Jean de Bruges et « Le voilier de Jacques »
…« L’Askoy, dont il s’est débarrassé, comme on se délivre d’objets devenus inutiles et trop chargés, surtout, de souvenirs pénibles, à la fin de l’année 1976 » : étonnante histoire, au demeurant, que celle de cette « cathédrale de clinfoc et de grand-voiles », qui vaut bien un épisode en soi. Le temps d’une pause marine – comme un volet supplémentaire de Jean de Bruges (attention, documents !) –, avant de retrouver Jacques Brel œuvrant à ses nouvelles chansons. « Un voilier “dévoilé” / Est à vendre aux îles Marquises / La nuit, le ciel est étoilé / Le jour, tendre est la brise… » (Jean-Roger Caussimon, Le Voilier de Jacques, 1979.)
Automne 1976, retour à Punaauia (Tahiti), chez l’ami toubib qui les héberge, lui et la Doudou : après avoir revalidé sa licence de pilote et s’être mis en quête d’un appareil, Jacques Brel a jeté son dévolu sur un bimoteur qu’il va acheter au nom de Maddly Bamy. L’air après la mer, tout en ayant choisi sa terre… À Paul-Robert Thomas qui l’interroge sur le sort de son bateau, maintenant qu’il s’est tourné vers l’avion, l’ancien navigateur parti pour un virtuel tour du monde de trois ans répond : « Je vais le vendre dès que j’aurai changé un guindeau que j’ai commandé chez Sin Tung Hing, le concessionnaire de Papeete. Ce ne sera pas facile de le vendre aux Marquises, mais je ne me sens pas trop le courage de le rapatrier ici pour le moment. De toute façon, je ne le vendrai qu’à un homme qui aime la mer, à un vrai marin… »
En fait, tout va aller très vite, beaucoup plus vite que Jacques ne l’imagine. Et c’est non pas à un homme mais à un couple qu’il vendra l’Askoy, une fois de retour dans son île, quelques semaines seulement plus tard. De jeunes mariés américains, Lee Adamson et Cathy Cleveland, arrivés depuis peu à Hiva Oa sur un navire qui les avait embarqués comme coéquipiers à Panama. L’histoire veut qu’il les ait jugés sympathiques au point de leur céder son voilier pour le tiers de son prix d’achat, à peine trois ans auparavant. « Jacques l’a vendu à un prix symbolique, dira Maddly en 2008, parce qu’il voulait donner la possibilité de parcourir le monde à deux jeunes tentés par l’aventure. »
C’est sans doute la réalité mais c’est aussi une façon, pour lui, de solder un pan de son passé. Car le rêve du marin en partance, du capitaine en quête d’île au trésor, ce rêve d’enfance est désormais accompli, et l’Askoy qui patiente depuis un an en baie de Tahauku n’est plus synonyme pour lui que de contraintes, d’entretien obligatoire et de rappels douloureux au plan physique. « En bateau, dira-t-il à Maddly, il faut être heureux pour partir. Autrement il devient un château hanté de mille bruits désagréables et lancinants, et longs. Plus humide que les prisons, on vit alors dans une soupe infecte et collante, navrante. Un bateau n’est pas grand, il devient minuscule. Il n’est pas fatigant, il devient harassant, c’est le bagne. »
Il faut se remettre dans le contexte de leur traversée du Pacifique : celui d’un homme opéré d’un cancer il y a moins d’un an, auquel on a ouvert la poitrine, scié les côtes et retiré la majeure partie d’un poumon. Se lancer dans une telle équipée, rien qu’à deux, sur un voilier beaucoup trop lourd à manier (à titre comparatif le Pen-Duick VI avec lequel Éric Tabarly remporta en 1976 sa seconde Transat en solitaire pesait seulement dix-sept tonnes, contre quarante-deux pour l’Askoy pourtant moins long de quatre mètres et demi), relève déjà de l’exploit. Le chanteur semblait l’avoir pressenti dès 1968 : « Il y a deux sortes de temps / Y a le temps qui attend / Et le temps qui espère / Il y a deux sortes de gens / Il y a les vivants / Et ceux qui sont en mer… » (L’Ostendaise). Mais aller jusqu’au bout, cela tient du miracle ! La tâche est trop éprouvante, les souffrances de Jacques trop évidentes. « Ce bateau t’use plus que je ne peux le supporter », lui souffle sa compagne (cf. De l’amour à vivre, Christian Pirot, 2006) en arrivant aux Marquises.
Étonnante histoire, en effet, que celle de ce yawl (1) lancé en mer le 19 mars 1960 par son constructeur, Hugo Van Kuyck, un architecte belge bien connu. Ainsi appelé en référence à une île norvégienne, mais second du nom (d’où le chiffre II que Brel supprimera, au risque d’attirer sur lui et ses passagers les foudres de la malédiction, à en croire la superstition selon laquelle on ne touche pas impunément au nom d’un bateau), l’Askoy II devient la propriété du chanteur en mars 1974. De retour de sa croisière de formation sur le Korrig, il vit alors momentanément chez son épouse, à Bruxelles (tout en entretenant depuis 1970 une liaison avec une certaine Monique qui vit à Menton, et maintenant avec Maddly à Paris…). Le soir même de son achat, il place une photo du bateau (voir « Brel-8 ») dans la chambre de sa fille France : « C’est lui ! » écrit-il dessus, enthousiaste, en signant « Ton vieux ».
Décembre 1976, Atuona : Jacques le cède sans regret à ces jeunes mariés, Lee et Cathy, visiblement fort amoureux. Est-ce le mauvais œil de l’Askoy ? Toujours est-il que leur périple océanien, achevé sur l’île d’Hawaï, se solde par un divorce. Vendu (après la mort de Brel) à un marchand de surfs d’Hawaï, Harlow Jones, le bateau passe ensuite entre les mains d’un Allemand, Helmut Rutten, qui s’avère être un trafiquant de drogue ! Arrêté aux Îles Fidji, celui-ci voit son bateau placé sous séquestre par la justice, puis oublié au port de Suva avant d’être mis en vente publique. Il sera adjugé un an plus tard, dans un triste état, avec un mètre d’eau à l’intérieur, à un journaliste néo-zélandais spécialiste des questions maritimes, Lindsay Wright, qui décide de regagner son pays, seul à son bord…
Mais à l’approche des côtes de Nouvelle-Zélande, il essuie une terrible tempête qui va sceller le sort de l’Askoy : on se croirait dans L’Ouragan, de Jean de Bruges ! L’une des trois histoires extraordinaires (La Baleine : voir en début d’article, La Sirène et L’Ouragan) écrites par Jacques sur une musique de François Rauber. L’ensemble, qui fait plus de treize minutes, constituait un « poème symphonique » récité d’une façon délibérément emphatique jusqu’au crescendo final. Recherché désespérément par tous les amateurs, c’est un document exceptionnel qui n’a jamais été réédité depuis sa sortie en 1963 sur un 25 cm non commercialisé et à tirage limité : un disque, Jacques Brel chante la Belgique, conçu par la municipalité de Bruxelles pour être offert exclusivement à deux cents maires et bourgmestres du pays réunis en congrès (et dont le premier intéressé demanda cinq cents exemplaires pour les offrir de son côté). « À moi, à moi, Jean de Bruges / Grand quartier-maître sur “la Coquette” / Trente ans de mer et de tempêtes… »
Tudieu, tudieu, c’était un ouragan
D’abord le vent, un vent méchant […]
Et puis la pluie, la pluie
Qui vient, qui va
Qui cogne, qui mord, qui bat
Une vraie pluie de Golgotha
Et plus noire qu’un péché, plus longue qu’un voyage
Une vague bâtie et de roc et d’acier,
La forge qui avance comme l’animal blessé.
Soudain, elle s'est dressée sur ses vagues de derrière
La tête dans le ciel et les pieds dans l’enfer
Et puis en retombant la vague a tout brisé.
(© Éditions Pouchenel, 1965)
Pris dans la tourmente, Lindsay Wright ne peut éviter le naufrage et l’Askoy s’échoue brutalement sur le sable de Bayly’s Beach. Nous sommes alors en 1994. L’histoire du yawl de Jacques Brel aurait pu et dû s’achever là, définitivement abandonné aux éléments. C’était sans compter sur la volonté de deux Flamands, deux frères, Piet et Gustaf (dit Staf), fils du fabriquant de voiles Johan Wittevrongel auquel Brel s’était adressé en 1974, à Blankenberge, après l’achat de son bateau : « Quand j’ai demandé à ce client son nom et son adresse, afin de pouvoir lui envoyer un devis, se souvenait Johan en l’an 2000 (pour le documentaire de Claude Val, Askoy II, le voilier de Jacques Brel, réalisé pour la Télévision Suisse Romande), il m’a regardé, étonné : “Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis celui que tous les Flamands veulent tuer ! Mon nom est Jacques Brel.” » Un regrettable malentendu s’est en effet instauré entre le chanteur et une partie de la communauté flamande depuis qu’il a écrit Les Flamandes, en 1959… Malgré toutes les chansons où il célèbre la Flandre d’une façon ou d’une autre (souvenez-vous par exemple de Marieke : « Le ciel flamand / Couleur des tours / De Bruges et Gand… »), d’aucuns – qui n’ont rien compris aux Flamandes – ont la rancune tenace. Mais c’est là une autre histoire.
Au printemps 74, les Wittevrongel, père et fils, sympathisent avec Brel et le revoient régulièrement : « Il s’asseyait sur le plancher pour bavarder avec mon père, précise Piet, pendant que celui-ci travaillait à ses voiles. […] Après plusieurs visites, mon père s’est cru permis de lui donner un avis : “l’Askoy est un beau bateau, mais il n’est pas pour toi. Beaucoup trop grand ! Beaucoup trop lourd ! Ou alors il faudrait que tu fasses des transformations.” Il n’a rien voulu entendre et il est parti ainsi. » En arrivant à Hiva Oa, fin 75, sans doute fier en son for intérieur d’avoir accompli l’impossible, Jacques Brel s’empressa d’envoyer une carte postale à la famille Wittevrongel, ainsi libellée : « Vous voyez, j’avance ! » Le point d’exclamation est éloquent… Et il annonçait qu’il passerait les voir en janvier ou février 76, ayant prévu de revenir à Bruxelles pour une deuxième visite de contrôle (la première avait eu lieu en mai précédent, après sa rencontre avec les Perret aux Grenadines : voir « Brel-8 »).
Quatorze ans durant, l’Askoy demeura échoué, pourrissant, sur cette plage de Nouvelle-Zélande, jusqu’à ce que Piet et Staf, en mémoire du Grand Jacques, décident d’entamer une incroyable opération de sauvetage. Créant une association (au nom curieusement anglophone : Brel aurait-il apprécié ?), Save Askoy II, les frères partent en quête de financements et c’est ainsi que le 22 janvier 2008, l’épave est sauvée des eaux ! Ou plutôt extraite du sable où elle s’est enlisée. Le beau voilier de Jacques est méconnaissable : aucune partie en bois ne subsiste, il n’en reste plus qu’une coque rouillée. Mais ce n’est que le début d’une renaissance aussi fantastique qu’improbable : le 16 mai 2008, transporté sur un autre navire, l’Askoy retrouve le port d’Anvers d’où il était parti, barré par Brel, trente-quatre ans auparavant… Et le dimanche 29 mai – séquence émotion –, Maddly y revient également… en compagnie de Cathy Cleveland, invitées toutes deux par Piet et Staf ! « Aux Marquises, nous avons dû nous en séparer, rappelait alors Maddly, mais il est toujours resté dans mon cœur. »
Le « Maritime Site d’Ostende » accueille ensuite l’épave où sa restauration commence « dans le cadre d’une insertion sociale par des jeunes qui en profiteront pour apprendre leur métier » ainsi qu’avec des chômeurs de longue durée. Le but, précisait Piet Wittevrongel à la presse belge, « est de refaire l’extérieur du bateau et la cabine principale exactement comme il étaient du temps de Brel. Nous disposons de tous les plans qui se trouvent au Musée maritime d’Anvers. Mais pour le reste, nous voulons y placer plus de cabines, pour permettre à plus de gens de voyager avec le bateau. L’idée est de respecter le souhait de Brel et de permettre, grâce à l’Askoy restauré, à des gens simples, des jeunes en difficulté, des adolescents moins valides, de naviguer et de réaliser un rêve ». Rêver un impossible rêve : nul doute, là, que le Grand Jacques aurait applaudi sans réserve.
Deux ans plus tard, en avril 2010, l’Askoy est transporté à Rupelmonde, sur la rive gauche de l’Escaut, pour une restauration en profondeur. Mais contrairement aux espoirs des sauveteurs (« Maintenant que l’épave est en Belgique, nous pouvons entreprendre des démarches afin de la faire reconnaître comme “héritage flottant”, ce qui nous permettrait d’obtenir quelques subsides… »), la Région flamande refuse de considérer ce bateau, pourtant immatriculé à Anvers, comme appartenant à son patrimoine flottant… Et comme par hasard – le destin a de ces clins d’œil, parfois ! – le ministre flamand à l’origine de cette décision se nomme Geert… Bourgeois ! « Brel n’aimait pas les bourgeois... et vice versa », ne manquera pas de titrer un grand quotidien du Plat Pays.
Conclusion : le coût des travaux, évalué à huit cent mille euros, reste entièrement à la charge de l’association (voir ICI l’ensemble du dossier), laquelle peut heureusement compter sur le concours de sponsors privés et de recettes propres grâce, par exemple, à l’organisation de soirées autour de l’histoire de l’Askoy et de concerts de soutien. Après une telle histoire – un vrai roman, même –, on a le droit de rêver que l’Askoy (qui a retrouvé son chiffre II, comme pour conjurer le mauvais sort qui semblait l’accompagner) soit prêt à reprendre la mer pour le quarantième anniversaire, en juillet 2014, du jour où Jacques Brel a levé l’ancre au port d’Anvers. Maddly : « Jacques avait le trac, comme avant d’entrer en scène. Moi, j’étais plus confiante... »
« Le droit de rêver », c’était le titre d’une exposition organisée en 2003 à Bruxelles par la « Fondation Jacques-Brel ». C’est là que les frères Wittevrongel ont appris par France Brel que l’épave de l’Askoy gisait sur une plage de Nouvelle-Zélande… Il n’y a pas de hasard, tout se tient, tout s’enchaîne… De là à rêver qu’un jour, filant toutes voiles dehors, l’Askoy mette à nouveau le cap sur les Marquises, il n’y a qu’un pas, qu’une affaire de vents porteurs : « Hissez le petit pavois / Et faites chanter les voiles / Mais ne vous réveillez pas / Ne vous réveillez pas… » J’en connais maintenant, là-bas, à qui cela ferait tout drôle de revoir ce long voilier noir, battant pavillon belge, entrer en baie de Tahauku… Émotion garantie.
Reste à le « sauver » pour de bon, comme on l’a fait avec le Jojo, dont je reparlerai bientôt. Pas fous pour un sou, Piet et Staf ne manquent pas de le rappeler, à juste titre et non sans humour, sur le site de l’association : « À titre d’anecdote révélatrice et encourageante, nous mentionnerons l’intervention bénévole de la firme française de construction aéronautique Dassault, qui a financé la restauration complète de l’avion (“Jojo”) de Jacques Brel, un Beechcraft, aujourd’hui abrité par le Musée Jacques-Brel aux Marquises. Si une entreprise française sauve l’avion américain d’un chanteur belge, qu’attendent donc les entreprises belges pour se manifester ? » La question est posée. En attendant la réponse concrète qu’elle mérite, les amateurs de marine à voile et/ou admirateurs d’un homme que les feux de la rampe n’ont jamais aveuglé parce qu’il « voyait » bien plus loin que l’horizon, peuvent découvrir une très belle et grande maquette du yawl de Jacques Brel au Royal Yacht Club d’Anvers.
Des voiliers vogueront
Sur les vagues du Pacifique
Des voix, bientôt, rechanteront
Le ciel de la Belgique...
Ce seront d’autres voix
Et d’autres voiles blanches
La vie ne se joue qu’une fois
Les jeux sont faits
Pas de revanche
Seuls, des regrets...
Il ne faut pas aimer « bien » ou « un peu »
Et, à tout prendre
Mieux vaut ne pas aimer du tout…
Il faut aimer de tout son cœur
Et, sans attendre
Dire « Je t’aime » à ceux qu’on aime
Avant qu’ils ne soient loin de nous…
(Jean-Roger Caussimon)
[À SUIVRE]
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(1) Ni goélette ni ketch, donc, qui sont également des deux-mâts mais placés différemment : le ketch a son grand mât dans le premier tiers avant du bateau et le second, beaucoup plus petit (le « mât d’artimon »), en avant de la barre ; la goélette possède soit deux mâts égaux soit le grand à l’arrière et le petit (le « mât de misaine ») à l’avant. Sur le yawl, le grand mât est à l’avant et le petit (appelé familièrement « tapecul ») est situé en arrière de la barre. (Source : Grand Jacques, le roman de Jacques Brel, Marc Robine, coéd. Anne Carrière-Chorus, 1998.)
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« SUR LES TRACES DE JACQUES BREL », de Fred et Mauricette Hidalgo ; rappel des chapitres précédents : 1. Le Voyage aux Marquises (18 novembre 2011) ; 2. Sa nouvelle adresse (26 novembre) ; 3. Si t’as été à Tahiti… (3 décembre) ; 4. Touchez pas à la mer ! (8 décembre) ; 5. Aux Marquises, le temps s’immobilise (13 décembre) ; 6. Si tu étais le bon Dieu… (9 janvier 2012) ; 7. De l’aube claire jusqu’à la fin du jour (29 janvier) ; 8. Et nous voilà, ce soir… (20 février) ; 9. Je chante, persiste et signe… (25 mars).