... et le facteur sonne toujours deux fois !
Pour paraphraser le titre du spectacle consacré au Grand Jacques qui tourna longtemps en Amérique, Paco Ibañez est vivant, il va bien et vit désormais à « La Porte des Étoiles » ! Celles des grands poètes hispanophones qui continuent de briller au firmament grâce à son incomparable mise en musique et en bouche. Dernières nouvelles du front de la résistance à l’inculture galopante...
Oui, Paco va bien, malgré sa mésaventure vécue fin juillet à Sète qui, à la suite de mon témoignage, a provoqué d’innombrables réactions de soutien à l’artiste (ainsi que quelques excuses aussi nécessaires que bienvenues, mais chut, cela ne regarde que lui... et les amis qu’il a bien voulu mettre dans la confidence), et ses chansons se veulent toujours une arme chargée de futur.
Bonnes nouvelles, donc, depuis sa Porte des Étoiles, la bien-nommée (en français dans le texte !), où nous avons eu le bonheur, encore une fois, de partager l’humanité de ce frère d’âme de Brassens, Ferrat, Ferré, Moustaki, Leny Escudero et autre Nilda Fernandez. Son rejet existentiel de l’intégrisme et de tous les extrémismes qui minent la nécessaire convivencia, le vivre ensemble ; sa révolte contre l’injustice sociale ; sa colère face au déclin culturel et linguistique au profit d’une américanisation des mœurs et du langage, par indifférence ou manque général de vigilance ; sa tendresse à fleur de peau… Et son humour dont il ne se départit jamais, souvent ravageur et provocateur en public comme en privé, parfois perceptible uniquement dans son regard pétillant de malice.
Ce jeune homme de 88 ans, le 20 novembre prochain, arbore depuis peu une barbe qu’il porte beau… et prépare un nouvel album, Érase una vez (Il était une fois) ! Il nous en a offert la primeur des titres et de la maquette, illustrée par un artiste de renom (superbe, en forme de livre-disque) :
« Tout est prêt, dit-il.
– Et alors ?
– Il ne reste plus qu’à enregistrer les chansons !
– En guitare-voix ?
– Non ! Avec mes musiciens : Mario (Mas) à la guitare, Cesar (Stroscio) au bandonéon, Joxan (Goikoetxea) à l’accordéon, un contrebassiste peut-être, ou un violoncelliste…
– Et donc ?
– On va répéter ici, dans la grande salle que tu as vue en sous-sol, mais d’abord il faut qu’on installe le studio. »
Ah oui ! Je ne vous ai pas dit que sa « Porte des Étoiles », ça n’est pas seulement la fenêtre grand ouverte, la nuit, sur celles-ci, loin des lumières de la ville – de Barcelone en l’occurrence, qu’il vient de quitter après y avoir vécu plus de trente ans –, c’est aussi une bâtisse spacieuse en restauration où toutes les archives d’une vie et une bonne part de celles de son label A Flor de Tiempo doivent encore être classées. Puis numérisées avec le concours des services d’une grande Université. Il faudra donc patienter quelque peu, le temps de monter sur place un studio d’enregistrement, pour voir se réaliser ce nouvel album au titre induisant un monde à l’envers qui tournerait enfin rond.
De la patience, Paco n’en a jamais manquée. La preuve : jadis et naguère, avant qu’il ne retourne vivre en Espagne, je lui avais annoncé une lettre de ma part, postée à Paris mais jamais parvenue à destination. Il n’y avait pourtant que quelques centaines de mètres entre le bureau de poste de la rue Littré et son adresse d’alors, rue Delambre… Depuis, sujet de plaisanterie récurrent entre nous, il faisait mine de l’attendre comme l’Arlésienne… Je ne vous raconte pas les pérégrinations surprenantes qu’a dû connaître cette lettre entre-temps, par monts et par vaux postaux, toujours est-il qu’elle a fini par me revenir (en France), pour que je l’emporte et la remette enfin, en mains propres (en Espagne), à son destinataire, tenez-vous bien : cinquante-deux ans plus tard !!!
« Tu te souviens, Paco, de ce film intitulé Le facteur sonne toujours deux fois ? Eh bien voilà, je suis ce facteur… Tiens, c’est ma tournée ! »
D’abord, il pense à une blague. Il se saisit de l’enveloppe que je lui tends, l’examine sous toutes les coutures. Pas possible ! Je n’avais pas affabulé ! Il était bien le destinataire du courrier en question. À une adresse qu’il connaissait bien : « Monsieur Paco Ibañez, Hôtel Namur, 39 rue Delambre, Paris 14 ». Il hallucine en découvrant le cachet de la poste : l’enveloppe a été affranchie le 2 décembre 1970 ! Recto-verso, des tampons « Non réclamé » en date du 7-12-70 et « Retour à l’envoyeur » le 28-12-70…
Il me demande, circonspect, s’il peut l’ouvrir. « Elle n’attend que ça depuis plus d’un demi-siècle, elle t'appartient ! » Paco chausse ses lunettes, attrape un couteau et décachète soigneusement le pli. Nous finissons alors un somptueux bœuf bourguignon de sa préparation, arrosé par un excellent vin du Roussillon griffé « Fred » ! Je l’avais prévenu d’une surprise de taille pour le dessert... Il a bien tenté d’en savoir plus pendant les agapes, sans pouvoir imaginer ce mot rescapé d’un temps où la gent féminine (et pas que !) cherchait à attirer l’attention du séduisant jeune homme qu’il était.
Il sort la feuille, la déplie. Comme l’enveloppe, elle est de couleur bleue. Il commence à la lire à haute voix. Je suis aussi fébrile que lui, ne me souvenant que de l’objet principal de ses lignes. Cinquante-deux ans, vous pensez ! Nous sommes venus en compagnie de Jo Masure, directeur-fondateur du festival « Alors chante… ! » de Montauban (hélas disparu), qui n’a pas revu Paco (autrement qu'en spectacle) depuis belle lurette. Jo a apporté le livre d’or du festival et de l’association « Chants Libres », créée en amont, qui l’avait déjà programmé au théâtre de Montauban. C’était le 8 novembre 1983, comme en témoignent une photo et une dédicace de l’artiste en espagnol (« La vie est faite de chemins, et dans les chemins des amis attendent et croient en […] ce chant libre que nous chantons jour après jour… »). Présente également, une actrice et poétesse basque, Tachia Quintana, qui entretint des liens étroits d’amitié avec Blas de Otero et Gabriel Garcia Marquez…
La voix du chanteur donne vie à mes mots maladroits d’antan :
« Cher Paco,
Permettez-moi de vous appeler ainsi, bien que nous ne nous soyons malheureusement pas encore rencontrés. Pourtant, cela aurait pu se produire à plusieurs reprises… »
Il me regarde, l’œil interrogatif, sachant que ces lignes lui étaient intimement réservées. Mais il y a prescription. Je laisse faire… et dire. Alors, il reprend la lecture : « J’ai 21 ans, je suis fils de parents espagnols réfugiés politiques, je termine cette année des études de journalisme, et j’admire beaucoup votre travail de compositeur-interprète. Depuis deux ou trois ans déjà, j’attends la possibilité de vous rencontrer. Naturellement je possède tous vos disques, et je suis allé vous entendre à la Mutualité et à l’Olympia. Ce dernier récital était d’ailleurs formidable. »
Bon, le décor est planté. Si la prose est ordinaire, les invités retiennent leur souffle, conscients de participer à un moment rare, comme passagers d’une machine à remonter le temps… D’ailleurs, la voix de Paco s’enraye quelque peu comme s’embuent ses prunelles à l’évocation de Rogelio, son frère aîné, excellent comédien, qu’il aimait énormément. Séquence émotion. « J’ai rencontré votre frère, Rogelio, à plusieurs occasions, notamment au bar de la rue Delambre qui est son quartier général. Après avoir vécu en province, à 80 km de Paris, j’habite maintenant boulevard Montparnasse. Or, j’ai appris par Rogelio que vous viviez rue Delambre. Tout près de chez moi ! Il m’a dit que vous êtes actuellement à Barcelone, mais que vous deviez rentrer vers le 11 ou 12. Ce serait vraiment un très grand plaisir de pouvoir vous rencontrer. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vous téléphonerai alors. […] C’est pourquoi je préfère vous envoyer cette lettre sans plus tarder… »
Paco, sérieux comme un pape : « Tu as bien fait ! Imagine si tu ne me l’avais pas envoyée… On ne se serait sans doute jamais rencontrés ! » Rire général qui détend subitement l’ambiance. Et le destinataire de cette missive du temps passé qui ne se rattrape guère, de relire l’adresse : « Hôtel Namur… Quand même, ils auraient pu me prévenir plutôt que de retourner la lettre à la poste. Tu t’es trompé, ou bien tu as mal compris ce que t’a dit Rogelio. J’habitais juste à côté, mais les gens de l’hôtel me connaissaient bien et mes amis y descendaient quand ils venaient me voir. »
Il n’y a pas de mal, puisque tout est bien qui finit bien. Il fallait simplement attendre la seconde tournée du facteur. La preuve que la Poste française a beau connaître des ratés, rien ne s’y perd pour autant. Cocorico ! La suite de l’histoire ? Dix ans en Afrique et retour début 1980 pour créer Paroles et Musique. Au sommaire du n° 1 paru le 15 juin, mon compte rendu du concert de Paco, en mai, à Bobino. Comme son titre l’indiquait, « Une arme chargée de futur », ce fut l’occasion de notre première vraie rencontre, annonciatrice de nombreux lendemains qui chantent. Moralité : si le facteur sonne toujours deux fois, la vie vous donne aussi, toujours, une seconde chance.
Il était une fois Paco Ibañez… En attendant d’enregistrer son prochain album, le porte-parole des poètes, prince des mélodies, continue d’arpenter les scènes. Juste après une opération pour laquelle il a dû subir une anesthésie générale dont il a peiné à se remettre (« Le chirurgien était un admirateur… et je me suis endormi en m’écoutant car il m’a opéré sur mes chansons ! confie-t-il l’air goguenard, tu le crois, ça ?! »), il a offert (dans tous les sens du terme...) à Sète un concert exceptionnel en hommage à Brassens, en compagnie d’amis musiciens et chanteurs (dont Quico Pi de la Serra qui a adapté le Sétois en catalan).
Ce 23 juillet, dans le magnifique écrin, quasiment comble (1500 places), du Théâtre de la Mer où les goélands planaient sous la lumière des projecteurs, comme autant d’âmes immaculées des poètes qu’il ressuscite en majesté à chaque spectacle, Paco m’avait réservé un tour à sa façon. Une première en ce qui le concernait… et une surprise pour les spectateurs en me voyant débouler, aux dernières lueurs du jour, la Méditerranée en fond de scène, avant l’artiste. Et pour moi donc, « obligé » par celui-ci de le présenter presque au débotté. Juste le temps de prendre quelques notes… Comme si l’on présentait Paco Ibañez, surtout auprès d’un public de connaisseurs ! Mais allez donc refuser quoi que ce soit au « Maestro »…
De retour sur « las tierras de España » (cf. A galopar…), il a repris aussitôt le chemin des planches, simplement entrecoupé de son déménagement jusqu’à « La Porte des Étoiles » d’où l’on aperçoit le versant sud de « la montagne sacrée des Catalans », le pic du Canigou. Le 8 octobre dernier, il était au pays de Miguel Hernandez*, dans la province d’Alicante, et le 28 il sera à Jaen (dont il a chanté comme nul autre les Andaluces cueilleurs d’olives). Il est attendu ensuite, le 20 novembre, à Getxo (Pays Basque) puis le 16 décembre à Badajoz.
______________
*En mars 1940, Miguel Hernandez est condamné à mort par les âmes damnées de Franco, avant que la sentence (le poète étant déjà considéré comme l’un des plus importants du XXe siècle) ne soit commuée en trente ans d'emprisonnement... Mais, atteint de tuberculose, il meurt le 28 mars 1942 dans une prison d’Alicante.
La France ? « Capitale du monde de la chanson », dit-il en ajoutant que « Brassens en est l’empereur », il l’a parcourue dans tous les sens au cours des décennies, seul chanteur non francophone à s’y produire dans une langue étrangère, toujours devant des salles combles. Paris ? La Mutualité, Bobino, l’Olympia, les Folies-Bergère, le Trianon, le Casino de Paris, le théâtre des Champs-Élysées, le Châtelet et j’en passe sans doute, toutes les grandes scènes l’ont également accueilli triomphalement.
À qui le tour à présent ?
À qui l’honneur (et l'immense plaisir) de l’inviter ?
À suivre, au grand galop !
_____________
• Site de l’artiste (A Flor de Tiempo)
NB. Pour rappel, si ça vous chante : « Le cadeau de Paco Ibañez à Edgar Morin » (avec d’autres liens renvoyant à Paco sur ce blog).