Je me souviens du 9/09... et du reste
Aujourd’hui même, Claude Nougaro aurait 85 ans. Né la même année que le Grand Jacques (qui disait de lui à Tahiti : « Nougaro ? C’est le meilleur d’entre nous ! »), il a vécu toute sa vie sous le signe du 9, ou plutôt du neuf, du nouveau, du renouveau. Véritable phénix de la chanson française, ce natif du 9/09/1929 s’est appliqué comme nul autre à renaître de ses cendres pour repartir toujours de plus belle. Une fois sa formule musicale du moment arrivée à son apogée, alors qu’il aurait pu prolonger son succès longtemps encore, il préférait tourner la page et s’attaquer à un nouveau défi – quitte à passer sans transition d’une formation rock explosive au simple piano-voix de ses débuts au Lapin Agile* ou à la fanfare de L’Enfant-phare de Paziols. L’artiste avait besoin de se remettre sans cesse en danger pour se sentir exister. C’est ce qu’il me confia, entre autres, le jour de ses 55 ans – le 9/09/1984 – où il avait tenu à m’inviter chez lui pour travailler à son premier dossier de Paroles et Musique…
Il tournait alors avec Maurice Vander au piano, Pierre Michelot à la contrebasse et Bernard Lubat (en alternance avec Philippe Combelle ou Francis Lassus) à la batterie : « Nougaro Trio », une formule acoustique dans laquelle il se sentait particulièrement à l’aise et avec laquelle il pouvait donner le meilleur de lui-même. Je le vérifierai deux ans plus tard d’une manière on ne peut plus privilégiée en étant, ma chère et tendre et moi, les seuls journalistes à le suivre durant sa tournée d’un mois en Afrique noire. Capable de modifier son concert non seulement d’un soir ou d’un pays à l’autre mais aussi le soir même, pour mieux s’adapter au public local, Claude s’investirait comme jamais (ou encore plus que d’habitude) dans cette tournée exceptionnelle à bien des titres, pour se mettre en règle avec l’Afrique rêvée de son enfance toulousaine. Une tournée-charnière** intervenant juste après le non-renouvellement de son contrat par le label Barclay et au cours de laquelle se déciderait la suite de sa carrière, avec son départ annoncé pour New York d’où il reviendrait, six mois plus tard, avec son plus gros succès discographique…
Juste pour le plaisir du partage, flash-back sur le premier concert de Claude Nougaro en terre ouest-africaine. Nous sommes à Brazzaville. La salle (du centre culturel français dirigé par Bernard Baños-Robles) est comble et surchauffée : et « comme on ne présente pas plus Nougaro qu’on ne présentait Brel ou Brassens », c’est sans autre introduction que débute le spectacle du Toulousain. Qu’il est loin son pays, ce soir-là, qu’il est loin… et pourtant qu’il devient proche lorsque, d’emblée, sa voix s’élève pour incarner la ville rose, le canal du Midi et la brique rouge des Minimes… Maurice Vander égrène les premières notes au piano, bientôt suivi de la basse de Pierre Michelot puis de la batterie, légère, du petit lutin Francis Lassus.
Le ton est donné, le rythme infernal, les titres se succédant sans interruption ou presque – à la Brel ! Le Jazz et la Java, L’Amour sorcier, Sa majesté le Jazz, Sing Sing Song, Quatre boules de cuir, À bout de souffle, Le Rouge et le Noir… Acclamations du public noir chauffé à blanc, puis cueilli à froid par l’émotion quand Nougaro s’interrompt, au milieu de son tour, pour présenter L’Accordéoniste, les doigts de Vander seuls pour accompagner son souffle vital : « Il y a trois racines à mon arbre généalogique : la première, c’est mon père qui était un grand chanteur d’opéra, de bel canto ; la deuxième, c’est la voix de Louis Armstrong, le jazz ; et la troisième, c’est la chanson française incarnée par Édith Piaf… » Justement, après Piaf, Claude entonne Armstrong ! C’est du délire dans la salle : « Je ne suis pas noir / Je suis blanc de peau / Quand on veut chanter l’espoir / Quel manque de pot… »
Longtemps, longtemps après, Claude reviendra pour un rappel ultime interpréter Prométhée, un masque africain sur le visage. La salle est portée au point d’incandescence, au propre (pas de climatisation) comme au figuré, saisie, captivée, subjuguée par le rythme, la danse, les mots, la voix et les sons de ce diable d’homme. Et le ministre congolais de la Culture de répéter à qui veut bien l’entendre, dans ce tohu-bohu de plaisir indescriptible, que « c’est de loin le meilleur spectacle français qu’on ait jamais vu à Brazza ! ». Trois semaines suivront à ce rythme au cours d’une tournée étincelante, produisant des résultats surprenants, des rencontres inattendues et des spectacles hors du commun – même pour un artiste habité par le souci de donner toujours le meilleur de lui-même.
C’était le 20 octobre 1986. Mais déjà, en mars 1984, ce précurseur de la musique africaine dans la chanson française (L’Amour sorcier en 1966, Locomotive d’or en 1973…) avait atterri dans la Corne de l’Afrique, avant de faire un saut dans l’océan Indien. J’ai peu ou prou raconté l’histoire de cette première tournée qui a fait de notre ami Baños-Robles (futur directeur du CCF de Brazzaville en 86…) et de nous-mêmes des instruments du destin en permettant indirectement à Claude Nougaro de rencontrer à la Réunion celle qui deviendrait « la femme de [sa] mort » – ainsi qu’il me le confierait en octobre 1986 au cœur d’une étouffante mais émouvante et inoubliable nuit congolaise.
Il aurait suffi en effet, qu’à la demande de « BBR » qui cherchait « un grand artiste français, au cachet modeste et qui voyage léger » (la quadrature du cercle !) pour convaincre ses collègues de Maurice et de la Réunion de monter un réseau régional de diffusion, que nous lui recommandions n’importe quel autre chanteur… et cette rencontre décisive entre Hélène (alors kiné à Saint-Denis de la Réunion) et Claude (qui avait le dos bloqué à la veille de son spectacle…) n’aurait jamais eu lieu***. « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous », disait le poète…
Mais voilà, lorsque Bernard nous passa ce coup de fil de Djibouti, à l’automne 1983, il se trouvait que l’auteur d’Armé d’amour venait de nous annoncer qu’il répétait chez lui, dans son grand atelier de l’avenue Junot à Montmartre, avec le futur Nougaro Trio. Et c’est son nom, dans l’instant, sans aucune hésitation, qui s’imposa à moi. J’appelai ensuite l’intéressé pour lui faire part de cette proposition et lui parler de Djibouti, où j’avais vécu (et sympathisé avec BBR) à la fin des années 70, puis, son accord de principe obtenu, je contactai son agent pour établir les liens nécessaires.
Moins d’un an après, je me retrouvai chez lui pour mettre en boîte la longue interview dont nous avions besoin pour lui consacrer un premier dossier dans « le mensuel de la chanson vivante ». Claude avait lui-même choisi la date : ce serait le jour de ses 55 ans, un dimanche ; ni la veille (où d’ailleurs il se produisit triomphalement devant plus de cent mille personnes à la Fête de l’Huma) ni le lendemain, mais le 09/09 ! Témoin de notre rencontre : le regretté photographe Jean-Pierre Leloir (celui d’ « une célèbre affiche » avec Brel, Brassens et Ferré) qui nous faisait alors l’amitié (et l’honneur) de collaborer avec nous. Une autre personne, une seule, était présente, discrètement, comme en coulisses : une certaine Hélène rentrée de la Réunion au printemps précédent, qui deviendrait son épouse dix ans plus tard et passerait avec lui les vingt dernières années de sa vie. Histoire d’un coup de foudre et d’un amour au long cours…
Claude ne me l’avoua pas explicitement, mais je suis convaincu qu’en m’invitant précisément ce jour-là – joli privilège –, il exprimait implicitement sa reconnaissance pour avoir été en quelque sorte l’un des deux « deus ex machina » de sa rencontre avec Hélène. D’ailleurs, après le « travail » (arrosé au champagne) qui dura tout l’après-midi, Claude fouilla dans ses affaires pour me confier un manuscrit inédit en me priant de bien vouloir le publier dans « son » dossier (Paroles et Musique n° 44, novembre 1984). Pensez si j’avais besoin de me faire prier pour un inédit de Claude Nougaro !
Cet inédit, c’était le poème que Claude avait dédié à Hélène, avant qu’elle ne quitte la Réunion puis Toulouse pour le rejoindre définitivement à Paris. Une « Lettre à Hélène » dans laquelle il se languissait de la retrouver et qui, sous le titre définitif Réunion, donnerait lieu dans son dernier album chez Barclay, l’année suivante, à la tendre chanson que l’on sait. « Dans les lignes de mon avenir / Ta main est écrite dans la mienne / Sans toi c’est un exil, une île Sainte-Hélène / Ô ma lointaine longue à venir / Invente-moi encore une île mauricienne / Une Réunion pour nous unir… »
Quoi d’étonnant alors que, trente ans plus tard – en cette année 2014 marquant les dix ans de sa disparition – je me sois retrouvé pour parler de lui, de l’homme et de l’artiste, à Paziols, ce village des Hautes Corbières où avec Hélène il avait élu domicile, chaque été, depuis 1994 ? Une petite bâtisse presque attenante à l’église au « clocher mexicain », perchée sur un roc qui domine un paysage magnifique, à perte de vue, avec le Verdouble coulant en contrebas et un château cathare à l’horizon.
C’était juste en face d’une jolie maison aux volets bleus faisant office de restaurant et de café-théâtre à la fois. Le Merle Bleu. Les murs de celui-ci sont encore imprégnés de la présence du Petit Taureau qui aimait à y inviter ses amis artistes de passage : Marti, Leprest, Vander, Gougaud, Cujious, Jehan, Vassiliu…
La maîtresse des lieux, Jacqueline Delpey, organisait cet été avec la municipalité de Paziols un hommage vibrant à son hôte le plus célèbre (qui lui avait d’ailleurs dédié une « fable » – voir ci-dessous). Concerts des chansons de son répertoire (notamment avec La Rouquiquinante), exposition de poèmes et de dessins inédits à la salle des fêtes, projection d’un court métrage du spectacle que le chanteur avait offert ici même aux habitants pour les remercier de leur accueil… et finalement, le samedi 30 août au Merle Bleu, petite causerie de votre serviteur.
Surprise pour les amis et admirateurs de Claude, des curieux aussi, avides d’en savoir plus sur lui : prolongée jusqu’à plus soif et plus faim (tapas et sangria à volonté !), cette rencontre aussi informelle que conviviale allait bénéficier de la présence rare d’un certain Bernard Baños-Robles… L’occasion de reconstituer symboliquement notre duo de « la campagne d’Afrique » comme disait le « Nègre grec », incarnation même du mot qui chante et qui danse.
Trente ans après la rencontre de l’artiste avec sa muse, à laquelle il ne consacrera pas moins de quatre chansons : Réunion en 1985, Kiné en 1989, L’Irlandaise en 1993 et L’Île Hélène en 2000 – si ça n’est pas de l’amour sourcier, ça, rien ne le sera jamais ! Trente ans après… et à deux pas de leur maison d’été, sur la place Claude-Nougaro de Paziols… Voulez-vous que je vous dise ? Ce soir-là, sans parler de l’émotion, l’âme du cantor cathare – celui qui, en ces lieux de soleil et de tramontane, écrivit la plupart des chansons de son album L’Enfant-phare – était attablée à nos côtés.
(Photos de Bernard Baños-Robles et Mauricette Hidalgo)
*C’est au Lapin Agile que Nougaro choisira recevoir le 23 mars 1998 la médaille d’officier de l'ordre national du Mérite (cf. le document audio-vidéo ci-dessus). **J’ai publié le reportage de cette tournée dans le n° 66 de Paroles et Musique (janvier 1987), repris (sans les illustrations) dans mon livre Putain de chanson (1991). ***On lira le détail de cette rencontre, sous forme d’un entretien entre Hélène Nougaro et moi-même dans le n° 68 de Chorus (été 2009).