir et toutes sortes de recours judiciaires de la famille, appuyée par l’Église espagnole (Franco est enterré dans la nef d’une basilique creusée au cœur de son sépulcre, juste en face d’un Christ en croix !), sans parler d’une partie du pays qui s’était bien accommodée du franquisme… J’en profite pour remercier personnellement Pedro Sánchez d’avoir eu ce courage, que NUL n’avait eu avant lui, et il nous répond à tous les deux, la dame et moi : « Rassurez-vous, on s’y emploie… »

 

Quand l’Histoire balbutie

Un autre fils d’exilé républicain, un peintre nommé Serrano (avec qui j’avais échangé aussi quelques mots – certaines de ses peintures du camp sont aujourd’hui visibles au mémorial de Rivesaltes), le remercie à son tour et lui demande sans ambages : « Pour quand la troisième République ?! » C’est la question qui nous taraude depuis longtemps, nous les fils et petits-fils des enfants de la République espagnole élevés dans le culte de sa mémoire avant d’être éduqués par la République française. Sourire compréhensif chez ce grand jeune homme de 47 ans, qui ne peut que rappeler, au milieu des seuls drapeaux de la République espagnole brandis avec émotion et fierté par plusieurs anciens, que « la Constitution de 1978 a restauré les valeurs de la République de 1931… »

Nous n’en saurons pas davantage. Le bain de foule se poursuit, Pedro Sánchez étreint et embrasse tendrement les plus âgés, qui sont visiblement de sa famille, non pas celle du sang mais celle qu’il s’est choisie, sa famille de cœur. Et puis, après s’être retourné dans un grand sourire, en entendant la vieille dame s’écrier : « Pedro, te apoyaremos, te apoyaremos ! » (Nous te soutiendrons), il s’engouffre dans une voiture pour retourner à Madrid où l’attend une nouvelle campagne extrêmement rude pour qui n’adhère pas au nationalisme « pur » et simpliste, toujours nauséabond, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne (5).

Lui continuera de promouvoir ses idées de progrès, de tolérance dans une Europe unie, de paix, de compassion et de pardon comme disait le Président Azaña cité par lui ce dimanche (« paz, piedad y perdón »). Car l’Histoire balbutie. « Una de las dos Españas ha de helarte el corazón » (« Une des deux Espagnes te glacera le cœur »), écrivait Antonio Machado dans ses Proverbios y cantares, mis en musique ensuite par Paco Ibañez…

« Sur le plan humain, ils ont gagné… »

Il aura fallu attendre quatre décennies de démocratie pour qu’un chef de gouvernement espagnol, accompagné des ministres (femmes) de l’Éducation et de la Justice, s’incline enfin devant la tombe du poète et, fait plus symbolique encore, rende un hommage institutionnel au dernier président de la République espagnole. Mieux vaut tard que jamais. « L’Espagne le fait aujourd’hui, à plus d’heure certes, mais elle le fait avec la fierté de les retrouver à jamais. Et avec eux, poursuivait Sánchez, tous les autres qui furent contraints de fuir. » Et de mettre en garde ceux qui ne tireraient pas les leçons du passé, contre des lendemains qui déchanteraient à nouveau : « Je ne cherche pas à embellir l’exil de romantisme ni de sentiment épique. L’exil est toujours quelque chose d’abominable. Aujourd’hui encore, dans l’Europe entière, soufflent des vents de xénophobie. Les patries qui ont été durant tant de décennies des espaces d’échange et de rencontre, redeviennent des sources de conflits… »

La morale de ce voyage ?

On peut la trouver dans ces mots de conclusion (6) de Pedro Sánchez : « Je veux terminer en rappelant la phrase de Camus par laquelle j’ai commencé : “C’est en Espagne que ma génération a appris qu’on peut avoir raison et être vaincu, que la force peut détruire l’âme et que parfois le courage n’est pas récompensé.” Deux mois avant de mourir, Antonio Machado accorda une interview à un journaliste russe, dans laquelle il disait : “Ceci est la fin ; un jour prochain tombera Barcelone. Pour les stratèges, pour les politiques, pour les historiens, tout sera clair : nous avons perdu la guerre. Mais humainement, je n’en suis pas si sûr… Peut-être l’avons-nous gagnée ?” Aujourd’hui, quatre-vingts après, il n’y a aucun doute : sur le plan humain, ils ont gagné la guerre. »

« Ils ». Les Républicains espagnols. Lesquels constitueront ensuite le fer de lance de la Résistance française (forcément, aguerris comme ils l’étaient après trois ans de lutte contre le fascisme…) et futurs libérateurs de la capitale française avec la Nueve, la neuvième compagnie de la Deuxième division blindée, dont les chars portaient tous des noms espagnols ou de batailles de la guerre civile… Oui, cette reconnaissance officielle par l’Espagne, en ce dimanche 24 février 2019, restera dans les annales de l’Histoire. À la France, désormais, de faire de même.

(Photo-reportage à Argelès de Fred et Mauricette Hidalgo
Merci à
El País et à L’Indépendant pour les photos de Collioure et de Montauban)

Notes

1. Dans la vidéo plus haut, Rosa León reprend le titre populaire Ay Carmela sous lequel est connue la fameuse chanson utilisée par le camp républicain (El paso del Ebro), pour rendre un hommage particulier à la IIe République et particulièrement « aux femmes qui luttèrent et souffrirent pour elle ». Voici d’autre part son interprétation d’Al alba – l’une des trois principales chansons antifranquistes avec A galopar de Paco Ibañez (sur un poème de Rafael Alberti) et L’Estaca de Lluis Llách, mais écrite intra-muros, celle-ci, au temps où il fallait se montrer plus subtil que la censure grossière imposée au monde artistique. Pour la détourner, son auteur Luis Eduardo Aute fila la métaphore d’un amour à renaître alors qu’il en appelait en réalité au soulèvement du peuple et à la renaissance politique : « a l’alba », à l’aube d’un jour nouveau et tout proche pour le pays…

2. La vidéo où Paco Ibañez chante A galopar (après Nana de la Mora) en duo avec Joan Baez, est extraite du « Grand Échiquier » de Jacques Chancel, en 1973. Parmi les invités, on reconnaît notamment Melina Mercouri, Jean-Loup Dabadie, Jacques Debronckart et Yves Robert…

3. Nicolás Sánchez Albornoz ? L’un de ces Républicains anonymes cité expressément par Pedro Sánchez, comme il aurait pu nommer les pères de Leny Escudero ou de Paco Ibañez ou n’importe quel autre interné d’Argelès, tel un cousin « rouge » de ma mère, Eduardo, transféré ensuite au camp de Rivesaltes et après mai 40, avec l’assentiment du maréchal Pétain, à celui de Mauthausen…

4. « De aquellos que dicen ser gallegos, catalanes, vascos, extremeños, castellanos, etcétera, antes que españoles, desconfiad siempre. Suelen ser españoles incompletos, insuficientes, de quienes nada grande puede esperarse. […] Según eso, […] un andaluz andalucista será también un español de segunda clase […] y un andaluz de tercera. » (Antonio Machado, 6 juin 1937)

5. Sur les causes et conséquences du nationalisme catalan (qui « peut aujourd’hui donner le pire et provoquer une crise grave, en Espagne comme en Europe »), lire Le Labyrinthe catalan de l’historien Benoît Pellistrandi, spécialiste de l’Espagne. Dans cet essai tout récemment paru (chez Desclée de Brouwer), l’auteur explique que le « kaléidoscope » formé par l’Espagne depuis le retour de la démocratie (avec la création de communautés autonomes dont certaines, comme la Catalogne, ont peu à peu substitué à l’enseignement et à l’idiome nationaux leurs équivalents régionaux) « est devenu un obstacle intellectuel et sentimental à la pensée politique du tout de l’Espagne ». « Le récit catalan, précise et rappelle Le Canard Enchaîné (n° 5130), comble ce vide, avec d’autant plus de virulence que l’incroyable corruption qui entoure le leader historique catalan Jordi Pujol [dont Carles Puigdemont a été l’un des successeurs dans son parti et à la Generalitat, le gouvernement catalan] apparaît au grand jour dans les années 2000. La surenchère nationaliste de ces années-là fut aussi une manœuvre de diversion. Il n’échappe pas aux contre-vérités, ce récit nationaliste – “la déformation de l’Histoire, écrit Pellistrandi, a atteint en Catalogne des proportions qui devraient alerter n’importe quel démocrate” –, il n’échappe pas non plus au sectarisme. Le bon Catalan est par essence acquis aux thèses nationalistes, l’autre est un botifler, un traître. […] Pellistrandi conclut, pessimiste, que Pedro Sanchez et ses successeurs, quels qu’ils soient, ne sont pas près de sortir du labyrinthe. Il est, hélas, convaincant. »

6. Allocution de Pedro Sánchez : texte intégral.

• Rappelons l’existence d’un album essentiel sur le poète, Dedicado a Antonio Machado, chef-d’œuvre de l’auteur-compositeur-interprète catalan Joan Manuel Serrat ; ainsi que son récital éponyme, présenté ici en 1969 au Chili.

• Enfin : a) un complément d’info sur la Retirada, avec des unes et des coupures de presse de l’époque ; b) un documentaire très éclairant produit par le CNRS en 2012 : Mémoires de la Retirada (réalisation de Mora Chevais, sur un texte de Véronique Moulinié), à voir absolument ; c) le site spécifique du Mémorial du camp d'Argelès-sur-Mer (le plus complet et documenté qui soit, réalisé par l'historien Grégory Tuban en partenariat avec la Ville et l'association FFREEE).

 
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