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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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2 septembre 2018 7 02 /09 /septembre /2018 16:50

...is alive and well and living in Paris


Oui, Graeme Allwright est vivant, il va bien et il vit à Paris. Tout comme Jacques Brel autrefois, à qui Mort Shuman consacra sous ce titre une comédie musicale, peu avant qu’il ne prenne le large. La différence, c’est que Graeme – qui a fait ses adieux définitifs au récital à la fin 2015 – a aujourd’hui plus du double de l’âge du Grand Jacques à l’époque : 91 ans, 92 le 7 novembre prochain… C’est dire s’il était temps qu’une biographie fût consacrée à l’auteur immortel d’Il faut que je m’en aille. Par chance, cette (trop longue) attente est atténuée, sinon compensée, par la qualité de son auteur Jacques Vassal, l’un des meilleurs journalistes musicaux de l’espace francophone de ces dernières… cinquante années.
 

Damned ! Je suis fait… Voilà une bio de chanteur, parmi les très rares auxquelles je serais prêt à consacrer tout le temps nécessaire, que je n’écrirai jamais. Un rascal du nom de Jacques Vassal qui semble écrire plus vite que son ombre (Brassens, Brel, Cohen, Dylan, Ferré, Higelin…) m’a devancé ! Sans rire, bien que ce qui précède soit très sérieux (j’aurais vraiment aimé écrire un livre sur cet être d’exception qui occupe une place à part dans mon cœur), c’est un bonheur que cet ouvrage existe, qu’il soit paru du vivant de Graeme et qu’il soit signé Vassal, car en vérité, qu’on se le dise au fond des ports, nulle autre plume n’était plus légitime que la sienne.

C’est à Jacques Vassal, par exemple, qu’on doit la toute première interview de Graeme chanteur dans la presse nationale. Par la même occasion, c’était le tout premier article qu’il réalisait pour le mensuel Rock & Folk à peine né : les historiens le retrouveront dans le n° 3 de janvier 1967 et les lecteurs de Graeme Allwright par lui-même en pages 98-101. Cela se passait à l'automne 1966, rue de la Gaîté, dans les coulisses de Bobino. Une salle chargée d’histoire dont l’âme s’est envolée dans les années 1980, rappelle l’auteur, victime de la voracité des bulldozers et, plus encore, de leurs commanditaires : « All right, Allwright ! Graeme me reçoit dans sa loge à Bobino, après son tour de chant couronné de succès, dans le programme de Raimon*… »

_______
*Grand chanteur hispano-valencien (dont l’œuvre est hélas méconnue en France) qui fut l’un des pionniers de la Nova Canço, la nouvelle chanson catalane. Pour Chorus, notre dernière rencontre avec lui, réalisée par Marc Legras (9 pages fort denses et illustrées d’étonnantes photos d’archives, avec Pete Seeger et Jorge Semprun notamment), remonte à juin 2006, à l’occasion de son nouveau passage à l’Olympia quarante ans après le premier (cf. Chorus n° 58, hiver-2006-2007).

 

En réalité, c’était la seconde fois que le journaliste en herbe voyait le chanteur débutant en scène. Trois ou quatre semaines plus tôt, il l’avait découvert par hasard dans un de ces cabarets de la rive gauche qui faisaient florès et le bonheur des amateurs de chanson. C’était à la Contrescarpe. Vassal s’en souvient bien : « Avec des amis, j’étais venu pour voir et entendre Les Enfants terribles. Trois garçons et deux filles, sous la houlette d’Alain Féral, qui connaissaient alors un certain succès. […] Leur travail des guitares et leurs harmonies vocales très riches et maîtrisées nous faisaient penser un peu au trio Peter, Paul & Mary, l’un de nos modèles américains de ces années-là. Mais nous n’étions pas préparés à découvrir ce soir-là “un Américain”, du moins l’avons-nous cru lors de cette première prestation, qui jouait de la guitare et de l’autoharp en chantant d’une voix claire et dans un français parfaitement articulé, malgré une pointe d’accent anglo-saxon. Il semblait avoir peut-être trente ans (en fait, il était tout juste quadragénaire, mais Graeme a longtemps paru dix ans de moins que son âge réel). Il chantait des histoires de voyage comme ce blues de Jack Clement et Allen Arnold déjà chanté, entre autres, par Johnny Cash. […] Avec cette chanson profondément américaine, Graeme avait réussi un petit miracle : l’adapter en restant fidèle au texte original, tout en donnant l’impression que celui-ci était en français :

Emmène-moi,
Mon cœur est triste et j’ai mal aux pieds ;
Emmène-moi,
Je ne veux plus voyager.

 

Une grande partie du talent de Graeme était déjà là, un miracle en effet (par essence exceptionnel… mais constant chez lui !) qui voyait l’adaptateur – aux antipodes des inepties yé-yé du moment, décalquées à la va-vite des tubes américains – devenir créateur à part entière et même apporter un plus, parfois, à l’œuvre initiale. On allait le constater bientôt avec ses merveilleuses adaptations-recréations des chansons de Leonard Cohen. L’Étranger, Suzanne, Les Sœurs de la miséricorde, Demain sera bien, L’Homme de l’an passé, Diamants dans la mine, Avalanche, Lover Lover Lover… ou encore Danse-moi. Jacques Vassal : « De cette pure merveille, dont l’inspiration de départ, selon son auteur, remonte aux images des camps d’extermination nazis, Graeme a su préserver l’essentiel et offrir en français une œuvre tout en finesse » :

Danse-moi à ta beauté avec un violon en flammes
Danse-moi dans la panique jusqu’au repos de mon âme
Touche-moi avec ta main nue ou gantée de velours
Danse-moi vers la fin de l’amour…

Précision : dans l’ordre l’arrivée dans la chanson, Graeme a précédé Leonard de deux ans. Son premier album (avec Le Trimardeur, son adaptation de Hard Travelin’ de Woody Guthrie), sous label Mouloudji (qui l’avait rencontré, ainsi que Colette Magny qui l’aimait beaucoup, à la Contrescarpe), date de l’automne 1965. Celui de Cohen de décembre 1967. Le coup de cœur immédiat de Graeme à l’écoute de ce disque, The Songs of Leonard Cohen, donnera naissance à deux immenses chansons dans son troisième album (1968, Mercury) : Suzanne et L’Étranger. Allwright à Vassal, en parlant de celles-ci et des suivantes : « Quand j’ai écouté pour la première fois son tout premier album, et puis son deuxième, j’ai eu l’impression que c’était comme si j’avais écrit ces chansons moi-même ! J’avais complètement intériorisé ses émotions et sa façon de les exprimer, ses images, ses mots… »

En 1973, Mercury décidera de rassembler ses premières adaptations dans un album spécifique : Graeme Allwright chante Leonard Cohen. Au verso de la pochette, ce texte manuscrit : « En adaptant ces chansons, j’ai essayé de respecter dans la mesure du possible la pensée de Leonard Cohen que j’estime beaucoup. J’espère que mon travail aidera l’auditeur français à mieux comprendre et pénétrer l’univers souvent difficile de Cohen. Je lui dédie ce disque avec l’espoir de nous retrouver sur un chemin plus ensoleillé. » Le plus français des Néo-Zélandais et le Canadien anglophone se retrouveront en effet, soit pour assister à leurs concerts respectifs, l’un à Paris, l’autre à Montréal, soit en privé, chez l’un ou chez l’autre. Graeme à Vassal : « Il m’a raconté des choses très personnelles, très intimes même, sur sa vie à lui. Il m’a dit des choses que je n’ai jamais répétées à personne. Je n’ai fait qu’écouter, quelque peu abasourdi, et par ce qu’il me confiait, et par sa confiance en moi. Je n’ai jamais répété et ne répéterai jamais le contenu à personne. »

Mais en public, un jour, Leonard Cohen fera ce commentaire à propos du travail d’adaptation de son alter ego francophone : « Graeme a rendu mes chansons plus acceptables à mes propres yeux. » Sans aucun doute, pour Graeme Allwright, la plus prestigieuse des récompenses possible !

 

Quelle que soit l’importance, cependant, du volet Cohen chez Allwright, il serait abusif de le réduire à celui-ci. Pour être un adaptateur rare (Petit garçon, Petites boîtes, Jusqu’à la ceinture, Le Jour de clarté, De passage, Comme un vrai gamin… ou Sacrée bouteille d’après Tom Paxton – « Celle-là, dit-il, je la chante en m’affublant d’un nez rouge, un nez de clown, pour accentuer le côté “poivrot” du personnage. Tom Paxton a d’ailleurs expliqué, dans ses concerts aux États-Unis, que sa chanson était plus connue des Français que des Américains… »), il n’en est pas moins un auteur, compositeur et/ou interprète des plus originaux (Il faut que je m’en aille, La Petite Souris, Joue joue joue, Ballade de la désescalade, Questions, Garde le souvenir, Lumière, Condamnés…). Son répertoire s’est inscrit à jamais dans la mémoire collective de plusieurs générations, à partir des colonies de vacances et autres camps scouts, à défaut des médias qui ne l’ont diffusé qu’avec parcimonie. On peut en juger à l’aune de son œuvre discographique : dix-huit albums entre 1965 et 2000 (Tant de joies, EPM), dont un double album en public avec Maxime Le Forestier et un formidable Allwright sings Brassens (auquel Vassal consacre la moitié du chapitre « Cohen en français, Brassens in english »).

Il y a eu encore un CD-DVD en 2008, Des inédits… pour le plaisir, un DVD simple enregistré Un soir de concert en 2007 (tous deux chez Musikéla/EPM), celui-ci ouvert par sa version pacifiste de La Marseillaise (« Pour tous les enfants de la Terre / Chantons amour et liberté / Contre toutes les haines et les guerres / L’étendard d’espoir est levé… ») ; et puis fin 2015 Graeme a jugé plus « respectueux » pour son public – malgré un succès jamais démenti et un bonheur rare offert en partage – d’arrêter la scène (excepté quelques incursions plus ou moins brèves ici ou là jusqu’à l’an dernier). Signalons aussi, outre nombre de compilations et participations, le beau film Pacific Blues, tourné en France et en Nouvelle-Zélande, que lui ont consacré en 2005 Chantal Perrin et Arnaud Deplagne (52’).

Pour être un petit peu plus complet, il faudrait également parler du globe-trotter, de La Réunion, de l’Inde, de l’Éthiopie où il a vécu, à Harrar, comme Rimbaud avant lui ; de son retour tardif en Nouvelle-Zélande en 1993 puis de sa tournée en décembre 2005 (la première fois qu’il chantait ses chansons dans son pays natal !) ; de ses femmes, de ses enfants, de ses amis musiciens, surtout malgaches ; d’un de ses auteurs de prédilection, Maurice Cocagnac (cf. Au cœur de l’arbre…) ; de son indifférence envers la notoriété, les médias et le show-business ; de ses influences et inspirations spirituelles… De sa vocation de comédien qui l’avait fait quitter Wellington à la fin des années 1940 pour aller jouer Shakespeare à l’Old Vic de Londres, puis de son arrivée à la Comédie de Saint-Étienne dirigée par Jean Dasté, élève de Jacques Copeau dont la petite-fille, Catherine, allait devenir sa première épouse ; des circonstances de sa bifurcation vers la chanson, jusqu’à l’inauguration en 2014 dans la ville du Quesnoy – à la libération de laquelle participa en 1918, une semaine avant l’armistice, une division de soldats néo-zélandais (400 blessés et 93 tués) – d’une « rue Graeme-Allwright » qui dessert le joli petit théâtre des Trois Chênes où il est venu chanter, etc. Mais comme tout cela figure dans le livre, je m’en abstiendrai.

 

Ouverture du dossier de “Paroles et Musique” (mai 1982)


Tout juste me bornerai-je à regretter, au plan éditorial, l’absence d’un cahier photos et d’une chronologie succincte en annexes. Peu confortable, d’autre part, le renvoi des notes dites « de bas de page » en fin de chapitre. Le choix du titre aussi : Graeme Allwright par lui-même, qui laisse croire à tort à une autobiographie, alors que Jacques Vassal fait intervenir en situation – entrecoupant les propos exclusifs de l’artiste, bien sûr – les témoins essentiels de sa vie, tout en éclairant le contexte par ses commentaires d’auteur quand c’est nécessaire. Simples remarques au demeurant car ce livre a eu la plus grande peine à exister, une fois écrit, et a même été reporté, à un moment, aux calendes grecques.

Difficile par conséquent de reprocher au seul éditeur qui a eu l’intelligence et la sensibilité de le publier de l’avoir fait entrer au forceps dans le cadre de sa collection d’« autoportraits imprévus » (Brassens par lui-même, Cabrel par lui-même, etc.) et d’avoir limité son nombre de pages autant que possible... Disons que je les formule parce que Vassal aurait mérité un résultat éditorial à la hauteur de son travail, mais aussi et surtout en vue d’une édition ultérieure (…dans un monde où l’édition ne serait pas de plus en plus frileuse, du fait que les lecteurs – et les amateurs de chanson avec eux, hélas – sont de moins en moins nombreux) ; on peut rêver, n’est-ce pas, sachant que Demain sera bien...

(Graeme Allwright par lui-même, 304 pages, format 22x14 cm, prologue de Jacques Perrin, avant-propos de Graeme Allwright, Ed. du Cherche Midi, juin 2018, Paris.)

 

Une précision et un complément d’information, enfin, pour la petite histoire.

Primo, la superbe image de couverture (excellent choix !) est une photo de Francis Vernhet réalisée à l’automne 1992 pour illustrer l’une de nos rencontres avec Graeme* ; en l’occurrence, une interview que j’avais mise en boîte, publiée dans le n° 2 de Chorus (hiver 1992-1993), à l’occasion de la sortie de son album Lumière et de sa « rentrée parisienne » au Passage du Nord-Ouest.

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*Outre nombre d’articles divers (rencontres, disques, scènes, etc.) avec ou sur lui, nous avons consacré deux grands dossiers à Graeme Allwright : le n° 20 de Paroles et Musique (mai 1982) et le dossier « Panthéon » du n° 32 de Chorus (été 2000).

Secundo : un codicille à cet article, comme aurait dit Brassens. Un bonus, en fait : le texte que j’avais écrit pour La mémoire qui chante, mon « journal d’un échanson » qui, comme le livre de Vassal, avait d’abord été refusé par plusieurs éditeurs, avant d’être publié en financement participatif, donc en édition limitée. Forcément, ce texte qui témoigne dans les grandes lignes de notre histoire personnelle avec Graeme est resté de l’ordre du confidentiel : voilà l’occasion ou jamais de lui donner la clé des champs... D’autant qu’il recoupe et complète un chapitre de Jacques Vassal intitulé « Partages ».

 

Au cœur de l’arbre

J’ai fait la connaissance de Graeme au milieu des années 1970, à l’un de nos retours ponctuels en France (avec ma chère et tendre, installés à Libreville, nous venions de créer le premier journal national du Gabon, L’Union*) ; et j’étais loin alors d’imaginer l’importance de la place que cet homme allait occuper pour toujours dans nos cœurs…

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*Aujourd’hui, plus de quarante ans après, L’Union a dépassé son treize millième numéro…

 

 

L’histoire a vraiment démarré sur les rives de la mer Rouge et à l’orée d’une nouvelle décennie porteuse d’espérance. Pour la France avec l’arrivée – enfin ! – de la gauche au pouvoir, mais aussi pour nous qui échangions nos premières lettres avec les pensionnaires de notre vivant panthéon de la chanson : Barbara, Brassens, Escudero, Ferrat, Ferré, Nougaro, Marc Ogeret, Romann, Anne Sylvestre, Tachan… et Graeme Allwright. Cela se passait à Djibouti et Brel, hélas, reposait depuis un an déjà aux Marquises.

Alors qu’il pensait sérieusement à laisser tomber sa vie de tournées, lui qui n’a jamais couru après quelque forme que ce soit de carrière, Graeme nous offrait à ce moment-là la primeur de ses nouvelles chansons, rassemblées dans un vinyle tout récent, Condamnés ?, qui sonnait comme un testament : Le Poète solitaire, Le Passage du fleuve, Le Sommet… et, en dernière plage, La Chanson de l’adieu. Mais une autre s’était glissée au cœur du disque, admirable de sobriété et de beauté, qui enseignait la vérité, rien que la vérité, toute la vérité… Et l’air de rien, notre feuille de route, ponctuée de bouclages, pour les trois décennies à venir :

Au cœur de l’arbre il y a le fruit,
Au cœur du fruit il y a la graine,
Au cœur de la graine il y a la vie
Et la saison prochaine

Flash-back : Davy Moore…

En ce temps-là, la chanson et sa diffusion audiovisuelle allaient encore à peu près de pair. Le fossé entre l’une et l’autre ne commencerait vraiment de se creuser que deux ans plus tard, à partir de Mai 68, pour ne plus cesser de s’élargir. Mais en 1966, malgré l’omniprésence yé-yé, on entendait aussi bien sur les ondes La Bohême d’Aznavour, Quand il est mort le poète de Bécaud, la Supplique… de Brassens, Le Mal de vivre de Barbara, Ces gens-là de Brel, Armstrong de Nougaro, Les Jolies Colonies de vacances de Perret, etc., qu’un étonnant et implacable réquisitoire contre la boxe. Une chanson déclamée par une voix nouvelle, mordante et accrocheuse, à l’accent britannique intriguant : « Qui a tué Davy Moore / Qui est responsable / Et pourquoi est-il mort ? »

C’est en tout cas ainsi que, lycéen attelé à ses devoirs, le transistor en sourdine, je découvris (à l’instar, sans doute, de milliers d’autres jeunes qui constitueraient le futur noyau dur de son public) ce nouveau chanteur au nom bizarre, longtemps imprononçable pour beaucoup : Craime (Grayme ?) Aullerail… raillte ? Un choc suivi de la découverte fabuleuse de ce que je croyais être son premier album (c’était déjà le second) : Petites boîtes, Dommage, Il faut que je m’en aille, Johnny… Des chansons, une voix et une interprétation saisissantes, annonciatrices de promesses. Entre autres de merveilleuses adaptations de Leonard Cohen.

Impossible d’imaginer, bien sûr, que les hasards de l’existence me feraient jouer un rôle dans la trajectoire professionnelle de cet homme de quarante ans, venu des antipodes l’année de ma naissance… Et pourtant !

 

Mer et Île Rouges

Printemps 1979. Treize ans et huit ou neuf albums après, j’écris à Graeme pour lui annoncer notre décision de quitter la Corne de l’Afrique un an plus tard pour créer un magazine mensuel de chanson (lors de notre première rencontre, nous éditions en France un hebdomadaire régional socio-culturel intitulé Forum), mais qu’auparavant nous aimerions organiser sa venue sur place pour quelques concerts… Je l'informe de nos souhaits et possibilités à ce sujet et, lui dis-je, on en reparlera de vive voix vers la fin juin, où nous rentrerons pour quelques semaines en France… D’ailleurs, ajouté-je, ce serait bien de venir passer un week-end à la maison, avec (sa femme) Claire et (sa fille) Jeanne... Par retour ou presque, nous recevons ce mot :
 

Graeme s'y montre doublement heureux – et de cette proposition (l’occasion pour lui de remettre les pieds sur ses propres traces une dizaine d'années après sa découverte de l'Ethiopie...), et de l’annonce de la création future de Paroles et Musique. Fin juin, nous fêtons donc nos retrouvailles à la campagne et je prends quelques photos… Entre autres, celle qui servira de couverture à son numéro de mai 1982. Une image prise sur le vif où Graeme apparaît tel qu’en lui-même, méditatif…
 


Il vient de connaître une semaine triomphale, du 9 au 17 juin, à l’Olympia, tourne quasi quotidiennement jusqu’à la mi-août (nous le retrouverons d’ailleurs à Paris, à l’affiche du Mois de la chanson proposé par Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud du 4 au 6 juillet au Théâtre d’Orsay), et doit enregistrer son nouvel album à la rentrée. Ensuite, nous apprend-il, Graeme doit répéter avec Maxime Le Forestier, en vue des concerts qu’il veut donner au Palais des Sports de Paris, en janvier 1980, au bénéfice de l’association qu’il parraine et soutient, « Partage avec les enfants du Tiers-Monde ».
 

Avec Maxime Le Forestier, Serge Lama, Nana Mouskouri et Guy Béart (ph. J. Aubert)

 

Un emploi du temps bien chargé, mais qui laisse néanmoins une trouée possible à la fin de l’année. Accompagné alors du groupe Namana (un bassiste congolais, Rido Bayonne, un batteur franco-vietnamien, Martin Coridon, et deux guitaristes malgaches, André et Solo*), Graeme accueille notre idée avec enthousiasme (il a déjà voyagé en solitaire, en 1969, dans la Corne de l’Afrique), nous suggérant même de prolonger sa venue par une tournée dans l’océan Indien. Cela permettrait d’ailleurs de partager les frais de transport, toujours très lourds.

_______
*Solo (prononcer Soul) Razafindrakoto accompagnera Graeme jusqu’à ses derniers concerts et dernières participations de 2015-2016 et produira et réalisera plusieurs de ses albums.

Vont suivre alors trois mois, depuis Djibouti, de contacts multiples entre directeurs de centres culturels français et de correspondances avec le chanteur et son tourneur de l’époque, Harry Lapp. Graeme a très envie de retourner à la Réunion, où il a vécu de fin 1975 à début 1977, ainsi qu’à Madagascar qu’il a découvert à cette période-là. Un temps, il est question aussi des Seychelles… Plusieurs possibilités se présentent alternativement, puis la Réunion déclare forfait – « Dommage », nous écrit Graeme.

L’opération est officiellement pilotée par l’excellent Dominique Chantaraud, directeur du centre culturel Arthur-Rimbaud de Djibouti (qui m’a fait toute confiance lorsque je lui ai proposé d’organiser cette tournée), assisté de son adjoint (et futur successeur) Bernard Baños-Robles. Mais les Seychelles, bientôt, tombent également à l’eau… Et si Mada faisait aussi marche arrière ? m’inquiétais-je alors auprès de Graeme ? Eh bien, ce serait « Djibouti tout seul », nous rassure-t-il. « On prendrait dans ce cas deux places sur sept à notre charge » (pour Claire, qui s’occupe de la technique, et Jeanne). « De toute façon, pour Djibouti, c’est sûr en fin d’année. »

Finalement, ce sera et Madagascar et Djibouti, de la fin novembre à la mi-janvier. Arrivés dans l’Île Rouge, bouleversés par les conditions de vie extrêmement précaires du peuple malgache, Graeme et ses musiciens – qui devaient seulement se produire deux soirs au centre culturel Albert-Camus de Tananarive – donneront dix-neuf autres concerts de soutien ! Vingt et un en à peine un mois… Un périple exténuant à travers cette île-continent, rendu possible (en dépit de conditions techniques éprouvantes) grâce à l’important réseau local de l’Alliance française.

Sur le plan professionnel, ce voyage sera surtout l’occasion pour Graeme Allwright de découvrir les jeunes Lolo Sy Ny Tariny, un excellent groupe de neuf musiciens-vocalistes, dont plusieurs membres (Benny, Érick, Passy…) l’accompagneront par la suite. La rencontre interviendra d’ailleurs à point nommé, à une époque de sa vie où l’artiste, qui avait l’impression de tourner en rond, se posait sérieusement la question de mettre un terme à sa carrière.
 

Jusqu’à la ceinture

Lorsque Graeme atterrit à Djibouti où deux concerts (officiels) sont programmés, ce pays nouvellement indépendant abrite – en sus de la Légion étrangère – une importante présence militaire française, « facteur de stabilité » dans une région de l’échiquier mondial qu’Américains et Soviétiques, à l’issue de la guerre de l’Ogaden, se partagent à travers leurs pions éthiopiens et somaliens. Dans un tel contexte, c’est pour le moins interloqué (quoique amusé en son for intérieur) que le chanteur apprend, à la veille de Noël, le souhait du commandant de la base de compter sur une prestation spéciale, intra-muros, à l’intention des seuls personnels militaires et leurs familles ! Pourquoi pas, se dit notre homme aussi pacifiste qu’antimilitariste ; si la météo incite à l’oublier (il fait plus de trente degrés), après tout c’est Noël…
 


Arrive le premier des deux spectacles qu’il doit donner au Théâtre des Salines, un superbe lieu en plein air, étagé en gradins. Visiblement épuisé par son marathon de Madagascar, l’équipe n’en offre pas moins une soirée de trois heures et demie entre le tour de chant de Graeme, alternant standards et nouveautés, et les morceaux instrumentaux de Namana. Mais le lendemain matin, le directeur du centre culturel reçoit un coup de fil furieux du commandant : Graeme Allwright est interdit de spectacle au camp ! Sans la moindre explication. Envoyés en éclaireurs, ses « espions » de la veille n’ont guère dû goûter le répertoire de l’auteur de Pacific Blues

Quoi qu’il en soit, cette annulation va nous valoir, le 9 janvier 1980, un second concert absolument extraordinaire, ponctué de bout en bout de réactions aussi enthousiastes que tout à fait inattendues. Celles d’un fort contingent (un bon tiers des mille cinq cents spectateurs, Djiboutiens et Européens mêlés) de légionnaires et de militaires ! Des engagés, mécontents de la suppression de « leur » concert, et le faisant bruyamment savoir. Avec en apothéose finale, une chanson reprise par eux presque en chœur ! Une chanson que Graeme n’aura jamais interprétée avec autant d’émotion, de conviction et de plaisir de toute sa vie :

On avait d’la flotte jusqu’aux g’noux
Et le vieux con a dit d’avancer
Y en avait jusqu’à la ceinture
Et le vieux con a dit d’avancer
On avait d’la flotte jusqu’au cou
Et le vieux con…

Délire indescriptible dans les gradins, les bidasses, fous de joie, assimilant manifestement leur commandant à ce « vieux con » qui, toujours, malgré la situation en train d’empirer, disait d’avancer.

Dans l’intervalle, fidèle à son habitude, Graeme était allé – gracieusement, of course – chanter ici et là : dans une MJC de quartier, à la lueur de quelques misérables ampoules, dans un cinéma de plein air pour contribuer à la construction d’une maternité à l’intérieur du pays, sur la place principale de la capitale, le 1er janvier, avec Namana…
 

Et puis, tout au long de ce séjour de deux semaines, Graeme Allwright ira discrètement à la rencontre des rescapés du conflit entre l’Éthiopie et la Somalie, rassemblés dans des camps djiboutiens où les accueillaient notamment des volontaires de Médecins du monde (dont un couple d'amis au dévouement et à la compassion extraordinaires). Des rencontres d’homme à homme, authentiques, qui, au-delà des barrières de langues, d’origines, de couleurs ou de religions, me feront découvrir, presque toucher du doigt – puisque je servais, seul avec lui, de guide à Graeme –, la vraie communication entre les êtres. Dans l’intensité, la profondeur et la tendresse d’un regard sans pareil, qui vous sonde et semble s'immiscer avec une extrême bienveillance jusqu'au fond de l'âme en vous invitant au partage. Oh ! Le regard de Graeme Allwright...

Inoubliable leçon d’humanité qui ne s’apprend ni à l’école ni dans les livres. Mais ça, bien sûr, c’est une autre histoire… que je conserverai dès lors par-devers moi, enfouie au plus intime, et qui fera définitivement de Graeme l'un de mes grands frères de coeur.
 

Comme cette autre histoire encore, publique celle-ci, qui allait démarrer six mois plus tard, avec la parution du numéro un de Paroles et Musique (dont il avait été l’un des tout premiers informés du projet) et m’enchansonnerait pour le reste de ma vie. Graeme Allwright ne serait plus jamais bien loin dans notre vie, présent en particulier à toutes nos fêtes, entre autres à celle du cinquième anniversaire de Paroles et Musique en 1985 (aux côtés de Guy Béart, Leny Escudero, Bernard Haillant, Namana, Marc Ogeret, Riou et Pouchain, Anne Sylvestre, etc., dont les jeunes Louis Arti et Allain Leprest) et des dix ans de Chorus en 2002… où, merveilleusement accompagné au débotté par Jean Corti, l’accordéoniste de Brel, il allait nous offrir un florilège de ses chansons, dont l’incontournable et définitivement inoubliable Il faut que je m’en aille

Photos de Jacques Aubert, Fred Hidalgo, Jean-Pierre Leloir et Francis Vernhet, dessin de Philippe Quinton.

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11 juillet 2018 3 11 /07 /juillet /2018 15:13

« Hasta la victoria siempre ! »


Souvenez-vous : en avril 2015, je vous annonçais ici même que les responsables de la séquestration et de l’exécution sommaire de Victor Jara, le troubadour de la chanson populaire chilienne, avaient été identifiés, et qu’un procès devait se tenir en septembre, quarante-deux ans après les faits. Il aura fallu attendre trois années de plus, mais c’est aujourd’hui chose faite : justice vient d’être rendue (pour l’essentiel et dans une certaine et curieuse discrétion médiatique, malgré l’importance symbolique de l’affaire) !

En jargon journalistique, cela s’appelle un droit de suite. Le droit de suivre l’évolution d’un événement que vous avez annoncé, dont vous avez rendu compte et qui n’est pas encore clos. On devrait plutôt dire « devoir de suite », sachant l’obligation déontologique élémentaire, pour un journaliste digne de ce nom, de suivre un dossier jusqu’à son terme. C’est ce que j’ai cherché à faire ces trois dernières années, en restant attentif à cette question, déçu puis furieux mais à peine étonné de voir le procès annoncé pour septembre 2015 par la justice états-unienne être reporté aux calendes grecques...
 

Rappelons que Pedro Pablo Barrientos, l’un des deux principaux meurtriers et bourreaux de Victor Jara (avec Hugo Hernán Sánchez Marmonti, détenu au Chili) – celui qui, semble-t-il, lui avait broyé les mains (et non tranché) à coups de crosse, jusqu’à en faire de la bouillie –, coulait des jours heureux en Floride… Logique quand on sait l’appui que « le grand démocrate » Kissinger, à l’époque, avait apporté au putschiste d’extrême droite Augusto Pinochet (voir photo)…

C’est la tache indélébile du procès qui vient d’avoir lieu – mais à Santiago et non aux États-Unis – en présence de huit anciens militaires gradés dans le box des accusés : l’absence ignominieuse de Barrientos que la justice américaine (sous le prétexte de le faire juger sur son sol, ce qu’on attend toujours…) refuse obstinément d’extrader au Chili. Dont acte… pour le moins éloquent. Mais les autres étaient bel et bien présents, qui ont été condamnés le 29 juin, à dix-huit ans de prison ferme (dont quinze dans des pénitenciers de haute sécurité).

Pour arriver à ce résultat, il a fallu toute l’énergie de l’ancienne compagne du chanteur, Joan (ci-dessus), et de leurs filles Amanda et Manuela. L’énergie et une volonté sans faille qu’on imagine régulièrement mises à mal par les souffrances de l’indifférence à leur juste lutte, le temps qui passe inexorablement et la désespérance qui s’installe… Mais elles n’ont jamais baissé les bras, malgré les obstacles et les menaces, alors qu’il était si « facile » de renoncer. Et puis… tout finit par arriver. La justice chilienne, aiguillonnée par Joan, Amanda et Manuela, s’est saisie à nouveau et pour de bon du dossier, afin qu’un procès puisse enfin se dérouler à Santiago.
 

Le verdict* est donc tombé le 29 juin 2018… quarante-cinq ans après la répression fasciste qui s’était abattue et pour des lustres sur le peuple chilien le 11 septembre 1973 : dix-huit ans d’incarcération. Cela peut paraître dérisoire en regard de l’horreur du crime et des tortures infligées à l’auteur du Derecho de vivir en paz, le droit de vivre en paix, mais c’est le principe qui compte. Et le temps qu’on parvienne à ce procès auquel beaucoup de victimes ne croyaient plus, ce verdict s’apparente à de la prison perpétuelle : le plus jeune des assassins, un lieutenant-colonel à la retraite, a déjà 68 ans, le plus âgé, l’ex-colonel Hugo Sánchez, 90 ans…

Des milliers de victimes et de disparus, des citoyens torturés et emprisonnés par dizaines de milliers, sans compter les exilés par dizaines de milliers également… La justice est lente, désespérément lente parfois, mais comme l’ont noté Joan Jara et ses filles dans une « déclaration publique de la famille » le 7 juillet dernier, « s’il est certain qu’un verdict qui arrive quarante-cinq ans après les faits peut difficilement être considéré comme juste, il s’agit sans aucun doute d’une défaite importante infligée à ceux qui cherchent à nier l’histoire et un coup sévère porté à l’impunité. »

Dans ladite déclaration, Joan, Amanda et Manuela dont il est malaisé d’imaginer quelle a pu être leur vie depuis septembre 1973 (« comme famille nous avons subi dans nos chairs et nos os le pacte de silence qui continue de lier toutes les Forces armées chiliennes… »), expriment une gratitude totale « à toutes les personnes qui, à travers le monde, nous ont accompagnées sur ce long chemin, en nous aidant à supporter et combattre l’indifférence du pouvoir politique et médiatique de notre pays qui, sauf exceptions dignes, a tenté de rendre invisible la lutte pour la vérité, la justice, la mémoire et la réparation. »

Ce jugement, qui naturellement n’efface rien, ne marque pas non plus la fin du combat de ces femmes courageuses et dignes d’éloges : « Il reste différents procès judiciaires devant nous que nous mènerons avec une même conviction pour que la justice passe, pas seulement pour Victor, mais pour tous ceux qui ont souffert le terrorisme d’État qui a régné au Chili durant la dictature civile et militaire. » Et de conclure : « Nous avons la certitude absolue que, comme société, il nous reste beaucoup à faire si nous voulons bâtir un avenir meilleur pour ceux qui viennent à présent. Nous-mêmes, avec Victor dans la mémoire, continuerons de travailler pour que jamais plus au Chili ne se répètent les faits qui sont condamnés aujourd’hui dans ce jugement historique ».

 

À noter, pour marquer les vingt-cinq ans de la Fondation Victor-Jara la création en septembre prochain à Santiago de Chile du FAM, le Festival Art et Mémoire Victor-Jara. Du 24 au 30 septembre, le FAM proposera des concerts, des spectacles de danse, de théâtre et de cinéma, des activités pour le jeune public, des expositions, une « feria » de la mémoire et des droits humains, des rencontres, etc. ; l’ensemble dans le stade aujourd’hui appelé Víctor-Jara qui fut le lieu de tant d’horreurs et d’exactions…

Parmi tous ceux et toutes celles « qui portent Victor dans le cœur et transmettent son héritage aux nouvelles générations », auxquels Joan et ses filles rendent hommage à l’issue de leur déclaration publique, il faut sans aucun doute compter Michelle Bachelet. L’ancienne présidente du Chili, qui fut détenue et torturée par les sbires fascistes du triste sire dénommé Pinochet, avait eu ce mot prémonitoire à l’occasion, en 2009, de l’exhumation des restes du chantre chilien – devant des foules immenses venues célébrer sa mémoire – pour être rendus à sa famille : « Victor Jara chante avec plus de force que jamais et le Chili rend justice à son histoire. » Quarante-quatre impacts de balles et les mains mises en miettes n’auront rien empêché. Ni rien changé, bien au contraire, de la puissance d’évocation et de rassemblement d’une chanson, quand elle est belle et authentique.

Continue de tracer dans les chemins
Le sillon de ton destin
La joie de semer et de partager
Personne ne pourra jamais te la retirer.
**

 

*On peut lire les attendus du procès, avec l’identité des neuf officiers condamnés en cliquant sur le lien de la Fondation, sous la « declaracion publica de la familia ».

** « Sigue abriendo en los caminos / El surco de tu destino / La alegria de sembrar / No te la pueden quitar » (Victor Jara).

NB. Entre autres vidéos de Victor Jara, voici la version en public de de la chanson emblématique A desalambrar de l’Uruguayen Daniel Viglietti, que nous avions eu le bonheur de retrouver en avril 2017 chez Paco Ibañez, et qui nous a brusquement quittés le 30 octobre suivant.

 

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30 janvier 2018 2 30 /01 /janvier /2018 18:45

…mais n’enchante pas moins !

 

« Elle est toute en rondeur mais ne manque pas de piquant, écrivais-je en intro d’une rencontre de notre ami Serge Dillaz avec Juliette pour le n° 23 de Chorus, daté du 21 mars 1998. Voilà déjà un bout de temps qu’on n’avait plus connu pareil raz-de-marée dans le landerneau chansonnier. Avec elle, on ne risque pas de bayer aux corneilles. Juliette est un oiseau rare dont le chant annonce le renouveau avec juste ce qu’il faut de kitsch pour que l’on ne se méprenne pas. Le futur a toujours besoin d’antériorité ; les variétés, d’un brin de classicisme… » Vingt ans après, voici qu’arrive à point nommé son nouvel opus pour annoncer à nouveau, en ces périodes de météo marine des plus déprimante, ce renouveau dont on a tellement besoin.

Au Théâtre de la Ville, 10/92 (Ph. F. Vernhet)

Juliette, je l’avais découverte – disons, plutôt, vue sur scène pour la première fois – une dizaine d’années avant cette « Rencontre » chorusienne (laquelle avait été précédée par un « Portrait » de deux pages dans le n° 2 de l’hiver 92-93) dans un café-théâtre de Bourges, en off de la programmation du Printemps – époque Paroles et Musique qui fut probablement le premier journal national à relever son immense potentiel artistique. Déjà irrésistible. Trente ans, donc… et pour fêter cet anniversaire, une intégrale discographique sortait à l’automne 2016 (14 CD dont son premier enregistrement en piano-voix de 1987, dix titres en public, sous forme de cassette, et un CD de « raretés »).

Enfin, « intégrale », ça n’était pas tout à fait l’avis de l’intéressée, qui soulignait alors : « Ceci n’est pas mon “intégrale”. Il manque : des noms, des sourires, des instruments de musique, des professeurs, des amis, des collègues, des soutiens, des amours.

Il manque les soirs de première, les matins de dernière, les jours de répétition, les nuits en studio. Et puis il manque encore quelques notes et quelques mots qui volètent autour de moi et que j’essaye – encore ! – d’attraper ! Non, décidément, ceci n’est pas mon intégrale, il manque : demain! » Simple question de patience. Déjà, Juliette, « l’irrésistible », avait eu droit à sa consécration dans Chorus, avec un dossier lui aussi printanier (décidément !) : c’était le n° 47 du 21 mars 2004, où elle figurait aux côtés d’Adamo, Aznavour, Manset, Pierron, Sanseverino, MC Solaar… et d’une jeune débutante nommée Olivia Ruiz qui l’avait convaincue d’écrire un titre pour son premier album, J’aime pas l’amour… Deux ans plus tard, en 2006, le « métier » décernait à Juliette la Victoire de la Musique de l’artiste-interprète féminine.

Et nous voilà ce soir, comme disait le Grand Jacques, ou ce matin c’est comme on veut, rendus à « demain » devenu aujourd’hui (avec le temps, n’est-ce pas…), avec ce nouvel album disponible dans les bacs à partir du 9 février (le précédent, Nour – comme Nourredine bien sûr mais aussi comme Lumière en arabe – date de l’automne 2013)… Son neuvième album studio depuis 1993 (Irrésistible), le quatorzième au total depuis sa première cassette en public en 1987. Pour lui trouver un titre, il a suffi à Juliette de se rappeler de celui qu’elle avait donné à la « carte blanche » que France Inter lui avait confiée en 2015, le samedi matin durant une partie des programmes d’été puis à nouveau pendant huit semaines à la fin de l’année : J’aime pas la chanson, mais… À un mot près, notez-le bien, un seul… mais qui a son importance comme elle l’explique ici avec le bagout qu’on lui connaît, la causticité pince-sans-rire qu’on adore chez elle, jamais très loin d’une aimable provocation : « C’est marrant, cette impression de faire vraiment un “nouvel” album après trente ans de bons et loyaux services. Parce que finalement je n’ai jamais fait ça : un piano-solo accompagné par des musiciens (l’équipe “un peu réduite” de mes garçons habituels) ! Ce qui, cette fois, va être le cas.

« “J’aime pas la chanson” ? On s’attend à ce que j’explique ce titre mais cet album aurait tout aussi bien pu s’appeler “J’aime pas le piano” ; il s’appelle “J’aime pas la chanson” parce que j’aime pas non plus la chanson. Ce qui est rigoureusement vrai, mais ne m’empêche pas d’en faire. Même si je n’aime pas écrire, chercher le mot juste au sens exact, la forme, le fond, patin-couffin, gratter pendant des heures du papier à carreaux ou à musique, tâtonner le piano, et chantonner des lalalas pas seulement sous la douche.

« J’ai bien connu une crèmerie qui proposait des produits sublimes (ce qui pourrait laisser entendre que je considère mes produits “sublimes” : non, car ce ne sont que des chansons et je n’aime pas la… on a compris !) dans un coin de Paris et dont la patronne ne mangeait jamais de fromage parce que, disait-elle, elle n’aimait pas ça. Voilà ! Je suis la crémière de la chanson. »

À bon entendeur salut… La crémière de la chanson… Compris ? Ben ouais, cinq sur cinq ! Pas vous ? Ah bon… Vous en voulez encore une louche ? Qu’on vous file les ingrédients de ces douze pôvres nouvelles chansons ? Toutes signées Juliette Noureddine (Procastination – À carreaux ! – Météo marine – Bijoux de famille – J’aime pas la chanson ! – Une adresse à Paris – Madame – C’est ça, l’rugby ! – Aller sans retour – Midi à ma porte – Je remercie – Dans mon piano droit), sauf bien sûr la reprise du tube immortel de Jean-Claude Massoulier et André Popp, popularisé par les Frères Jacques : « Quand l’équipe de Perpignan s’en va jouer à Montauban / Elle est battue évidemment par l’équipe de Montauban / Mais quand l’équipe de Montauban s’en va jouer à Perpignan / Elle est battue c’est évident par l’équipe de Perpignan… »

Janvier 2002 (ph. F. Vernhet)

Vraiment, vous tenez tant que ça à le savoir. Bon ben, voilà, « ce n’est qu’un jour, un jour comme ça. On dit ça va mais ça va pas ! Un jour à rien, un jour à spleen… Mais arrive “Madame” qui veut chanter les tartes, les rayées de la carte, qui veut chanter ces filles oubliées des fantasmes et des talons aiguilles mais jamais des sarcasmes ! Parmi ses signes distinctifs, ronde du cul, frisée du tif, il en est un qu’on n’peut pas rater : elle a des lunettes sur le nez ! Et si elle “n’aime pas la chanson”, Juliette Binocle, c’est parce que, sans doute, elle en connaît le fond, les cales et les soutes, c’est une vie entière pendue au crayon, tout ça pour ne faire, pauvres ambitions, rien qu’une chanson ! »

Pour en finir tout à fait avec pareil désastre, voulez-vous que je vous dise ? Quand on n’aime pas la chanson, mais vraiment pas, qu’on voit ce qu’on voit et qu’on écoute ce qu’on écoute aujourd’hui dans nos médias qui font l’opinion (cf. Souchon…), c’est forcé, on ne peut que détester cette galette ni faite ni à faire. La preuve avec cette Météo marine qu’une fois écoutée, quel chagrin !, vous ne saurez plus vous débarrasser. Tel est le triste destin des ritournelles éternelles…

 

Une phrase encore, pour ajouter que, non contente de nous délivrer aujourd’hui ces plats en boîte, l’auteure-compositrice-interprète (l’ai-je bien féminisée ?) viendra bientôt nous les servir – comme jadis avec son festin – sur toutes les scènes de France et de Navarre. Dont une escale parisienne le 12 avril à la Salle Pleyel. Si vous n’êtes pas encore totalement dégoûté(e), vous trouverez le détail du menu ou de la carte sur son site.

Et le mot de la fin, si vous permettez, à l’adresse de la responsable de ces lignes (qui, je vous le ferai remarquer, comme je l’avais déjà noté à propos d’Hubert-Félix Thiéfaine, ne constituent aucunement une critique de disque, n’étant plus rédacteur en chef de quoi que ce soit sinon de mon petit comité de rédaction interne) : sachez « Madame » Juliette, vous qui n'aimez ni l'amour ni la chanson, sachez qu’à la scène comme à la ville, je vous… hais !

NB. La première vidéo de ce sujet, où Juliette chante Irrésistible en duo avec Jean Guidoni (« Je suis irrésistible / Comme Satan me l´a dit / Sous ma taille flexible / Ce corpus delicti / Est un fruit comestible / Aux nobles appétits / […] Je suis une maladie / Sexuellement transmissible / Comme Satan me l’a dit : / “Tu es irrésistible, Irrésistible !” »), a été captée le 2 septembre 2015 à Castelsarrasin lors d’une soirée unique à tous points de vue. Primo, parce qu’elle réunissait un plateau artistique plus qu’exceptionnel (voir ici le compte rendu détaillé que j’en fis alors, avec en bonus les « minutes » et photos d’une cérémonie privée où Juliette s’illustra à sa façon !). Secundo, parce qu’elle resta finalement sans suite, alors que son but était de favoriser dans cette ville où naquit Pierre Perret la renaissance du festival Alors… Chante ! qui, après quelque trente ans d’existence, venait d’être chassé sans ménagement de son fief historique de Montauban, n’ayant plus l’heur de plaire à une municipalité davantage marquée par l’esprit partisan que par celui de l’ouverture. Il n’empêche que cette soirée – qui n’eut hélas pas le retentissement recherché faute d’une absence incompréhensible de la plupart des médias nationaux – fut à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire des spectacles collectifs francophones. Et aujourd’hui, comme moi (et comme le talentueux Francis Vernhet qui prit les photos nécessaires à mon compte rendu), quelque cinq mille personnes peuvent dire : « J’y étais ! »

 

POST-SCRIPTUM EN FORME DE SCOOP
On vient de le voir, dans son nouvel album, sur scène et dans les médias, Juliette assure avec beaucoup d’aplomb ne pas aimer la chanson… Sauf que – soit dit entre nous – je connais la vérité vraie depuis belle lurette et il m’est impossible de continuer à contribuer plus longtemps à cette entreprise de désinformation publique : non, les fake-news ne passeront pas par ici ! Alors, au risque de vous faire perdre votre latin avec son anathème jeté sur la chanson, voici une autre version de Juliette, signée en bon uniforme (oui, je sais, sauf qu’elle aussi a lu San-Antonio...) : de véritables aveux ! Me reste plus qu’à espérer ne pas être voué aux gémonies pour avoir violé – dans l’intérêt commun, notez-le bien – le secret de la confession !

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