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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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2 décembre 2014 2 02 /12 /décembre /2014 19:45

« Ça manque un peu de verbe aimer… »


Après quelques milliers de feuillets publiés aux quatre vents de la chanson, je m’étais juré (et l’avais annoncé publiquement) de ne plus écrire de critiques de disques… et je vais donc m’y tenir. Pour autant, votre serviteur n’en reste pas moins un amoureux transi de la chanson, ouvert ô combien ! aux coups de foudre et de cœur… et le dernier en date, impossible à conserver par-devers soi, s’appelle Stratégie de l’inespoir, œuvre d’un certain Hubert-Félix Thiéfaine.  

  CD-HFT.jpg 

Il fut un temps, ici même, où je m’efforçais d’aligner les chroniques de disques à la chaîne (parfois plus d’une dizaine par sujet), histoire de combler (aussi peu que ce fût) un manque véritable de débouchés médiatiques pour les artistes. C’était, il est vrai, dans les deux ou trois années suivant la disparition aussi brutale qu’improbable des « Cahiers de la chanson » et de la « petite mort » personnelle qui s’en était suivie. Le temps a passé, Chorus n’a certes pas été remplacé, mais les sites et les blogs se sont multipliés, à charge pour l’amateur de chanson de savoir trier en l’espèce le bon grain de l’ivraie. Bref, je n’écris plus de chronique ou de critique d’album, c’est comme vous voulez, mais cela ne m’empêche pas de continuer à vivre (…debout) et, donc, à partager mon enthousiasme au coup par coup.
  

 

Et pour le coup, le nouvel album d’Hubert-Félix Thiéfaine est un must en la matière ! Il semble pourtant si désespéré… À commencer par son titre, Stratégie de l’inespoir… Mais primo, on le sait depuis Léo Ferré et même avant, les chants les plus beaux sont les chants désespérés. Et secundo, Thiéfaine, notre Albatros de la chanson, notre chanteur aux semelles de vent, ne fait rien comme personne, se permettant en l’occurrence de sortir un album dont le titre (figurant seulement sur la tranche) est biffé, barré d’un trait éloquent… sauf peut-être pour cette caste « médiocratique » qu’il y fustige.
   

HFT2.jpg

Dans Résilience zéro, notre homme écrit ceci : « Au commencement était le verbe / intransitif et déroutant / Venu des profondeurs acerbes / Et noires des garderies d’enfants… » Il y parle des secrets, des tourments et des rêves d’enfant… que je crois partager avec lui pour une part essentielle, celle des secrets et des tourments. Question rêves, heureusement, outre la littérature, la chanson était là, déjà, pour nous laisser espérer d’autres lendemains qui, eux, chanteraient peut-être. Quelque vingt ans plus tard, Hubert sortait son premier album, Tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir… C’était en 1978 et, résidant alors, « Horreur Harrar Arthur », en plein pays afar, deux ans avant la création de Paroles et Musique, je profitais d’un séjour parisien pour me le procurer… par hasard. Bonne pioche ! En mars 1981, enthousiaste, je découvrais pour la première fois l’énergumène sur scène. C’était à la Gaîté-Montparnasse, un petit théâtre parisien.  

 

 

Suivraient alors un premier « papier » dans le numéro (11) de juin de Paroles et Musique sous un titre bien théfainien (vous avez dit nietzchéen ?) : « Si j’étais Dieu, je ne croirais pas en moi ! »,couv-PM-HFT-copie-3.jpg lui-même suivi de nombreux dossiers et articles, tant dans « le mensuel de la chanson vivante » que dans « les Cahiers de la chanson » qui lui succédèrent, durant les décennies 80, 90 et 2000. Avec le bonheur entre-temps d’être l’éditeur et directeur d’ouvrage de la monographie Hubert-Félix Thiéfaine, signée Pascale Bigot et parue chez Seghers (collection « Poésie et Chansons ») en 1988, puis de Jours d’orage, sa première biographie, œuvre de Jean Théfaine, publiée en 2005 dans notre « Département chanson Chorus/Fayard », et rééditée en 2011 dans une version revue et augmentée – première biographie et surtout ouvrage de référence, tant Hubert s’était livré à son presque homonyme (ce qui semblait a priori inenvisageable non seulement à ses proches et à son entourage professionnel mais à l’intéressé lui-même !) au long d’un long processus d’accouchement...
        

jean-et-Hubert.jpg

Mon ami, notre ami Jean Théfaine n’est plus là pour découvrir ce nouveau chapitre de la saga thiéfainienne, mais je sais combien il l’aurait apprécié. Et combien nous en aurions parlé ensemble. On aurait d’abord noté que deux des douze chansons seulement de cet opus XVII (non compris les albums en public) sont entièrement signées, paroles et musique, de notre héraut nietzchéen de la chanson : En remontant le fleuve et Karaganda (Camp 99). La première est « hénaurme », qui n’est certes pas l’œuvre d’un perdreau de l’année : « En remontant le fleuve au-delà des rapides / Au-delà des clameurs et des foules insipides / […] Nous conduisons nos âmes aux frontières du chaos / Vers la clarté confuse de notre ultime écho... » La seconde, portée par un rock lourd et sourd est bouleversante : « Fantômes aux danses astrales, aux rhapsodiques pleurs / Visages camés bleuis graffités par la peur / Qui marchent lentement vers l’incinérateur / Vers la métallurgie des génies prédateurs / C’est l’histoire assassine qui rougit sous nos pas / […] C’est le cri des enfants morts à Karaganda… »  
  

 

Avec Jean Théfaine, on rivaliserait de citations de l’auteur – de l’auteur oui, pas du parolier : nuance de taille, qui distingue le faiseur du créateur. Famille Ferré bien sûr, même si c’est plus dans l’esprit que dans la forme. Quand il s’attaque à la chanson d’amour, par exemple, voilà ce que ça donne : « Flamboyante ivresse de mes jours / Fulgurante Astrée de mes nuits / Délicieuse hôtesse au long cours / Qui m’éclaire et qui m’éblouit / Déesse de mes gravures anciennes / Fille de mes équations païennes / Ange quantique et démon fatal / De mes lubies sentimentales… » À l’inverse, d’un amour en bout de course voici ce qu’il écrit : « La rouille fait grincer les couleurs / Dans le matin à contre-jour / Nos regards en apesanteur / Fixent le point de non-retour / La rouille fait grincer les couleurs / Et bloque les issues de secours… »

Pas de quoi s’étonner que toutes ces chansons soient introduites par des citations de Paul Celan, Charles Trenet (eh oui !), Pétrarque, Sartre, Léon-Paul Fargue, Proust, Lucrèce, Céline ou Garcia Lorca. Quand il évoque celui-ci, la solitude et l’accélération du temps, on salue bien bas : « Trafiquant de réminiscences / Volées à des foules amnésiques / J’ai longtemps laissé ma conscience / Vagabonder sur sa musique / […] Je me souviens d’étoiles filantes / Distordues dans les galaxies / D’où j’appelais l’horloge parlante / Pour avoir de la compagnie… » (Toboggan). Joueur de blues, de rock et de mots, Thiéfaine s’offre même le plaisir d’un voyage au bout du verbe avec un Retour àCélingrad !  

 

 

Qui donc ? Qui d’autre que Thiéfaine pour nous offrir aujourd’hui de telles fulgurances d’écriture ? Les connaisseurs citeront d’autres noms, bien sûr… et j’ajouterais moi-même volontiers un Manset, un Pascal Mathieu ou un Vasca, comme un Souchon à sa façon. J’aurais aimé débattre aussi avec mon ami Jean de ce glissement progressif d’Hubert-Félix d’une écriture purement surréaliste, sinon automatique, à une expression plus déterminée, livre-copie-2.jpgau service de l’idée et du sentiment, veux-je dire, plus qu’au nom de l’art pour l’art. En d’autres mots, Thiéfaine utilise désormais tout son savoir-faire au service du faire savoir, de la signifiance. Je ne dis pas que cet album est autobiographique, mais il parle spécialement à qui connaît un peu Hubert et ses fêlures (anciennes ou toutes récentes), il parle de lui et ce faisant parle de nous (enfin, de certains d’entre nous) comme rarement.

D’ailleurs, c’est bien de lui et de son fils Lucas qu’il parle, en bonus de Stratégie de l’inespoir, quand il adapte Father and Song, une chanson de Cat Stevens : « Quand on veut faire de sa vie / Un enjeu ou un paradis / Faut garder ses rêves de môme / Jusqu’au dernier cri. » Lucas, Hubert-Félix, passage de témoin en cours… Qui rend d’autant plus éloquent, a posteriori, le témoignage de Lucas, 21 ans aujourd’hui, que Jean Théfaine avait tenu à recueillir et à publier tel quel, à la première personne, en pages 404-406 de son Jours d’orage revu et augmenté…
  

Avec-Lucas.jpg
Ici, Lucas Thiéfaine n’est pas seulement aux guitares (très présentes), aux côtés du génial Alice Botté, il est aussi aux arrangements et à la réalisation de l’album, conjointement avec Dominique Ledudal. Peu de musiciens au demeurant mais assez, et bien utilisés surtout, pour emplir l’espace comme s’il s’agissait d’un orchestre symphonique : outre les précités aux guitares, il y a Christopher Board au piano, Marc Perier à la basse, Frédéric Scamps au minimoog, et Bruce Cherbit à la batterie et aux percussions. Tandis que Vincent Segal au violon cello et Marc Apap au violon alto prêtent leur concours pour les deux chansons atypiques du disque : Mytilène Island et Père et fils (que, petit plaisir personnel, je nous offre ici dans sa version originale).

  

 

Avec l’ami Théfaine, biographe de Thiéfaine et membre du comité de rédaction de Chorus de sa création à son tout dernier numéro, on relèverait que la tendance musicale de ces dernières années, amorcée surtout avec Scandale mélancolique (l’avant-dernier album, en 2005, avant Suppléments de mensonge en 2011), se poursuit ici à travers la collaboration d’une dizaine de compositeurs : Yan Péchin (pour Angelus, une chanson – les thiéfainiens apprécieront – tirée de son « fameux » album inédit Itinéraire d’un naufragé…), Arman Méliès (pour Fenêtre sur désert et Résilience zéro), Jean-François Péculier (pour Stratégie de l’inespoir), Cali (pour Lubies sentimentales), JP Nataf (pour Amour désaffecté), Mathieu Monnaert (pour Médiocratie), Julien Perez (pour Retour à Célingrad), Christopher Board (pour Toboggan), et puis… Fred-et-Jean-copie-3.jpgl’inattendue mais bienvenue Jeanne Cherhal pour Mytilène Island, une tendre balade où l’auteur, semblant se souvenir des scènes les plus troublantes de La Vie d’Adèle, se fait chanteur sans filet… Risque-tout, veux-je dire, car question filet de voix, il y a déjà longtemps qu’on sait, plus précisément depuis sa tournée en guitare-voix, que Thiéfaine est un grand interprète.

En résumé en conclusion, dirait-on de concert, Jean Théfaine et moi, un album aussi admirable dans l’écriture que celle-ci est épurée (pas un mot de trop, « ciselée au cordeau », ajouterait Jean…) ; un album musicalement dominé par la marque rock de fabrique de l’artiste (quoique de plus en plus blues-rock à l’approche, semble-t-il, du « toboggan »…), mais très contrasté car ne craignant pas (ou plus) de faire le grand écart, avec des tonalités musicales très différentes d’un titre à l’autre ; un album enfin où la voix et le chant sont plus beaux et affirmés que jamais, bien en avant de l’orchestration.  

 

  

Pour illustrer tout ce qui précède, sur la « signifiance », sur l’engagement personnel de l’auteur, voici en quelque sorte la morale (aïe, il ne va pas aimer ce mot !) de cet opus XVII chargé d’amour et de souffrance, de noirceur et d’inespoir – d’espoir en creux, optimiste mais lucide, autrement dit (merci Grand Jacques !) « désespéré mais avec élégance »… Un constat, disons plutôt, tout d’empathie et de « désabusion » (salut Nino !). Cela s’appelle Médiocratie :

…au rayon philosophie
On est restés chez Démocrite
On joue les chasseurs d’arc-en-ciel
Meublés chez Stark & compagnie
Mais on sort d’un vieux logiciel
Made in Néanderthal-City…
Médiocratie… médiacrité !
Frères humains dans nos quartiers
Ça manque un peu d’humanité
Médiocratie… médiacrité !
Ça manque un peu de verbe aimer
De respect, de fraternité
Médiocratie… médiacrité !
  

 

Voilà. C’était ma première non-critique de disque. Bien de circonstance du reste, eu égard à un album au titre barré, sur la pochette duquel le chanteur apparaît le regard occulté… Comme dirait Bertin, dans son Carnet à lui, il n’y a plus de temps à perdre devant la porte que quelqu’un ferme sur nous, inéluctablement… Alors, oui, qu’importent désormais « les rimes et les rythmes », qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ?! Question : cela vous donne-t-il moins envie de vous enivrer ?

_________

NB. Si l’album précédent d’Hubert-Félix Thiéfaine, son double album + DVD en public, Homo Plebis Ultimae Tour, était dédié en 2012 à la mémoire de Jean Théfaine, celui-ci l’est notamment à celle de Jean-Louis Foulquier. 

• HF Thiéfaine : Stratégie de l’inespoir, 13 titres, 50’29, Columbia/Sony Music (site de l’artiste, avec les premières dates de sa tournée prochaine, du 15 avril à la fin 2015, en passant par le Palais des Sports de Paris, les 16 et 17 octobre).


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20 décembre 2013 5 20 /12 /décembre /2013 09:58

La vie, c’est pas du cinéma

 

Entre autres talents, notre ami Jean-Louis Foulquier était aussi un acteur charismatique, excellant sur petit et sur grand écran où on le retrouvera toujours avec bonheur à l’occasion de rediffusions. En attendant, le spectacle continue car, comme le dit dans son tout nouvel album Davy Kilembé, l’un des artistes que l’homme de La Rochelle affectionnait (il avait fait « Le Chantier » des Francofolies, époque Foulquier, puis les Rencontres d’Astaffort de Francis Cabrel), La vie, c’est pas du cinéma… Et pourtant, on en redemande !


CD.jpg

Père zaïrois, mère espagnole, né à Perpignan… « et tout cela fait un excellent Français », pourrait-on dire en paraphrasant Maurice Chevalier. Un Citoyen du Monde qui manie la langue française à merveille sur toutes les musiques qu’on aime. Pour exprimer des situations et des sentiments qui dépassent les simples contingences du quotidien et côtoient souvent l’universel, sans se prendre la tête pour autant. Au final, un auteur-compositeur-interprète de la relève des plus réjouissants, fins et chaleureux qui soient ; qu’il s’accompagne sur scène à la guitare (espagnole) ou à la calebasse (africaine), « atavisme » obligeant, ou bidouille les sons en direct…

 

portrait

Enfin, de la « relève », c’est vite dit, car Davy en est déjà à son cinquième album. Mais cinq albums en l’espace de neuf ans, c’est dire l’urgence d’exprimer de notre (jeune) homme, même si son quatrième opus paru en 2011 était un disque d’interprète, Davy Kilembé revisite Brassens, mais un disque justifiant parfaitement son titre avec un véritable et somptueux travail de réorchestrations et d’interprétation.

 

de-dos

2004 : Kilembé ; 2007 : Le Petit, avec cette Chanson pour un plombier polonais qui, à l’époque, fit son petit effet (écouter et voir ici sa vidéo) ; 2010 : Citoyen !!!, un troisième album que j’avais retenu dans le florilège de mes « Chansons de l’Échanson » ; le Brassens en 2011, donc ; et enfin Quel bazar !!! paru ce 6 décembre 2013. Treize chansons dont une, La vie c’est pas du cinéma, aussi intelligente dans sa conception que réussie dans sa réalisation. Jugez-en par vous-mêmes à l’écoute et à la vue de cette superbe vidéo en noir et blanc, tout juste sortie de son plateau de septième art personnel… 

 

 

Oui Davy, oui Jean-Louis… Oui les amis : la vie, l’amour, la mort, tout ça… Je sais, je sais… Maintenant je sais… « Je sais qu’on n’sait jamais ! / La vie, l’amour, l’argent, les amis et les roses / On n’sait jamais le bruit ni la couleur des choses… » La vie ? Nous savons tous qu’elle n’est pas jonchée de roses, mais la force des vivants, c’est de vivre debout ! Jamais en mode pause. Toujours en mouvement. C’est pas du cinéma, ça, bonhomme, c’est pour de vrai :The Show Must Go On !

• Davy Kilembé : Quel bazar !!! (13 titres), par correspondance : prod. Art O Matic, 21 rue du Canigou, 66600 Peyrestortes ; ou e-mail : davy.kilembe@free.fr site de l’artiste. NB. Pour mémoire, si vous avez la collection de Chorus, Davy Kilembé était au sommaire des numéros 62 (p. 50, Disques), 63 (p. 165, Portrait) et 67 (pp. 116-117, Reportage).


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9 octobre 2013 3 09 /10 /octobre /2013 03:10
Suivre l’étoile…  
   
Il y a trente-cinq ans, jour pour jour, disparaissait Jacques Brel. Ce « petit matin » du lundi 9 octobre 1978, chambre 305 de l’hôpital franco-musulman de Bobigny, il était exactement 4 h 10 – comme dans la chanson de Thiéfaine... Son ami et ancien imprésario Charley Marouani parti à 2 h, seule sa compagne Maddly Bamy restait à son chevet : « Après un dernier mot pour moi, se souvient-elle, Jacques se retourne sur le côté gauche, "se racrapote" en chien de fusil… Le tracé de l’électrocardiogramme reste plat. Jacques ne bouge pas. Jacques ne bougera plus. » Il succombe – à 49 ans – non pas de cette maladie dont on cache le nom, comme disait son copain Brassens, mais d’une banale embolie pulmonaire consécutive à la chasse que lui avaient livrée de foutus salauds de paparazzi…
 
Coffret
 
Aujourd’hui, pourtant, comme il l’avait pressenti, le Grand Jacques est « un mort encore vivant ». Mieux : aucun autre artiste de l’histoire de la chanson francophone n’a laissé pareille trace dans la mémoire collective et surtout dans le cœur des gens, toujours prêts à Suivre l’étoile, comme y invite le titre de sa toute nouvelle intégrale. Aucun autre, alors même que sa carrière a duré à peine quinze ans (rappelez-vous sa déclaration au public de l’Olympia, le soir de sa dernière, quand il revient en peignoir au bout d’une demi-heure d’applaudissements ininterrompus : « Je vous remercie, parce que cela justifie quinze années d’amour… »). Dont dix seulement (!) en haut de l’affiche, depuis cette chanson qui le rendit célèbre, Quand on n’a que l’amour, et allait marquer pour la vie (parmi des milliers d’autres sans doute) un gamin écartelé entre ses racines cervantesques et son absolue nécessité d’être le premier à l’école dans la langue de Molière…
 
  
C’était au printemps 1957. Cinquante-quatre ans plus tard, à l’automne 2011, devenu « vieux » mais en aucun cas « adulte » au sens mortifère où l’entendait Jacques Brel (« C’est mort et ça ne sait pas… » confirmerait San-Antonio, lui-même grand admirateur du Grand Jacques), ledit « gamin » se mettrait en règle avec ses rêves d’enfance. Il partirait sur les traces de l’homme jusqu’au bout du monde, vérifier si celui-ci – loin du regard des autres, loin des médias et des projecteurs – s’était montré à la hauteur de son œuvre. Histoire aussi, implicitement, de vérifier s’il avait bien fait, entre-temps, de suivre son sillage d’imprudence et d’enthousiasme confondus.
  
Vous connaissez le résultat, consigné aujourd’hui dans L’aventure commence à l’aurore, qui raconte tout cela et surtout le reste, vécu par son « héros » dans un complet anonymat : un livre non prémédité, non planifié, pas même envisagé au départ, né seulement de l’urgence, après coup, de faire connaître cette vie méconnue de Jacques Brel – après la scène et les plateaux de cinéma, après la gloire et les faux-semblants –, tant celle-ci, aux Marquises où il écrivit son album le plus accompli, fut incroyablement et si discrètement exemplaire. C’est là aussi, dans cette oasis surgie du Pacifique qu’on appelle « Terre des Hommes » (Hiva Oa), qu’après quarante ans de vie commune et d’aventures qui n’eurent rien d’une sinécure, nous prîmes conscience ma chère et tendre et moi de tout le « talent » qu’en vieux amants (et amoureux passionnés de la chanson) nous eûmes à faire preuve pour arriver finalement à « être vieux sans être adultes »…
     
         
Voilà pourquoi l’œuvre du Grand Jacques est si importante. Si « à part » dans l’histoire de la chanson. Conforme en tous points à son auteur. Authentique quand tant d’autres sont en toc. Jamais il ne tricha en écrivant et en chantant. Jamais il ne fit semblant. C’est même pour éviter ce risque que, chaque fois, il choisit d’« aller voir » plus loin, quoi qu’il puisse (lui) en coûter. Jusqu’à mettre en pratique dans la vie quotidienne ce qu’il professait auparavant sur les planches ! Après les paroles (et les musiques), les actes ! Si bien que l’intégrale CD qui vient de paraître – la quatrième du nom depuis la mort de son auteur, d’autant plus incontournable qu’elle se présente comme « l’intégrale définitive » – s’écoute à présent d’une façon différente, ce qui était seulement de l’ordre de l’inspiration poétique et de l’aspiration à un monde meilleur étant devenu aux Marquises, du temps de Jacques Brel, une réalité tangible. « Et je suis vraiment émue maintenant, m’a confié une journaliste fort appréciée et respectée de Radio-Canada, de réécouter le dernier disque de Brel avec un autre regard intérieur… »
     
La première (Brel, l’œuvre intégrale), qui rassemblait les chansons sorties en albums studio et en public chez Philips (1954 à 1962) et Barclay (1962 à 1977), parut en 1982 sous la forme de 14 volumes 30 cm (avec déjà 4 inédits en albums). boite-bonbons2Rééditée en CD en 1988, l’Intégrale Jacques Brel, « Grand Jacques » proposait 14 inédits supplémentaires en 10 volumes. La troisième, dite de la boîte à bonbons en 2003 (L’Intégrale, 25e anniversaire), contenait 15 CD reprenant la discographie originale complétée de titres parus seulement en 78 ou 45 tours, de versions alternatives et d’enregistrements rares ou inédits (dont les 5 du dernier album : Sans exigences, Avec élégance, Mai 40, L’amour est mort et La Cathédrale), et d’un « CD bonus » regroupant 26 chansons interprétées en guitare-voix, en août 1953 à Limbourg, à la radio belge BRT2, et 2 autres inédits (Si tu revenais et Le Pendu).
     
Quatrième intégrale à ce jour (édition limitée et numérotée), Suivre l’étoile (« Jacques Brel, 35e anniversaire ») est parue le 23 septembre chez Barclay sous l’apparence d’un ancien coffret d’albums 30 cm. Forte de 21 CD, elle reprend le contenu de la précédente, soit l’intégrale des enregistrements studio et en public de 1953 à 1977, avec un livret grand format de 60 pages abondamment illustré compilant des extraits d’interviews de l’artiste, et, à part, les fac-similés des manuscrits des Bonbons, de La Chanson des vieux amants et de L’Enfance ainsi que de sa première licence de pilote privé (1965).
   
 
Spécificité de Suivre l’étoile, l’ensemble est enrichi de 16 versions alternatives inédites, de 5 titres inédits en CD, de 2 reprises inédites et, surtout, de 3 concerts inédits. À savoir :
• les 16 versions alternatives inédites suivantes en studio : Quand on n’a que l’amour (1956), L’Air de la bêtise (1957), Je ne sais pas (2 versions 1958), Litanies pour un retour (1958), La Dame patronnesse (1959), Marieke (1961), Vivre debout (1961), Les Singes (1961), Ces gens-là (1966), La… la… la… (1967), Regarde bien petit (1968), La Quête (1968), Ne me quitte pas (3 versions 1972).
• les 2 titres studio inédits : La Toison d’or (chanson écrite en 1963 à la demande de son ami journaliste Jean Serge pour servir d’introduction à La Conquête de la toison d’or, une pièce de Corneille qui serait jouée une seule fois, à l’été 63, au Festival Corneille que Jean Serge animait à Barentin, près de Rouen – voir le document vidéo ci-dessous) ; Le Docteur (un des deux textes, avec Histoire française, écrits en dialecte bruxellois et enregistrés en septembre 1977 mais non retenus dans l’album).
 
   
  
• les 5 titres suivants inédits en CD : Les trois histoires de Jean de Bruges (La Baleine, La Sirène, L’Ouragan, 1963) ; Place de la Contrescarpe (1967) ; Le Petit Chemin (1969). En fait, Jean de Bruges, qui n’avait jamais été commercialisé depuis son enregistrement en 1963 pour un disque hors commerce destiné seulement à un congrès de bourgmestres belges, est sorti pour la première fois au printemps 2013 dans le CD Suites d’orchestre de François Rauber. Place de la Contrescarpe est une chanson de Jean-Pierre Suc enregistrée par Jacques Brel pour l’émission TV de François Chatel Chansons pour un ami (1re chaîne, 5 juin 1965). Le Petit Chemin, ou plutôt « Ce » petit chemin, est une reprise de la chanson de Mireille et Jean Nohain interprétée en 1968 dans l’émission TV Le Grand Échiquier consacrée à Mireille.
• les enregistrements live suivants, déjà commercialisés : Intégralité des enregistrements radio de 1953 (cf. CD « Chansons ou versions inédites de jeunesse » joint à l’intégrale 2003) ; Olympia 61 ; Jacques Brel à Knokke, le 23 juillet 1963 (album posthume sorti en 1993), avec l’interview Brel parle ; Olympia 64 ; Brel en scènes (album posthume sorti en 1998, compilation de concerts donnés en Allemagne, aux Pays-Bas et en Suisse de 1960 à 1966).
   
Enfin et surtout, car il s’agit de formidables documents pour ceux qui aiment Jacques Brel, les trois concerts inédits suivants :
• EN PUBLIC AUX TROIS BAUDETS (1957), avec François Rauber au piano : Présentation – La Bourrée du célibataire – Il nous faut regarder – L’Air de la bêtise – Je ne sais pas – Le Diable (Ça va) – Au printemps – Quand on n’a que l’amour.
• LES ADIEUX À L’OLYMPIA (1966) : Fugue – Le Cheval – Fils de… – La Chanson de Jacky – Le Gaz – Les Vieux – Les Bigotes – Mon enfance – Mathilde – Ces gens-là – Amsterdam – Les Bonbons 67 – Jef – Au suivant – Le Plat Pays – Madeleine.
• LE DERNIER CONCERT / ROUBAIX 1967 : Fugue – Le Moribond – Fils de… – La Chanson de Jacky – La Chanson des vieux amants – Le Gaz – Les Vieux – Les Bigotes – Mon enfance – Mathilde – Ces gens-là – Amsterdam – Les Bonbons 67 – Jef – Le Plat Pays – Madeleine.
       
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Ce soir-là, le 16 mai 1967 à Roubaix, au « Casino », une salle de cinéma et de spectacles de 1800 places, Jacques Brel chanta comme toujours, sans s’économiser, en enchaînant à toute allure les chansons, sans laisser le temps aux applaudissements d’aller à leur terme, et en terminant comme toujours (depuis des années) par Madeleine, sans revenir non plus pour le moindre rappel. Un tour de chant comme les autres, d’ailleurs présenté comme tel, si cela n’avait été la présence exceptionnelle d’Eddie Barclay, de Bruno Coquatrix et bien sûr de Charley Marouani, qui, eux, savaient bien qu’il s’agissait là de l’ultime concert à honorer de la tournée prolongeant la série des adieux à l’Olympia (du 6 octobre au 1er novembre 1966) et, surtout, qu’il serait, irrémédiablement, le tout dernier de sa carrière de chanteur. « Celle-ci, on ne la refera plus… » disait Jacques à voix basse à ses musiciens après chacune des quinze chansons – quinze, jamais une de plus !
       
Ce soir-là justement, ô malice du destin, alors que l’interprète était loué pour la force et l’intensité d’une voix permettant les plus entraînantes et difficiles envolées lyriques – son fameux « crescendo brélien » –, il dut se produire pour la der des ders avec une voix pour une fois défaillante… « Je suis embêté, confia-t-il aussitôt après le concert à un reporter d’Europe 1, Fernand Choisel, venu recueillir ses impressions ; parce que, pour mon dernier tour de chant, j’étais à  moitié aphone. […] Quand vous dites un mot gai avec une voix cassée, ce mot est toujours triste, vous avez remarqué ? Je dis “soleil” avec ma voix cassée, et ce soleil a l’air d’être noyé dans les nuages. » De la nostalgie ? « Oh, j’aurai sans doute, un jour, de la nostalgie ; mais pas maintenant. Si j’avais de la nostalgie maintenant, c’est que je me serais vraiment trompé tout à fait. »
 
Jacques Brel – Europe 1 – Concert de Roubaix 
 
On le sait, Jacques Brel ne s’était pas trompé. Au contraire, après le cinéma et L’Homme de la Mancha, il fit en sorte d’accomplir les principaux rêves qui l’accompagnaient depuis l’enfance. Cette enfance passée « de grisailles en silences / De fausses révérences / En manque de batailles… ».
L’enfance,
Qui peut nous dire quand ça finit,
Qui peut nous dire quand ça commence,
C’est rien, avec de l’imprudence,
C’est tout ce qui n’est pas écrit.
    
couv-Brel-internet-copie-1Un beau jour d’été sur l’Escaut, à la barre de l’Askoy, Cap’tain Brel prenait le large et mettait le cap sur les mers du Sud. Pour un tour du monde censé durer cinq ans. Mais tout n’était pas écrit… Il restait à Jacques Brel à vivre l’aventure la plus belle, la plus folle et la plus inattendue de toute son existence, celle qui donnerait rétrospectivement à son œuvre ses lettres de noblesse, qui la rendrait vraiment immortelle en lui offrant l’occasion, rarissime, d’opérer la jonction entre l’homme et l’artiste.
    
Les Marquises, le voyage au bout de la vie du Grand Jacques ? Non ! Tout l’inverse : son départ pour une nouvelle vie. Car, à Hiva Oa chaque matin comme celui du 24 juillet 1974 à Anvers, « l’aventure commence alors / que la lumière nous lave les mains » : l’aventure commence à l’aurore !
 
 
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