« Ça manque un peu de verbe aimer… »
Après quelques milliers de feuillets publiés aux quatre vents de la chanson, je m’étais juré (et l’avais annoncé publiquement) de ne plus écrire de critiques de disques… et je vais donc m’y tenir. Pour autant, votre serviteur n’en reste pas moins un amoureux transi de la chanson, ouvert ô combien ! aux coups de foudre et de cœur… et le dernier en date, impossible à conserver par-devers soi, s’appelle Stratégie de l’inespoir, œuvre d’un certain Hubert-Félix Thiéfaine.
Il fut un temps, ici même, où je m’efforçais d’aligner les chroniques de disques à la chaîne (parfois plus d’une dizaine par sujet), histoire de combler (aussi peu que ce fût) un manque véritable de débouchés médiatiques pour les artistes. C’était, il est vrai, dans les deux ou trois années suivant la disparition aussi brutale qu’improbable des « Cahiers de la chanson » et de la « petite mort » personnelle qui s’en était suivie. Le temps a passé, Chorus n’a certes pas été remplacé, mais les sites et les blogs se sont multipliés, à charge pour l’amateur de chanson de savoir trier en l’espèce le bon grain de l’ivraie. Bref, je n’écris plus de chronique ou de critique d’album, c’est comme vous voulez, mais cela ne m’empêche pas de continuer à vivre (…debout) et, donc, à partager mon enthousiasme au coup par coup.
Et pour le coup, le nouvel album d’Hubert-Félix Thiéfaine est un must en la matière ! Il semble pourtant si désespéré… À commencer par son titre, Stratégie de l’inespoir… Mais primo, on le sait depuis Léo Ferré et même avant, les chants les plus beaux sont les chants désespérés. Et secundo, Thiéfaine, notre Albatros de la chanson, notre chanteur aux semelles de vent, ne fait rien comme personne, se permettant en l’occurrence de sortir un album dont le titre (figurant seulement sur la tranche) est biffé, barré d’un trait éloquent… sauf peut-être pour cette caste « médiocratique » qu’il y fustige.
Dans Résilience zéro, notre homme écrit ceci : « Au commencement était le verbe / intransitif et déroutant / Venu des profondeurs acerbes / Et noires des garderies d’enfants… » Il y parle des secrets, des tourments et des rêves d’enfant… que je crois partager avec lui pour une part essentielle, celle des secrets et des tourments. Question rêves, heureusement, outre la littérature, la chanson était là, déjà, pour nous laisser espérer d’autres lendemains qui, eux, chanteraient peut-être. Quelque vingt ans plus tard, Hubert sortait son premier album, Tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir… C’était en 1978 et, résidant alors, « Horreur Harrar Arthur », en plein pays afar, deux ans avant la création de Paroles et Musique, je profitais d’un séjour parisien pour me le procurer… par hasard. Bonne pioche ! En mars 1981, enthousiaste, je découvrais pour la première fois l’énergumène sur scène. C’était à la Gaîté-Montparnasse, un petit théâtre parisien.
Suivraient alors un premier « papier » dans le numéro (11) de juin de Paroles et Musique sous un titre bien théfainien (vous avez dit nietzchéen ?) : « Si j’étais Dieu, je ne croirais pas en moi ! », lui-même suivi de nombreux dossiers et articles, tant dans « le mensuel de la chanson vivante » que dans « les Cahiers de la chanson » qui lui succédèrent, durant les décennies 80, 90 et 2000. Avec le bonheur entre-temps d’être l’éditeur et directeur d’ouvrage de la monographie Hubert-Félix Thiéfaine, signée Pascale Bigot et parue chez Seghers (collection « Poésie et Chansons ») en 1988, puis de Jours d’orage, sa première biographie, œuvre de Jean Théfaine, publiée en 2005 dans notre « Département chanson Chorus/Fayard », et rééditée en 2011 dans une version revue et augmentée – première biographie et surtout ouvrage de référence, tant Hubert s’était livré à son presque homonyme (ce qui semblait a priori inenvisageable non seulement à ses proches et à son entourage professionnel mais à l’intéressé lui-même !) au long d’un long processus d’accouchement...
Mon ami, notre ami Jean Théfaine n’est plus là pour découvrir ce nouveau chapitre de la saga thiéfainienne, mais je sais combien il l’aurait apprécié. Et combien nous en aurions parlé ensemble. On aurait d’abord noté que deux des douze chansons seulement de cet opus XVII (non compris les albums en public) sont entièrement signées, paroles et musique, de notre héraut nietzchéen de la chanson : En remontant le fleuve et Karaganda (Camp 99). La première est « hénaurme », qui n’est certes pas l’œuvre d’un perdreau de l’année : « En remontant le fleuve au-delà des rapides / Au-delà des clameurs et des foules insipides / […] Nous conduisons nos âmes aux frontières du chaos / Vers la clarté confuse de notre ultime écho... » La seconde, portée par un rock lourd et sourd est bouleversante : « Fantômes aux danses astrales, aux rhapsodiques pleurs / Visages camés bleuis graffités par la peur / Qui marchent lentement vers l’incinérateur / Vers la métallurgie des génies prédateurs / C’est l’histoire assassine qui rougit sous nos pas / […] C’est le cri des enfants morts à Karaganda… »
Avec Jean Théfaine, on rivaliserait de citations de l’auteur – de l’auteur oui, pas du parolier : nuance de taille, qui distingue le faiseur du créateur. Famille Ferré bien sûr, même si c’est plus dans l’esprit que dans la forme. Quand il s’attaque à la chanson d’amour, par exemple, voilà ce que ça donne : « Flamboyante ivresse de mes jours / Fulgurante Astrée de mes nuits / Délicieuse hôtesse au long cours / Qui m’éclaire et qui m’éblouit / Déesse de mes gravures anciennes / Fille de mes équations païennes / Ange quantique et démon fatal / De mes lubies sentimentales… » À l’inverse, d’un amour en bout de course voici ce qu’il écrit : « La rouille fait grincer les couleurs / Dans le matin à contre-jour / Nos regards en apesanteur / Fixent le point de non-retour / La rouille fait grincer les couleurs / Et bloque les issues de secours… »
Pas de quoi s’étonner que toutes ces chansons soient introduites par des citations de Paul Celan, Charles Trenet (eh oui !), Pétrarque, Sartre, Léon-Paul Fargue, Proust, Lucrèce, Céline ou Garcia Lorca. Quand il évoque celui-ci, la solitude et l’accélération du temps, on salue bien bas : « Trafiquant de réminiscences / Volées à des foules amnésiques / J’ai longtemps laissé ma conscience / Vagabonder sur sa musique / […] Je me souviens d’étoiles filantes / Distordues dans les galaxies / D’où j’appelais l’horloge parlante / Pour avoir de la compagnie… » (Toboggan). Joueur de blues, de rock et de mots, Thiéfaine s’offre même le plaisir d’un voyage au bout du verbe avec un Retour à… Célingrad !
Qui donc ? Qui d’autre que Thiéfaine pour nous offrir aujourd’hui de telles fulgurances d’écriture ? Les connaisseurs citeront d’autres noms, bien sûr… et j’ajouterais moi-même volontiers un Manset, un Pascal Mathieu ou un Vasca, comme un Souchon à sa façon. J’aurais aimé débattre aussi avec mon ami Jean de ce glissement progressif d’Hubert-Félix d’une écriture purement surréaliste, sinon automatique, à une expression plus déterminée, au service de l’idée et du sentiment, veux-je dire, plus qu’au nom de l’art pour l’art. En d’autres mots, Thiéfaine utilise désormais tout son savoir-faire au service du faire savoir, de la signifiance. Je ne dis pas que cet album est autobiographique, mais il parle spécialement à qui connaît un peu Hubert et ses fêlures (anciennes ou toutes récentes), il parle de lui et ce faisant parle de nous (enfin, de certains d’entre nous) comme rarement.
D’ailleurs, c’est bien de lui et de son fils Lucas qu’il parle, en bonus de Stratégie de l’inespoir, quand il adapte Father and Song, une chanson de Cat Stevens : « Quand on veut faire de sa vie / Un enjeu ou un paradis / Faut garder ses rêves de môme / Jusqu’au dernier cri. » Lucas, Hubert-Félix, passage de témoin en cours… Qui rend d’autant plus éloquent, a posteriori, le témoignage de Lucas, 21 ans aujourd’hui, que Jean Théfaine avait tenu à recueillir et à publier tel quel, à la première personne, en pages 404-406 de son Jours d’orage revu et augmenté…
Ici, Lucas Thiéfaine n’est pas seulement aux guitares (très présentes), aux côtés du génial Alice Botté, il est aussi aux arrangements et à la réalisation de l’album, conjointement avec Dominique Ledudal. Peu de musiciens au demeurant mais assez, et bien utilisés surtout, pour emplir l’espace comme s’il s’agissait d’un orchestre symphonique : outre les précités aux guitares, il y a Christopher Board au piano, Marc Perier à la basse, Frédéric Scamps au minimoog, et Bruce Cherbit à la batterie et aux percussions. Tandis que Vincent Segal au violon cello et Marc Apap au violon alto prêtent leur concours pour les deux chansons atypiques du disque : Mytilène Island et Père et fils (que, petit plaisir personnel, je nous offre ici dans sa version originale).
Avec l’ami Théfaine, biographe de Thiéfaine et membre du comité de rédaction de Chorus de sa création à son tout dernier numéro, on relèverait que la tendance musicale de ces dernières années, amorcée surtout avec Scandale mélancolique (l’avant-dernier album, en 2005, avant Suppléments de mensonge en 2011), se poursuit ici à travers la collaboration d’une dizaine de compositeurs : Yan Péchin (pour Angelus, une chanson – les thiéfainiens apprécieront – tirée de son « fameux » album inédit Itinéraire d’un naufragé…), Arman Méliès (pour Fenêtre sur désert et Résilience zéro), Jean-François Péculier (pour Stratégie de l’inespoir), Cali (pour Lubies sentimentales), JP Nataf (pour Amour désaffecté), Mathieu Monnaert (pour Médiocratie), Julien Perez (pour Retour à Célingrad), Christopher Board (pour Toboggan), et puis… l’inattendue mais bienvenue Jeanne Cherhal pour Mytilène Island, une tendre balade où l’auteur, semblant se souvenir des scènes les plus troublantes de La Vie d’Adèle, se fait chanteur sans filet… Risque-tout, veux-je dire, car question filet de voix, il y a déjà longtemps qu’on sait, plus précisément depuis sa tournée en guitare-voix, que Thiéfaine est un grand interprète.
En résumé en conclusion, dirait-on de concert, Jean Théfaine et moi, un album aussi admirable dans l’écriture que celle-ci est épurée (pas un mot de trop, « ciselée au cordeau », ajouterait Jean…) ; un album musicalement dominé par la marque rock de fabrique de l’artiste (quoique de plus en plus blues-rock à l’approche, semble-t-il, du « toboggan »…), mais très contrasté car ne craignant pas (ou plus) de faire le grand écart, avec des tonalités musicales très différentes d’un titre à l’autre ; un album enfin où la voix et le chant sont plus beaux et affirmés que jamais, bien en avant de l’orchestration.
Pour illustrer tout ce qui précède, sur la « signifiance », sur l’engagement personnel de l’auteur, voici en quelque sorte la morale (aïe, il ne va pas aimer ce mot !) de cet opus XVII chargé d’amour et de souffrance, de noirceur et d’inespoir – d’espoir en creux, optimiste mais lucide, autrement dit (merci Grand Jacques !) « désespéré mais avec élégance »… Un constat, disons plutôt, tout d’empathie et de « désabusion » (salut Nino !). Cela s’appelle Médiocratie :
…au rayon philosophie
On est restés chez Démocrite
On joue les chasseurs d’arc-en-ciel
Meublés chez Stark & compagnie
Mais on sort d’un vieux logiciel
Made in Néanderthal-City…
Médiocratie… médiacrité !
Frères humains dans nos quartiers
Ça manque un peu d’humanité
Médiocratie… médiacrité !
Ça manque un peu de verbe aimer
De respect, de fraternité
Médiocratie… médiacrité !
Voilà. C’était ma première non-critique de disque. Bien de circonstance du reste, eu égard à un album au titre barré, sur la pochette duquel le chanteur apparaît le regard occulté… Comme dirait Bertin, dans son Carnet à lui, il n’y a plus de temps à perdre devant la porte que quelqu’un ferme sur nous, inéluctablement… Alors, oui, qu’importent désormais « les rimes et les rythmes », qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ?! Question : cela vous donne-t-il moins envie de vous enivrer ?
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NB. Si l’album précédent d’Hubert-Félix Thiéfaine, son double album + DVD en public, Homo Plebis Ultimae Tour, était dédié en 2012 à la mémoire de Jean Théfaine, celui-ci l’est notamment à celle de Jean-Louis Foulquier.
• HF Thiéfaine : Stratégie de l’inespoir, 13 titres, 50’29, Columbia/Sony Music (site de l’artiste, avec les premières dates de sa tournée prochaine, du 15 avril à la fin 2015, en passant par le Palais des Sports de Paris, les 16 et 17 octobre).