5 minutes au paradis...
…Et même un peu plus, puisque affinités il y a avec cet album hors du commun et le spectacle qui en résulte, sans parler d’une troisième mi-temps partagée avec l’artiste à l’issue d’une avant-première (au théâtre de L'Archipel, à Perpignan) de la création « officielle » à l’Olympia, du 24 novembre au 3 décembre prochains.
Première mi-temps ?
La sortie, le 29 septembre, de 5 minutes au paradis. Vingt et unième album studio du fauve stéphanois, nourri d’amour bien sûr mais d’abord de sidération et de colère devant les dérives de nos sociétés et l’incurie des pouvoirs : « Machiavel aussi pensait que le prince n’a jamais tort / Et toi, ange de la milice, tu auras quoi ? / Cinq minutes au paradis avant que le diable n’apprenne ta mort… »
Deuxième mi-temps ?
Ce concert d’âme et de cœur d’un gentilhomme de fortune conçu comme un voyage intérieur et géographique tour à tour, via un répertoire renouvelé de fond en comble : neuf chansons (sur onze) du nouveau disque, de très anciens titres (Les Aventures extraordinaires d’un billet de banque, Attention fragile, Stand the ghetto...), outre un certain nombre d’incontournables entrés depuis longtemps dans la mémoire collective (Noir et blanc, On the road again...).
Accompagné par six musiciens hors pair, Lavilliers passe des couleurs puissantes de la Jamaïque ou du Brésil (Fortalerza…) à l’intimisme feutré de la chanson française, seul à la guitare sèche ou accompagné d’un violoncelle électrique (et c’est magique !), pour interpréter par exemple Est-ce ainsi que les hommes vivent (Aragon/Ferré).
Cela débute – en ombres chinoises multicolores sur le rideau encore tiré – par un immense et cinglant poème de Pierre Seghers (mis en musique par Bernard et Fred Pallem), écrit d’une plume abrasive en 1957, en pleine guerre d’Algérie, La Gloire :
Broyeur de mort, lanceur de feu
Rôtisseur de petits villages
Mon bel envoyé du Bon Dieu
Mon archange, mon enfant sage
Bardé de cuir, casqué de fer
Fusilleur, honneur de la race…
Tragique et néanmoins formidable entrée en matière qui, pour suinter de désespoir, ne retire pas un iota à notre homme dans sa capacité à s’indigner des calculs de la finance (« Mittal, le serpent minéral / J’ai Florange en travers de la gorge… », assure-t-il dans Fer et défaire). Ce portrait d’une société fracassée, où l’on trouve aussi, désormais, des cadres supérieurs Bon(s) pour la casse, n’empêche pas non plus le concert de s’achever, deux bonnes heures plus tard, sur L’Espoir, le sien, qu’il nous tardait de découvrir après celui de Léo Ferré... mais aussi de Cali, présent sur ses terres ce même soir.
Sur la noirceur du soleil, sur le sable des marées
Sur le calme du sommeil, sur mon amour retrouvé
Le soleil se lève aussi, et plus forte est sa chaleur
Plus la vie croit en la vie, plus s’efface la douleur
Pour ces semaines aux traits noirs, pour ces belles assassinées
Pour retrouver la mémoire, pour ne jamais oublier
Il faut te lever aussi, il faut chasser le malheur
Tu sais que parfois la vie a connu d’autres couleurs…
C’est la troisième mi-temps évoquée plus haut, improvisée et partagée – après une longue ovation du public debout – rien qu’entre nous avec Bernard... et Bruno Caliciuri, le régional de l'étape. Ça démarre au champagne, Veuve Cliquot svp !, et forcément ça facilite la suite, ça délie les langues, ça délivre les cœurs et ça ravive la mémoire.
Lavilliers : Alors Fred, ça fait combien... ?
Petit calcul mental...
Lavilliers : Quoi ? Déjà ?... Trente-six ans qu’on se connaît... Oh oui, j’me souviens...
Se tournant, rigolard, vers Cali : Toi, Bruno, t’étais même pas né !
Cali : Eh ! J’ai quand même quarante-neuf ans...
Saint-Étienne, la Fensch vallée, les luttes sociales, Lorraine Cœur d’Acier, la radio libre de Longwy (Cali : « C’était le nom de la radio ? C’est magnifique, ça ferait un beau titre de chanson... »), Paroles et Musique (le numéro spécial Bernard Lavilliers du premier anniversaire, avec son exergue éloquente*), le temps qui passe, Brazzaville et Nzongo Soul, les années Chorus, le Lutetia et Percy Sledge, les amis communs qui nous laissent en manque (Jean-Louis Foulquier...). Justement, le Bicentenaire avec 1789 jeunes de toutes origines (et Foulquier) emplissant la cour de l’Élysée pour chanter en chœur « la musique est un cri qui vient de l’intérieur » :
La musique a parfois des accords majeurs
Qui font rire les enfants mais pas les dictateurs
De n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur
La musique est un cri qui vient de l’intérieur…
* Exergue au dossier du n° 11 de Paroles et Musique (été 1981) : « La chanson n’est pas la jungle, c’est moins dangereux. C’est comme la steppe : il y a les moutons, les coyotes et les loups. Drôle de western, camarade ! Mets ta peau de mouton jusqu’au jour où tu seras assez gros pour mordre ! Sagesse ou démission ? Dans le désert appelé show-business, après les montagnes de célébrité, il y a des chefs de file et des files… Je ne suis pas un chef et je n’ai jamais sur marcher droit. » (Bernard Lavilliers)
Des considérations sur la conception du nouveau spectacle et la liberté que Bernard s'y accorde, y compris dans son propre jeu musical (au grand dam de ses musiciens), pour éviter tout ennui éventuel... Et puis, et allez savoir pourquoi (peut-être parce qu’il en a été question un peu plus tôt sur la scène de ce superbe théâtre conçu par Jean Nouvel), les débuts à l’usine, où l’on se bat comme Léo se battait à l’école de la poésie… Et puis les parents… D’une génération qui ne vous a jamais dit « Je t’aime » mais qui le démontrait dans les faits… Émotion encore, vive, palpable, après une soirée publique qui n’en manquait déjà pas. Privée, cette fois. Très privée même, besoin de s’épancher en toute confiance. Mais qui vaut d’être évoquée ici pour son pesant de simplicité, de générosité, d’authenticité inhérentes au Stéphanois à la voix d’or.
Le « public », les gens, plutôt, ne s’y sont jamais trompé qui ont permis au Nanard d’être toujours là, en haut de l’affiche, mieux qu’un monument : vivant, debout, rebelle et tendre cependant, aussi amoureux fou des mots, de la musique et des voyages qu’à ses débuts. Respect ! Ça m’a rappelé ce que j’écrivais en introduction d’un des dossiers et entretiens divers que nous avons consacrés, en l’espace de trois décennies, à ce fabuleux « guetteur du siècle » (c’était encore au précédent, en 1994, pour Chorus) :
Il y a des chanteurs, disons, comme vous et moi, qui vivent et se comportent en société comme ils chantent, les pieds sur terre, même s’ils ont la tête dans les étoiles ; il y a ceux qu’on croit délicats, qui parlent peu, sont discrets, modestes voire timides ou introvertis, et s’avèrent en fait d’une rare solidité morale ; et puis il y a les autres, qui appartiennent à cette catégorie de personnages hâbleurs, expansifs jusqu’à l’excès, jusqu’à jouer les fanfarons, qu’on imagine indestructibles, coulés dans un métal inoxydable, alors qu’ils ne cherchent le plus souvent qu’à dissimuler ainsi, sous une carapace trompeuse, une fragilité surprenante. « Si tu veux être fort, disait Rudyard Kipling, sans cesser d’être tendre… »
Conteur impénitent, aux souvenirs vécus ou imaginaires, inextricablement mêlés mais toujours fascinants, narrés avec une même flamme enthousiaste, une même passion débordante, un même accent de sincérité, tel apparaît Bernard Lavilliers, un artiste hors du commun résumé à la perfection par l’un de ses propres titres : Attention fragile !
Interview du Cendrars de la chanson française (« Qu’importe, disait à juste titre l’écrivain à son éditeur en parlant du Transsibérien, si j’ai pris ce train, puisque je l’ai fait prendre à des milliers de gens… »), dans un salon particulier du palace de la rive gauche parisienne qui, depuis des années, lui tient lieu de refuge entre deux voyages au bout du monde. Un entretien d’une durée plus qu’inhabituelle (aïe ! le décryptage – et l’élagage – des cassettes…), qui a failli se prolonger jusqu’au petit matin (après avoir débuté à 16 heures…), tant sont extraordinaires les dons de conteur du Stéphanois. Une discussion entrecoupée seulement, de loin en loin, par l’apparition discrète d’un maître d’hôtel apportant cérémonieusement de quoi alimenter la machinerie. Et aussi de quoi s’éclaircir la voix – comme pour saluer l’esprit pétillant de notre hôte – avec quelques coupes bien fraternelles… Champagne !
Ouais, toujours le même, notre Lavilliers d’hier et d’aujourd’hui. Témoin chagrin mais lucide du déclin citadin post-industriel, comme dans le Charleroi de son album : « Mon bassiste, Daniel Roméo, est né là-bas, dans une famille d’origine calabraise. Quand j’écris une chanson, je crée mes personnages et je me mets dedans. Et j’écoute les récits. Daniel m’a fait rajouter les Napolitains, les Marocains, les Polonais de Charleroi, ville vidée… ». Observateur révolté des drames du temps présent, s’essayant à contrer l’impuissance générale à la force du verbe : « Tu peux faire une croisière avec le Costa Machin, mais au fond il y a quand même vingt mille morts… », dit-il avant de chanter Croisières méditerranéennes.
Un conseil d'ami (de la belle chanson, la chanson vivante) : ne manquez pas ce spectacle à l’Olympia ou s’il vient ensuite à passer près de chez vous. Qu’il explore l’humanité dans toute sa noirceur, hideuse et désespérante comme un épouvantable Vendredi 13 (« Un peu de sang sur ma guitare / Beaucoup de corps sur le boulevard / Bataclan ! / Yesterday / Et l’hymne à l’amour, ce sera pour un autre jour… »), qu’il décrive ses petits riens du quotidien qui nous rendent la vie lumineuse, à l’image de ces robes légères, de ces couples qui s’enlacent à Montparnasse (« J’y cherche des traces de lumière et d’inspiration, ce n’est pas nostalgique. Neruda, Borges, Soutine, Apollinaire sont bien vivants, ils sont là… »), c’est une vague d’émotions qui déferle dans la salle. Un crescendo irréfrénable jusqu’aux Mains d’or, l’hymne par excellence des gens de peu, honnêtes et dignes, que Bernard dédie – ému – à son père disparu (à 95 ans) : « Je veux travailler encore, travailler encore... »
Aux Nuits de Champagne, à Troyes, avec le Grand Choral
Triomphe du texte, du rythme, de la voix, des mélodies (Melody, Tempo, Harmony, Jimmy Cliff et compagnie – citons ici Pascal Arroyo, Benjamin Biolay, Jeanne Cherhal, Romain Humeau ex-Eiffel, Florent Marchet ou l’excellent Xavier Tribolet), Bernard Lavilliers atteint à la plénitude : à l’aube des cinquante ans de son premier album paru sous le signe de Mai 68, il est au sommet de son art. Y compris dans la spontanéité, et quitte à louper un accord pour le plus grand plaisir du public : Lavilliers n'est pas un robot, c'est un homme parmi les hommes...
Un homme avant tout. Un citoyen du Monde, solidaire, esthète du Beau et apôtre du partage, qui n’a jamais abdiqué ses convictions, jamais oublié et encore moins renié ses racines (dont le point de départ, un certain 6 octobre, remonte à soixante et onze ans) et qui, à la ville comme à la scène, porte toujours beau L’Espoir en étendard. Chapeau, l’artiste !
Sur mes doutes et ma colère, sur les nations déchaînées
Sur ta beauté au réveil, sur mon calme retrouvé
Le soleil se lève aussi, j’attendais cette lumière
Pour me sortir de la nuit, pour oublier cet enfer
Pour voir ce sourire d’enfant, pour voir ces cahiers déchirés
Pour enfin que les amants n’aient plus peur de s’enlacer (…)
Et si l’espoir revenait ?...