Le nec plus ultra des vieilles chansons de France…
Pour la génération des années 60, Guy Béart fut l’instrument de la découverte ou de la redécouverte populaire d’un florilège des Très vieilles chansons de France* ; pour les générations suivantes, Marc Robine restera « l’anonyme du XXe siècle » (comme l’auteur de L’Eau vive se définissait lui-même) grâce auquel la chanson traditionnelle a été sauvegardée de l’oubli. Son Anthologie de la chanson française traditionnelle, parue initialement en 1995, vient d’être rééditée chez EPM et c’est un événement en ces temps où le peuple déchante... parce qu'il ne chante plus.
Guy Béart-Marc Robine : deux puits de science chansonnière avec lesquels c’était un régal de partager en tête à tête les fruits de notre passion commune. Le rapprochement n’est pas gratuit. Un jour, je les fis se rencontrer (photo ci-dessus). De quoi croyez-vous qu’ils parlèrent, au-delà des motifs qui avaient poussé Guy à ressusciter en 1966 et 1968 de belles chansons du temps jadis, en mêlant aux plus célèbres (Vive la rose, Aux marches du palais, Le roi a fait battre tambour, Vl’là l’joli vent, À la claire fontaine…) de véritables perles méconnues (Quand au temple, L’Amour de moy, Les Tristes Noces, Fleur d’épine, La Belle au jardin…) ?
*Après Jacques Douai dans les années 50 avec son répertoire de « chansons poétiques anciennes »…
Ce jour-là, j’eus droit à une joute éblouissante et jubilatoire entre deux des plus grands amoureux et connaisseurs, s’il en fut, de l’histoire de la chanson française… On évoqua Brassens, forcément, qui n’avait rien à envier en la matière, et chantait volontiers pour ses amis des chansons du répertoire. Hors œuvre officielle, l’auteur du Temps passé et du Moyenâgeux nous légua d’ailleurs des enregistrements de chansons de Bruant et même de poèmes de Musset et de Nadaud (comme Le Roi boiteux) qu’il s’était plu à mettre lui-même en musique.
La chanson est une chaîne sans fin : une dizaine d’années plus tard, Marc Robine compléta – et de quelle admirable façon ! – le travail de mémoire entrepris par Guy Béart. À la suite d’une autre rencontre (que j’eus également le plaisir d’organiser) avec François Dacla, ex-PDG de RCA et fondateur avec Léo Ferré du label EPM, naquit L’Anthologie de la chanson traditionnelle, résultante d’années de recherche concrétisées par deux ans et demi d’enregistrement avec des dizaines d’interprètes et musiciens !
C’est cette mémoire vivante qui est aujourd’hui rééditée quasiment à l’identique : plus de 300 titres (remastérisés) réunis dans un coffret de 14 CD thématiques illustrés par Bridenne (cf. La mémoire qui chante…), avec un livret de 52 pages resituant chaque période (ou chaque thème) dans son contexte. Sept siècles de chansons retrouvées, de Thibaut de Champagne – « sans doute le plus grand trouvère de son temps » – aux grand auteurs de la première partie du XXe, pour former le meilleur témoignage tant de la « grande histoire » que de la chronique de la vie quotidienne d’autrefois, amusée, amusante, émouvante mais aussi dramatique ou pathétique…
J’ai dit et redit ici l’essentiel sur Marc Robine, auteur-compositeur-interprète, journaliste, écrivain, historien de la chanson, directeur artistique, conférencier (et j’en passe), disparu en août 2003 à 52 ans, dont le chant écorché, frémissant de tendresse et d’émotion, arrachait spontanément à beaucoup d’entre nous des larmes discrètes de bonheur. J’ai tout dit, également, de ce travail sur La Tradition qui venait compléter son Anthologie de la chanson française enregistrée parue en 1994, au terme de six années d’un labeur acharné, et formait, dans un coffret monumental, son grand œuvre : près de cent disques (2000 chansons !), il fallait bien ça, pour restituer en paroles et en musiques l’histoire de la chanson française.
Pour mémoire, lire, écouter et voir :
– « La chanson du passeur”.
– « Le Colporteur de chansons ».
C’est en effet pendant l’achèvement de cette dernière, dont il écrivit tous les livrets décennie par décennie (1900-1980), que Marc Robine, taraudé par l’urgence de sauvegarder le patrimoine, suggéra à François Dacla d’aller encore plus loin dans leur folle entreprise en redonnant vie à nombre de chansons traditionnelles oubliées. L’affaire d’un art peu ou prou millénaire, jusqu’à l’aube de l’invention du phonographe. Cette fois, après avoir retrouvé les paroles et les partitions originelles (publiées dans un livre de 928 pages préfacé par Michel Ragon, La Tradition, également réédité sous le même titre que le coffret), il fallut tout enregistrer en faisant appel à plusieurs dizaines d’interprètes… En grand seigneur, mais non sans hésiter, Dacla releva le gant : « J’ai mis un an à prendre ma décision. Après il est parti en studio… Arriver à enregistrer trois cents titres avec quelque quatre-vingt-dix artistes différents sur une telle période, c’est hallucinant ! Mais Marc s’avérait aussi d’une formidable qualité de relation humaine et d’écoute des gens. »
Outre le prix de l’académie Charles-Cros 1995, cette réalisation exceptionnelle valut à Marc Robine d’être invité par Bernard Pivot à Bouillon de Culture. Il creva l’écran par sa profonde connaissance de la chanson, son érudition et son enthousiasme communicatif. François Dacla, après la mort de Marc : « Il s’est montré remarquable. Il a tenu l’émission à bout de bras devant un Pivot et d’autres invités admiratifs ; il a chanté deux chansons, dont Le Temps des cerises, et le lendemain on a été inondés de commandes ! »
Les disques : Des trouvères à la Pléiade (la naissance de la chanson française) ; L’Histoire de France (quelques repères dans l’Histoire de France) ; Ballades et complaintes (légendes et faits divers) ; Chansons rituelles (rites, magie et miracles) ; Chansons de soldats (conscrits, soldats et déserteurs) ; Chansons de métiers (travaux des villes et travaux des champs) ; Chansons de marins (la mer, les ports, les fleuves et les marins) ; L’Air du temps (chroniques de la vie quotidienne) ; Chansons d’amour (la tradition amoureuse) ; Chansons de femmes (la condition féminine) ; Chansons à danser (rondes, branles, valses, bourrées, rigodons...) ; Chansons pour enfants (comptines, berceuses, chansons pour s’amuser) ; De la rue au cabaret (les grands auteurs du XIXe siècle) ; La tradition paillarde (chansons à boire, gaillardes et libertines).
Les artistes : Claude Antonini, Gildas Arzel, Laurent Audemard, Ben, Sylvie Berger, Michèle Bernard, Jean Blanchard, la Chifonnie, Hal Collomb, Serge Desaunay, Christian Desnos, Jean-François Dutertre, Gilles Elbaz, Melaine Favennec, Denis Gasser, Tonio Gémème, Évelyne Girardon, Chantal Grimm, Yvon Guilcher, François Hadji-Lazaro, Michel Hindenoch, Serge Hureau, Patrice Lacaud, Bénédicte Le Croart, Claude Lefebvre, Francis Lemarque, Mélusine, Arlette Mirapeu, Emmanuel Pariselle, Pierre Perret, Catherine Perrier, Gérard Pierron, Lionel Rocheman, Martine Sarri, Anne Sylvestre, Gabriel Yacoub, etc. Impossible de citer tous les interprètes et encore moins les musiciens, parmi lesquels, par exemple, Dan Ar Braz, Dominique Brunier, Romain Didier, Michel Goubin, Niki Matheson ou René Zosso.
Et pour le plaisir, quelques considérations de Marc Robine sur la chanson, miroir fidèle de la société, telle « une radiographie extrêmement précise de ce qui fait battre son pouls » ou « comme un état des lieux, perpétuellement remis à jour », et son rôle de lien sans équivalent à travers les âges. Du moins jusqu’au développement des mass media et a fortiori des réseaux sociaux… Une histoire qu’il avait déjà écrite pour Chorus, à laquelle j’allais ajouter un avant-propos et une postface pour l’éditer dans un ouvrage hélas posthume chez Fayard-Chorus sous le titre Il était une fois la chanson française (des origines à nos jours)…
« Des siècles durant, ballades et complaintes tinrent lieu de chroniques et assurèrent à la fois la propagation des nouvelles et leur conservation dans la mémoire collective. […] L’énorme majorité de la population ne sachant alors ni lire ni écrire, les gazettes ne touchaient qu’un petit noyau de lettrés, et les faits divers ou les événements historiques marquants ne pouvaient circuler autrement que par le truchement du bouche à oreille. Si bien que, grâce à son double pouvoir de mémorisation et de communication, la chanson fut naturellement amenée à jouer un rôle de toute première importance dans la diffusion de cette véritable culture orale ; nous restituant, à plusieurs siècles de distance, des événements remarquables et des personnages hors du commun qui, sans elle, seraient peut-être tombés depuis longtemps dans l’oubli…
Toute l’Histoire de France peut se raconter en chansons. Une approche différente, précise et passionnante de cette Histoire que l’enseignement officiel réduit trop souvent aux événements de dimensions nationale ou internationale – guerres, traités, alliances, changements de régimes, relations d’États à États […] –, négligeant le regard que les gens sans importance particulière pouvaient porter sur toutes ces choses vécues de loin et perçues à travers le filtre de la vie quotidienne.
Or, faute d’une culture livresque, faute de grimoires et de gazettes, ces “gens sans importance” chantaient. C’est même ce qui composait l’essentiel de leur mémoire collective : une véritable littérature orale, où les chansons servaient non seulement à diffuser les nouvelles, mais aussi à les conserver, car la chose chantée a toujours eu un pouvoir de mémorisation bien supérieur à celui de la simple parole. Ainsi la tradition populaire nous offre-t-elle un patrimoine de milliers de chansons, d’origines lettrées ou anonymes, tournant devant nos yeux les pages d’un immense livre d’Histoire ; comme une photographie d’une extrême précision de notre société à travers les siècles. »
C’était le temps des chansons, le temps du partage où il faisait bon chanter en chœur : « Les femmes vocalisaient en étendant leur linge aux fenêtres. Les invités aux mariages chantaient. Les enfants s’envoyaient des comptines en chantonnant. Et dans les villes, au coin des rues, on rencontrait des attroupements de badauds qui, une brochure illustrée à la main, s’essayaient à fredonner la nouvelle chanson que l’accordéoniste en plein vent venait leur apprendre. On chantait dans les bistrots. On chantait dans les prisons. La chanson était la culture du pauvre et son expression naturelle, sa manière de se souvenir, comme de critiquer. »
Aujourd'hui, les médias, les ordinateurs, les réseaux sociaux, les téléphones portables ont rendu le peuple muet : « Le peuple écoute les professionnels. Le peuple écoute et ronge son frein. Or, un peuple qui ne chante plus est un peuple qui déchante, un peuple désenchanté. »
CQFD.
C'est pourquoi cette anthologie (disponible sur commande chez votre disquaire ou en vpc chez EPM) est plus que jamais de salubrité publique. En particulier (voir la censure d’une chanson de Pierre Perret dénoncée par François Morel…) pour ses chansons (gentiment) paillardes et libertines, que nos ancêtres entonnaient gaiement à bouche-que-veux-tu, comme cette Gaillardise (écrite par un certain Voltaire), ces histoires de boucher réjoui, de Jeanneton et de cochons, ou encore cette rengaine anonyme de jadis (si actuelle en temps de confinement) réclamant son lot de baisers…
PS. De nombreuses chansons de cette anthologie figurent en lien « caché » derrière les noms, mots ou expressions signalés en couleur. Amusez-vous, régalez-vous, instruisez-vous... en les écoutant à vos moments « perdus ». Dépaysement garanti !
NB. Ce sujet m’offre l’occasion d’annoncer également la réédition récente de Folksong, de Jacques Vassal (qui me présenta Marc Robine…), consacré à « la musique folk des États-Unis ». Paru initialement en mai 1971 (il y a cinquante ans !), il fut réédité une première fois en 1984. La présente édition, largement revue et augmentée (élargie désormais à la « musique folk anglo-américaine ») est publiée par Les Fondeurs de briques. Pour les néophytes, précisons que ce livre de référence – remarquable étude, parfaitement documentée (680 pages) – se penche sur les origines de ces musiques populaires et propose une lecture historique jusqu'à la fin du XXe siècle. L’ensemble est ponctué de dessins de l'auteur de bandes dessinées Nicolas Moog. Un ouvrage essentiel.