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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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17 janvier 2015 6 17 /01 /janvier /2015 15:55
La plupart des tocards sont des crétins sectaires...


Ce soir à L’Olympia, samedi 17 janvier 2015, Guy Béart – qui n’avait plus chanté sur scène depuis Bobino 1999* et qui avait donné à Chorus, au printemps 2008, sa dernière (très) longue interview depuis cette année-là** – vient faire ses adieux définitifs en public. L’occasion de rappeler combien cet auteur-compositeur majeur (trop souvent oublié) de l’histoire de la chanson francophone (« les 3 B de la chanson française », disait toujours Jacques Canetti à propos de Brel, de Brassens et de Béart…) a toujours été en avance sur son temps, visionnaire voire… prophétique !
  

Scene-Beart.jpg  

L’occasion aussi de rappeler l’importance de la chanson vivante (celle qui abolit toutes les frontières) dans le contexte morbide que l’on sait, où les terroristes d’aujourd’hui, comme les fascistes franquistes d’antan, associent leur « Viva la muerte ! » à leur dieu de haine et de vengeance, quel que soit le nom qu’ils lui donnent. L’occasion de répéter que la chanson qui nous unit, nous lie, nous relie par un fil « entre nos cœurs passé », n’en appelle toujours qu’à la nécessaire fraternité… L’occasion enfin d’un plaidoyer pour l’entrée de la chanson française à l’école, dans les programmes officiels, qu’elle puisse y dispenser, pour le plaisir de tous (Y a d’la joie…), ses valeurs pacifiques d’ouverture, de tolérance et de rassemblement, dans la qualité qui la caractérise, sans autres limites dans l’humour, la parodie, la dérision, l’esprit rabelaisien, etc., que celles qui sont fixées par la loi de la République.
  

CharlieDelacroix.jpg

Le dernier album de Guy Béart, Le Meilleur des choses, remonte déjà à septembre 2010, il venait alors de fêter ses 80 ans (voir ici mon article de l’époque). Mais en 1986, dans son album Demain je recommence, il écrivait, composait et chantait déjà ceci, en invoquant un certain Jéhovah : 

Mon Dieu, confonds les religions,
Bureaucraties de ta croyance,
Qui ensanglantent nos régions
De leurs vengeances,
Ô Jéhovah !
 

Mon Dieu, garde-moi de ces fous
Qui t’invoquent en simulacre,
Qui font de toi le dieu des loups
Et des massacres,
Ô Jéhovah ! 
  

Guy Béart – Ô Jehovah
   

Chanson pour le moins éloquente au regard des tragiques événements que l’on sait, dont les dessinateurs de Charlie Hebdo ont été les premières victimes, car ils incarnaient la liberté d’expression par excellence, dans le strict respect des valeurs républicaines si odieuses aux yeux pervers, aux esprits dévoyés des fanatiques qui ne cherchent qu’à soumettre leurs voisins et d’abord leurs femmes par la force, l’intimidation et les armes. Merci aux amis de Tryo pour ce bel hommage en chanson (où l'on retrouve Charb, Cabu, Wolinski et Tignous exerçant leur métier d’amour et d’humour) :   

 

  

Des chansons sur les fanatiques et les crétins sectaires, on n’en a (hélas) que l’embarras du choix. Mais à tout seigneur tout honneur, place au Grand Chêne de la chanson française, j’ai nommé Georges Brassens. Celui-là même qui, un jour de l’an 1969, disait en rigolant à Guy Béart (anecdote confiée personnellement par ce dernier à votre serviteur) : « Il y a deux grands auteurs-compositeurs aux vingtième siècle : moi et Georges Brassens ! À part ça, il y a Guy Béart… » C’est Maxime Le Forestier (pour qui Cabu dessina la pochette de son album Saltimbanque en 1975, outre une bande dessinée en double page à l’intérieur du 33 tours) qui chante ici Quand les cons sont braves, car la Camarde ne laissa pas à son auteur le temps de l’enregistrer. Sa teneur, fort aimable quant à la connerie ambiante dont il ne s’exonère pas lui-même (« Quand les cons sont braves / Comme moi / Comme toi / Comme nous / Comme vous / Ce n’est pas très grave... »), ne fait pas dans la nuance quand le contexte l’exige : 

Par malheur sur terre
La plupart
Des tocards
Sont des gens
Très méchants,
Des crétins sectaires.
 

Ils s’agitent,
Ils s’excitent,
Ils s’emploient,
Ils déploient
Leur zèle à la ronde,
Ils emmerdent tout l’monde !
   

 

 

À propos de tocards, de crétins sectaires, il y a déjà quatre ou cinq ans l’un de mes amis m’a dit, l’air de rien : « Tiens, aujourd’hui je me suis fait traiter de “sale juif” dans la rue… » Vous imaginez (j’espère) ma stupéfaction, que dis-je, ma consternation ! D’abord et surtout parce que je n’aurais jamais cru possible dans le pays des Lumières et des Droits de l’Homme qu’un natif dudit pays pût insulter un de ses compatriotes au seul titre qu’il n’est pas de la même confession (alors que leurs lointains ancêtres étaient tous deux peu ou prou originaires de la même région du monde)… Ensuite, parce que je n’avais jamais seulement songé à penser... que mon ami (qui n’a jamais porté son origine confessionnelle en bandoulière) pût être juif, lui qui n’est même pas pratiquant. D’ailleurs, Juif ou Martien, musulman ou Vénusien, quelle importance pour un être humain digne de ce nom ?
  

mercredimanche 

En rapportant cette triste anecdote (qui n’en est plus une aujourd’hui, mais une réalité quotidienne, tant ces insultes-là sont devenues monnaie courante), je voulais simplement dire que l’antisémitisme est une « chris’ de sacrée hostie d’tabernac’ » (comme disent nos cousins québécois) de maladie qui gagne, puisque le moindre crétin de quidam sectaire savait visiblement que mon ami était juif… et moi pas, mon ami étant mon ami et rien d’autre de plus ni de moins, quelle que soit la couleur de sa peau ou la langue dans laquelle il s’exprime. Une façon aussi de rappeler l’Histoire, même si l’essentiel est d’aller encore et toujours de l’avant pour la bonne raison que l’on n’a pas assez d’essence pour faire la route dans l’autre sens... Pour ce faire, je convoque ici Luc Romann, disparu il y a tout juste un an, Français de France, et juif lui aussi mais citoyen du monde avant tout. 

C’est une longue histoire
Ton Livre, ta mémoire
Mais qu’as-tu fait des sources de ton sang ?
Les vois-tu se répandre
Dans le feu, dans la cendre ?
Se tarir sous les yeux de tes enfants ?
 

Tous les tambours de guerre résonnent en toi
Ils font trembler le monde
Les planètes à la ronde
Jusqu’aux étoiles, ils vont porter leur voix
 

La terre ouvre ses tombes
Devant tant d’hécatombes
Tu cherches des alouettes dans des miroirs
À quoi ça te sert, ta science et ton savoir ?  

 

      

Tirer les leçons de l’Histoire, c’est précisément ce qu’a fait Salvatore Adamo, Belge de parents italiens intégrés et fiers de l’être au Plat Pays qui les avait accueillis quand ils criaient famine au pays de leurs ancêtres ; c’est ce qu’il a fait en 1993 avec sa seconde et définitive version de cette chanson grandiose d’humanité et de fraternité : 

…Mais voici qu’après tant de haine
Fils d’Ismaël et fils d’Israël
Libèrent d'une main sereine
Une colombe dans le ciel
 

Inch’ Allah, Inch’ Allah, Inch’ Allah, Inch’ Allah 

Et par-dessus les barbelés
Le papillon vole vers la rose
Hier on l’aurait répudié
Mais aujourd’hui, enfin il ose
 

Requiem pour les millions d’âmes
De ces enfants, ces femmes, ces hommes
Tombés des deux côtés du drame
Assez de sang, Salam, Shalom…
 

Inch’ Allah, Inch’ Allah, Inch’ Allah, Inch’ Allah !  

 

  

Avec le temps, va, on pourrait penser que l’Homme s’améliore au fil de son expérience. Que nenni ! L’Histoire ? « J’étais pas né » ! L’éducation des parents ? Elle recule face au prosélytisme religieux et à l’endoctrinement rendu possible par les réseaux sociaux laissés sans contrôle. L’enseignement ? Il y a au moins quinze ans que les personnels enseignants souffrent et tirent la sonnette d’alarme… sans que personne ne les écoute. On voit le résultat. Alors ? En priant Dieu, Jéhovah, Allah (je me souviens des menaces de mort proférées à la fin des années 80 à l’encontre de Véronique Sanson « à cause de » sa chanson Allah, rien de nouveau sous le soleil...) ou les autres, qu’on finisse par atteindre un jour le fameux œcuménisme, que faire d’autre en attendant que de défendre mordicus, sinon l’athéisme ou l’agnosticisme (ça règlerait tout, d’un coup, si les religions n’existaient plus), en tout cas la laïcité. Voulez-vous que je vous dise ? Si j’étais Dieu, je ne croirais pas en moi !
  

Cavanna.jpg 

C’est dans ce but, celui de défendre les valeurs laïques et démocratiques de la République, que les sociétés de journalistes français ont publié le communiqué de presse ci-dessous. Je me fais un devoir de le partager ici en y associant tous les anciens collaborateurs de Paroles et Musique et de Chorus, n’oubliant pas que toutes ces valeurs d’indépendance et de liberté d’expression, contre le sectarisme et l’obscurantisme, nous les avons défendues nous aussi, plusieurs décennies durant, à travers l’illustration de la chanson vivante. En l’occurrence, on me permettra d’ajouter à ce communiqué un petit apport personnel, une citation (et une vidéo) de Jacques Brel qui, en 1977, posait déjà la bonne question… induisant la même réponse. Pourquoi ont-ils tué Charlie-Hebdo et les autres ? Ils l’ont fait pour les mêmes raisons globales, fascisantes et idéologiquement intéressées, que ceux qui ont tué Jaurès : 

Demandez-vous belle jeunesse
Le temps de l’ombre d’un souvenir
Le temps du souffle d’un soupir :
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?

Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?...  

 


 

« MÊME PAS PEUR » 

« En mémoire de nos confrères de Charlie-Hebdo et des victimes du terrorisme assassinées à Paris, Montrouge et porte de Vincennes, nous, journalistes de presse écrite, radio, télé et internet affirmons notre refus obstiné de céder à la violence et à l’intimidation.
« Leur combat nous oblige.
« Leur courage, face aux menaces de mort, nous impose de continuer à informer sans transiger, toujours indépendants de tous les pouvoirs.Meme-pas-peur
« Comme eux, osons dire, crier, scander : nous n'avons pas peur !
« Le rire est un rempart universel contre l’obscurantisme. La caricature des idées comme des croyances est une manière de faire vivre le pluralisme. Nous n’y renoncerons pas.
« Nous voulons réaffirmer le sens de notre métier pour faire reculer la propagande, la rumeur et les manipulations. Dans les jours, les mois et les années qui viennent, nous voulons porter haut notre exigence et notre responsabilité d'informer nos concitoyens.
 

« L'enjeu dépasse notre profession. Il en va de la démocratie, aujourd'hui rongée par le doute.
« La presse a besoin de liberté
« La liberté a besoin de la presse
« Défendons-les !
 

« “Le silence, c’est la mort, et toi, si tu te tais, tu meurs. Et si tu parles, tu meurs. Alors dis et meurs.” (Tahar Djaout, journaliste et écrivain algérien assassiné par le FIS en 1993.) » 

(Premiers signataires : Société des journalistes de l’AEF, l’Agence France Presse, Alternatives économiques, Canal+, Courrier international, La Croix, Les Échos, Europe 1, L’Express, Le Figaro, France Bleu, France Info, France Inter, France Culture, L’Humanité, iTélé, Libération, Marianne, Mediapart, Le Monde, Le Mouv’, L’Obs, Le Parisien, Le Point, RFI, RTL, Rue 89, Télérama, TF1 et La Vie.)
  

Cabu_GLEZ.jpg  

« Alors, dis et meurs », écrivait Tahar Djaout avant d’être assassiné par les obscurantistes de son pays. Sur le sujet, Georges Brassens, lui, avait sa petite idée sur la question en écrivant Mourir pour des idées, s’adressant aux « sectaires de tous poils » : 

Des idées réclamant le fameux sacrifice
Les sectes de tous poils en offrent des séquelles
Les dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez
Et c’est la mort, la mort toujours recommencée...
Ô vous les boutefeux, ô vous, les bons apôtres,

Mourez donc les premiers, nous vous cédons le pas
Mais de grâce, morbleu ! laissez vivre les autres !
 

Mourons pour des idées, oui, mais de mort lente,
D’accord, mais de mort lente.  

 

 

 
Quelques années plus tard, Leny Escudero pensant à son père illettré, face aux franquistes désireux de maintenir le peuple dans l’ignorance, compléterait la chanson du Bon Georges à sa manière. Prenant apparemment son contrepied, avec ce titre, Vivre pour des idées, mais seulement en apparence :
 

Il était à Teruel et à Guadalajara
Madrid aussi le vit
Au fond du Guadarrama…
 

Il m´a serré fort contre lui :
« J´ai honte tu sais, mon petit,
Je me demandais, cette guerre,
Pour quelle raison j´irais la faire ?
Mais maintenant je puis le dire :
Pour que tu saches lire et écrire ! »
 

…Et, ajouterai-je aujourd’hui : et aussi DESSINER !  

 


 

Moralité ? C’est l’homme du jour, c’est Guy Béart qui nous l’apporte. Une histoire d’espérance folle, mais dont le rassemblement républicain du dimanche 11 janvier, après les massacres du 7 et des jours suivants, laisse augurer sa réalisation. Après le choc, indicible encore aujourd’hui, après le chagrin et les larmes, tous ces sourires réunis, par millions, du jamais vu en France depuis un siècle, tous ces cœurs battants… 

Si les larmes t’ont fait du bien,
Ce sourire est déjà le lien,
Avec les beaux jours qui viennent,
Reviennent.
 

C’est l’espérance folle
Qui carambole
Les tombes du temps.
Je vois dans chaque pierre,
Cette lumière

De nos cœurs battants…  

 

  

*Sauf lors d’un concert exceptionnel le 7 octobre 2005 à Montpellier dans le cadre du festival des « Internationales de la guitare ». **Si l’on excepte une interview donnée au Monde en 2003.

 

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9 janvier 2015 5 09 /01 /janvier /2015 19:23

La Folle Complainte


je-suis-CharlieLe 3 janvier dernier, le photographe Alain Rullier me souhaitait la bonne année en m’adressant ce portrait récent et magnifique de mon ami Cabu... Deux jours plus tôt, sur le groupe du réseau social lié à mon blog, j’avais publié ce souhait : « Un mot clé pour 2015 : l’ouverture (à tous les possibles et à tout ce que l’on peut aimer et découvrir). » Et pour symboliser ce nécessaire état d’esprit au seuil de l’an neuf, je suggérais un dialogue entre chanson et peinture, en « postant » des toiles de Matisse, adepte des fenêtres ouvertes, sur Collioure, sur Tahiti, sur le monde…

 Cabu-Portrait.jpg


Le 5 janvier, insistant sur ce qui devait être « le maître-mot de cette nouvelle année et ses corollaires, le décloisonnement, la tolérance…, j’ouvrais ce débat à la suite d’un extrait du Cantique de Matisse, de Michel Butor : « J’ai des yeux, j’ai des oreilles. Le monde pour moi est non seulement visible, mais audible. […] Qui ne s’intéresse pas à la peinture est un aveugle, à la musique une sorte de sourd, et je voudrais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour le guérir de ces maladies. Ce qui est normal pour un peintre, c’est de lire des livres ; pour un musicien aussi ; ce qui est normal pour un écrivain, c’est de s’intéresser à la musique et à la peinture. » Et j’y joignais une première chanson incontournable à tous points de vue, celle de Jean Ferrat (paroles d’Henri Gougaud), Picasso Colombe (1972).

Picasso colombe au laurier
Fit Guernica la mort aux cornes
Pour que dans un monde sans bornes
La nuit ne vienne plus jamais
La nuit ne vienne plus jamais…
  

  

Deux jours plus tard, la nuit était de retour, avec ces « sortes de sourds », ces sortes de malades… sauf que pour être (immensément) bêtes, ils n’en sont pas moins (consciemment et délibérément) méchants. Inimaginable, inenvisageable, inconcevable seulement cinq minutes plus tôt sur notre sol de liberté, d’égalité et de fraternité. La barbarie fasciste – tous les extrémismes, qu’ils soient politiques ou religieux, sont du fascisme – frappait des innocents sans défense, coupables seulement d’avoir exercé la plus élémentaire des libertés d’expression (et non pas d’avoir poussé la liberté d’expression au-delà de ses limites, comme on l’entend aujourd’hui de façon aussi indécente que lâche ici ou là, en France comme dans le monde) : celle de vouloir faire rire (et réfléchir) leurs semblables avec intelligence et talent.

Les amis de Charlie Hebdo le savaient, connaissaient les risques encourus et le courage de leurs journalistes, rédacteurs et dessinateurs, de son équipe tout entière, mais jamais on n’aurait cru possible que des fous (« Ce ne sont même pas des fous, a déclaré hier soir Patrick Pelloux, médecin chroniqueur au journal, ce serait faire insulte aux fous ! ») pussent passer aux actes avec des armes de guerre en plein cœur de la capitale du pays des Lumières. C’est Mozart qu’on a voulu assassiner, c’est Picasso, c’est Rimbaud, c’est Voltaire… et c’est Cabu et les siens, Charb, Wolinski, Tignous, Honoré et les autres, qu’on a exécutés froidement.
 

Charlie-Dessinateurs.jpg

Quelques jours auparavant, je souhaitais encore à tous mes amis (et notamment à Cabu), anciens lecteurs de Paroles et Musique et de Chorus, « des chants d’oiseaux et des rires d’enfants », à l'instar des vœux de Jacques Brel qui, à eux seuls, contiennent tout ce que l’on peut souhaiter aux êtres humains dignes de ce nom.

« Je vous souhaite des rêves à n’en plus finir, et l’envie furieuse d’en réaliser quelques-uns.
Je vous souhaite d’aimer ce qu’il faut aimer, et d’oublier ce qu’il faut oublier.
Je vous souhaite des passions, je vous souhaite des silences.
Je vous souhaite des chants d’oiseaux au réveil et des rires d’enfants.
Je vous souhaite de résister à l’enlisement, à l’indifférence, aux vertus négatives de notre époque.
Je vous souhaite surtout d'être vous... »

Consterné, anéanti, sans mots… comme nous tous, hommes et femmes de bonne volonté, frères humains, citoyens du monde, après les pleurs et la stupeur, je me suis senti incapable de continuer à écrire… et puis j’ai – nous avons tous – très vite compris qu’il ne fallait pas céder à la tentation du silence qui est justement ce que recherchent ces obscurantistes. Des barbares moyenâgeux se réclamant d’un être suprême qui, « grâce » à ces imbéciles dont la carence culturelle est égale à leur haine sans limite pour les Droits de l’Homme, donne avec insistance tous les signes de son inexistence.

Il y a tant de questions et tant de mystères
Tant de compassion et tant de revolvers

Tant d'angélus
Ding
CrayonsTours-copie-1Qui résonnent
Et si en plus
Ding
Y a personne ?

Arour hachem, Inch Allah
Are Krishhna, Alléluia!

Abderhamane, Martin, David
Et si le ciel était vide ?
Si toutes les balles traçantes
Toutes les armes de poing
Toutes les femmes ignorantes
Ces enfants orphelins
Si ces vies qui chavirent
Ces yeux mouillés
Ce n’était que le vieux plaisir
De zigouiller ?...
  

  

 Je me souviens de Cabu en 1983 venant soutenir (avec beaucoup d’autres, Font et Val, Simone Signoret, Guy Bedos, Leny Escudero, Graeme Allwright, Quilapayun, Djurdjura, etc.) notre combat à Dreux pour la démocratie et la tolérance contre l’extrémisme. 

PM-Font-et-ValCabu tombé aujourd’hui au champ (chant) d’honneur de la liberté d’expression, avec tous ses amis qui sont aussi les nôtres, pour nous permettre de continuer à vivre debout. L’horreur de ce moment est trop atroce pour en dire plus… sauf qu’il ne faut pas se taire, ce serait « leur » donner raison.

Contre tous les fascismes, toujours, ne jamais rien oublier, ne jamais se taire, c’est notre devoir d’êtres humains – même pas d’humanistes, de simples êtres humains – pour tenter d’empêcher que le pire, d’où qu’il vienne, ne se reproduise. Et c’est bien à cela que participait en toute conscience, avec d’immenses qualités professionnelles et beaucoup d’humour, sans autres armes que le stylo et le crayon, l’équipe de Charlie Hebdo. Merci infiniment, les amis, jamais on ne saura vous rendre ce que vous nous avez apporté mais jamais on ne vous oubliera : on vous aimait, on vous aime, on vous aimera. Toujours.
  


Souvenir... Début mars 2005, dernière ligne droite du bouclage du numéro de printemps de
Chorus...
Coup de fil de Mano Solo : « Salut Fred, j’ai des choses à dire, urgentes, qui me tiennent à cœur ! Peux-tu me laisser une carte blanche dans le prochain numéro de Chorus ? Genre une page... »
Moi : « Prends la place que tu veux, Mano... »
Le lendemain, il nous envoyait l’équivalent de trois pages pleines sans illustration. Le temps de réaménager le sommaire, je rappelais Mano : « Il faudrait pouvoir illustrer ton texte, tu peux nous donner quelque chose ? Une photo, un dessin ?... »
Mano : « Les photos, tu as ce qu'il faut dans tes archives ; pour le reste demande à mon père... »
Moi (dubitatif, les relations alors étaient quelque peu tendues entre le fils et le père) à Cabu : « J’ai besoin au moins d’un dessin pour illustrer une tribune libre de Mano... Je sais que tu ne l’as encore jamais fait pour et sur lui, mais… c’est lui qui le souhaite... et puis ce serait… bien, non ?! »
Cabu : « Lis-moi son texte… et je t’envoie dans la journée ce qu'il te faut. »
  

dessin-Mano-copie.jpg 

Ce qui fut fait et publié dans le numéro de Chorus avec Dylan en couverture : quatre pages intitulées « Le virus en papier », un texte très-très fort (conclusion de Mano : « Je remercie Chorus d’accueillir un bout de ma rage, simplement, sans avoir eu à lutter... »), illustré par un dessin d’une demi-page de Cabu sur « Mano Solo, le chanteur » en lequel les médias et beaucoup trop de journalistes, confondant l’art et le « people », la chanson et le scandale, ne voyaient en lui que « Mano Solo, le chanteur du sida »... Et c’est ainsi qu’eut lieu la réconciliation définitive entre l’un et l’autre, entre Emmanuel Cabut, disparu à 46 ans le 10 janvier 2010, et Jean Cabut, assassiné lâchement le 7 janvier 2015 (il aurait eu 77 ans mardi 13).
 

 

Antimilitariste, pacifiste, bouffeur de curés en tout genre bouffis en certitudes et autoproclamés porteurs de la Parole divine (tu parles !), mais ami des hommes, de la nature et des animaux, il n’aurait (il n’a) jamais fait de mal à une mouche… Et pourtant, « ils » l’ont tué, les salopards de connards qui ne méritent pas le nom d’êtres humains ont tué mon Cabu, notre Cabu si tendre qui faisait déjà partie du meilleur de la mémoire collective ; ils l’ont exécuté sans autre forme de procès, lui, deux policiers qui faisaient simplement leur travail et ses merveilleux collègues de Charlie Hebdo !
 

Noms-victimes.jpg 

Quelle déchirure… Oui, « pourquoi, pourquoi, t’es plus là ?! » Je pense à la chanson de Mano : « Allez viens, y a qu’à faire semblant de rien, juste un peu fermer les yeux, rien qu’y croire un tout p’tit peu… Allez, viens dans mes bras, y a pas d’raison d’rester seul comme un chien… » 
  

 

Depuis des années ils poursuivaient leur travail au service de la liberté d’expression et du rire tout simplement – du rire ! –, de la dérision aussi salutaire qu’indispensable dans nos sociétés où la bienséance, le bien-pensant, le politiquement correct et la langue de bois nous étouffent doucement mais sûrement, nous font mourir, la République et la démocratie, à petit feu. Ils continuaient parce que c’étaient eux, parce que PM-Bourges-Cabuc’étaient nous… et qu’on n’aurait su faire autrement, nous de les lire, de les aimer et de les encourager, eux de faire leur job avec talent, conscience (non, ils n’ont jamais été « irresponsables », c’est une honte de lire et d’entendre ça encore aujourd’hui, c’était tout le contraire !) et toujours dans l’idée de s’en payer une tranche, de rigoler et de nous faire rigoler de tout, malgré les risques avérés, les menaces de mort répétées… Selon le principe qu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer. Et que la liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Comme ceux du maquis de la Seconde Guerre mondiale, les résistants de la liberté contre la barbarie, ils resteront nos héros.

Et Cabu à jamais le mien : tant de souvenirs partagés avec lui depuis la création de Paroles et Musique en 1980… Chez lui, seul avec lui, à écouter des disques (Cab Calloway et Trenet bien sûr, et puis le jazz de la grande époque) et à le regarder, admiratif, dessiner le sourire aux lèvres, l’œil malicieux ; au restaurant (…végétarien) ; au spectacle (Tachan, Trenet !) ; avec Cavanna… et je pense à Reiser... et à Desproges… Sa collaboration fidèle, ses illustrations, ses couvertures (oh ! la Une du numéro d’avril 1986 de Paroles et Musique faisant écho aux déclarations nauséabondes de l’extrême droite sur la nouvelle chanson française, forcément « décadente »…) ; ses appels impromptus : « Allez viens, j’t’emmène à Droit de réponse chez Polac, on va se marrer »
 

CabuRichardFred.jpg 
CannavoTrenetÉvidemment, le livre (de référence) de Richard Cannavo sur Charles Trenet (Le Siècle en liberté) que je lui avais proposé d’illustrer à l’automne 1988, ce qui l’avait rendu si heureux (d’où sa dédicace perso faisant référence à l’Académie française : l’auteur de L’Âme des poètes y avait malencontreusement déposé sa candidature…) : deux ou trois matins par semaine, pendant presque trois mois, je me suis incrusté chez lui, n’acceptant d’en repartir qu’avec son dessin du jour – un chef-d’œuvre à chaque fois – précieusement dans ma sacoche, comme à la suite d’un hold-up librement consenti par sa victime !… Et son rire, son rire surtout, son rire toujours, toujours le même mais si communicatif. Irrésistible. Qu’est-ce qu’on riait !

Trenet-texte 

   

Dedicace-Cabu

 

Tous ceux qui l’ont connu conservent forcément le même souvenir de lui : sa gentillesse – infinie – et son rire d’enfant, de grand adolescent qui se refusait à vieillir – le Grand Duduche, c’était lui, vraiment. Et son incroyable simplicité, sa rare modestie, son humilité exemplaire, alors que c’était un géant, qui dessinait plus vite que son ombre, un génie de son art.

Comme vous, tout pareil, mon cœur saigne. Abondamment. En songeant à lui, je pense au plus beau livre que j’ai lu depuis des années, avant que le jury Goncourt s’honore à le distinguer, celui de Lydie Salvayre qui, d’une certaine façon, raconte l’histoire de ma mère en racontant l’histoire de la sienne exactement au même âge, en 1936, en Espagne. Pas pleurer. Les deux mêmes mots que disait et répétait ma grand-mère à ses deux filles en découvrant l’exil, synonyme de froidure, de solitude et d’inconnu, en février 1939 ; trois femmes fuyant la barbarie fasciste pour laquelle le cri de haine « Viva la muerte ! », à l’image des nouveaux barbares décérébrés de janvier 2015, était tout un programme. Non, « surtout, il ne faut pas pleurer. Pas pleurer… Pas pleurer ! » 
 


Spécialement pour toi, Jean (et je pense aussi à Emmanuel et à Isabelle), revoici la chanson du Fou Chantant que tu préférais… Crévindieu ! Nous forcer à écrire aujourd’hui ce genre de complainte, quand même, tu charries !... Mais si ça se trouve, quelque part, tu te marres bien avec Reiser, Desproges, Cavanna, Wolinski, Honoré, Tignous, Charb… et tu chantes
Y a d’la joie avec lui, le « Fou », le vrai, l’enchanteur, lui qui croyait au ciel et toi qui n’y croyais pas.
 

Trenet-pour-PM
On te connaît, tu sais, avec ton imagination délirante ! Rien que pour entonner encore du Trenet, fût-ce désormais avec des ailes d’ange, tu serais bien capable de t’inventer – et d’y inviter tous les potes, tous les gentils et talentueux – un miraculeux paradis des musiciens et des artistes ; avec bien au chaud dans les nuages, pour vous écouter et jouir de plaisir en faisant chorus, tous ceux et toutes celles qui vous ont aimés de votre vivant et sont partis avant vous. Triomphe assuré, ovation debout ! « Viva la vida » (nous serons votre mémoire vivante) et à bas les cons ! 
 

 

 
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2 décembre 2014 2 02 /12 /décembre /2014 19:45

« Ça manque un peu de verbe aimer… »


Après quelques milliers de feuillets publiés aux quatre vents de la chanson, je m’étais juré (et l’avais annoncé publiquement) de ne plus écrire de critiques de disques… et je vais donc m’y tenir. Pour autant, votre serviteur n’en reste pas moins un amoureux transi de la chanson, ouvert ô combien ! aux coups de foudre et de cœur… et le dernier en date, impossible à conserver par-devers soi, s’appelle Stratégie de l’inespoir, œuvre d’un certain Hubert-Félix Thiéfaine.  

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Il fut un temps, ici même, où je m’efforçais d’aligner les chroniques de disques à la chaîne (parfois plus d’une dizaine par sujet), histoire de combler (aussi peu que ce fût) un manque véritable de débouchés médiatiques pour les artistes. C’était, il est vrai, dans les deux ou trois années suivant la disparition aussi brutale qu’improbable des « Cahiers de la chanson » et de la « petite mort » personnelle qui s’en était suivie. Le temps a passé, Chorus n’a certes pas été remplacé, mais les sites et les blogs se sont multipliés, à charge pour l’amateur de chanson de savoir trier en l’espèce le bon grain de l’ivraie. Bref, je n’écris plus de chronique ou de critique d’album, c’est comme vous voulez, mais cela ne m’empêche pas de continuer à vivre (…debout) et, donc, à partager mon enthousiasme au coup par coup.
  

 

Et pour le coup, le nouvel album d’Hubert-Félix Thiéfaine est un must en la matière ! Il semble pourtant si désespéré… À commencer par son titre, Stratégie de l’inespoir… Mais primo, on le sait depuis Léo Ferré et même avant, les chants les plus beaux sont les chants désespérés. Et secundo, Thiéfaine, notre Albatros de la chanson, notre chanteur aux semelles de vent, ne fait rien comme personne, se permettant en l’occurrence de sortir un album dont le titre (figurant seulement sur la tranche) est biffé, barré d’un trait éloquent… sauf peut-être pour cette caste « médiocratique » qu’il y fustige.
   

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Dans Résilience zéro, notre homme écrit ceci : « Au commencement était le verbe / intransitif et déroutant / Venu des profondeurs acerbes / Et noires des garderies d’enfants… » Il y parle des secrets, des tourments et des rêves d’enfant… que je crois partager avec lui pour une part essentielle, celle des secrets et des tourments. Question rêves, heureusement, outre la littérature, la chanson était là, déjà, pour nous laisser espérer d’autres lendemains qui, eux, chanteraient peut-être. Quelque vingt ans plus tard, Hubert sortait son premier album, Tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir… C’était en 1978 et, résidant alors, « Horreur Harrar Arthur », en plein pays afar, deux ans avant la création de Paroles et Musique, je profitais d’un séjour parisien pour me le procurer… par hasard. Bonne pioche ! En mars 1981, enthousiaste, je découvrais pour la première fois l’énergumène sur scène. C’était à la Gaîté-Montparnasse, un petit théâtre parisien.  

 

 

Suivraient alors un premier « papier » dans le numéro (11) de juin de Paroles et Musique sous un titre bien théfainien (vous avez dit nietzchéen ?) : « Si j’étais Dieu, je ne croirais pas en moi ! »,couv-PM-HFT-copie-3.jpg lui-même suivi de nombreux dossiers et articles, tant dans « le mensuel de la chanson vivante » que dans « les Cahiers de la chanson » qui lui succédèrent, durant les décennies 80, 90 et 2000. Avec le bonheur entre-temps d’être l’éditeur et directeur d’ouvrage de la monographie Hubert-Félix Thiéfaine, signée Pascale Bigot et parue chez Seghers (collection « Poésie et Chansons ») en 1988, puis de Jours d’orage, sa première biographie, œuvre de Jean Théfaine, publiée en 2005 dans notre « Département chanson Chorus/Fayard », et rééditée en 2011 dans une version revue et augmentée – première biographie et surtout ouvrage de référence, tant Hubert s’était livré à son presque homonyme (ce qui semblait a priori inenvisageable non seulement à ses proches et à son entourage professionnel mais à l’intéressé lui-même !) au long d’un long processus d’accouchement...
        

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Mon ami, notre ami Jean Théfaine n’est plus là pour découvrir ce nouveau chapitre de la saga thiéfainienne, mais je sais combien il l’aurait apprécié. Et combien nous en aurions parlé ensemble. On aurait d’abord noté que deux des douze chansons seulement de cet opus XVII (non compris les albums en public) sont entièrement signées, paroles et musique, de notre héraut nietzchéen de la chanson : En remontant le fleuve et Karaganda (Camp 99). La première est « hénaurme », qui n’est certes pas l’œuvre d’un perdreau de l’année : « En remontant le fleuve au-delà des rapides / Au-delà des clameurs et des foules insipides / […] Nous conduisons nos âmes aux frontières du chaos / Vers la clarté confuse de notre ultime écho... » La seconde, portée par un rock lourd et sourd est bouleversante : « Fantômes aux danses astrales, aux rhapsodiques pleurs / Visages camés bleuis graffités par la peur / Qui marchent lentement vers l’incinérateur / Vers la métallurgie des génies prédateurs / C’est l’histoire assassine qui rougit sous nos pas / […] C’est le cri des enfants morts à Karaganda… »  
  

 

Avec Jean Théfaine, on rivaliserait de citations de l’auteur – de l’auteur oui, pas du parolier : nuance de taille, qui distingue le faiseur du créateur. Famille Ferré bien sûr, même si c’est plus dans l’esprit que dans la forme. Quand il s’attaque à la chanson d’amour, par exemple, voilà ce que ça donne : « Flamboyante ivresse de mes jours / Fulgurante Astrée de mes nuits / Délicieuse hôtesse au long cours / Qui m’éclaire et qui m’éblouit / Déesse de mes gravures anciennes / Fille de mes équations païennes / Ange quantique et démon fatal / De mes lubies sentimentales… » À l’inverse, d’un amour en bout de course voici ce qu’il écrit : « La rouille fait grincer les couleurs / Dans le matin à contre-jour / Nos regards en apesanteur / Fixent le point de non-retour / La rouille fait grincer les couleurs / Et bloque les issues de secours… »

Pas de quoi s’étonner que toutes ces chansons soient introduites par des citations de Paul Celan, Charles Trenet (eh oui !), Pétrarque, Sartre, Léon-Paul Fargue, Proust, Lucrèce, Céline ou Garcia Lorca. Quand il évoque celui-ci, la solitude et l’accélération du temps, on salue bien bas : « Trafiquant de réminiscences / Volées à des foules amnésiques / J’ai longtemps laissé ma conscience / Vagabonder sur sa musique / […] Je me souviens d’étoiles filantes / Distordues dans les galaxies / D’où j’appelais l’horloge parlante / Pour avoir de la compagnie… » (Toboggan). Joueur de blues, de rock et de mots, Thiéfaine s’offre même le plaisir d’un voyage au bout du verbe avec un Retour àCélingrad !  

 

 

Qui donc ? Qui d’autre que Thiéfaine pour nous offrir aujourd’hui de telles fulgurances d’écriture ? Les connaisseurs citeront d’autres noms, bien sûr… et j’ajouterais moi-même volontiers un Manset, un Pascal Mathieu ou un Vasca, comme un Souchon à sa façon. J’aurais aimé débattre aussi avec mon ami Jean de ce glissement progressif d’Hubert-Félix d’une écriture purement surréaliste, sinon automatique, à une expression plus déterminée, livre-copie-2.jpgau service de l’idée et du sentiment, veux-je dire, plus qu’au nom de l’art pour l’art. En d’autres mots, Thiéfaine utilise désormais tout son savoir-faire au service du faire savoir, de la signifiance. Je ne dis pas que cet album est autobiographique, mais il parle spécialement à qui connaît un peu Hubert et ses fêlures (anciennes ou toutes récentes), il parle de lui et ce faisant parle de nous (enfin, de certains d’entre nous) comme rarement.

D’ailleurs, c’est bien de lui et de son fils Lucas qu’il parle, en bonus de Stratégie de l’inespoir, quand il adapte Father and Song, une chanson de Cat Stevens : « Quand on veut faire de sa vie / Un enjeu ou un paradis / Faut garder ses rêves de môme / Jusqu’au dernier cri. » Lucas, Hubert-Félix, passage de témoin en cours… Qui rend d’autant plus éloquent, a posteriori, le témoignage de Lucas, 21 ans aujourd’hui, que Jean Théfaine avait tenu à recueillir et à publier tel quel, à la première personne, en pages 404-406 de son Jours d’orage revu et augmenté…
  

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Ici, Lucas Thiéfaine n’est pas seulement aux guitares (très présentes), aux côtés du génial Alice Botté, il est aussi aux arrangements et à la réalisation de l’album, conjointement avec Dominique Ledudal. Peu de musiciens au demeurant mais assez, et bien utilisés surtout, pour emplir l’espace comme s’il s’agissait d’un orchestre symphonique : outre les précités aux guitares, il y a Christopher Board au piano, Marc Perier à la basse, Frédéric Scamps au minimoog, et Bruce Cherbit à la batterie et aux percussions. Tandis que Vincent Segal au violon cello et Marc Apap au violon alto prêtent leur concours pour les deux chansons atypiques du disque : Mytilène Island et Père et fils (que, petit plaisir personnel, je nous offre ici dans sa version originale).

  

 

Avec l’ami Théfaine, biographe de Thiéfaine et membre du comité de rédaction de Chorus de sa création à son tout dernier numéro, on relèverait que la tendance musicale de ces dernières années, amorcée surtout avec Scandale mélancolique (l’avant-dernier album, en 2005, avant Suppléments de mensonge en 2011), se poursuit ici à travers la collaboration d’une dizaine de compositeurs : Yan Péchin (pour Angelus, une chanson – les thiéfainiens apprécieront – tirée de son « fameux » album inédit Itinéraire d’un naufragé…), Arman Méliès (pour Fenêtre sur désert et Résilience zéro), Jean-François Péculier (pour Stratégie de l’inespoir), Cali (pour Lubies sentimentales), JP Nataf (pour Amour désaffecté), Mathieu Monnaert (pour Médiocratie), Julien Perez (pour Retour à Célingrad), Christopher Board (pour Toboggan), et puis… Fred-et-Jean-copie-3.jpgl’inattendue mais bienvenue Jeanne Cherhal pour Mytilène Island, une tendre balade où l’auteur, semblant se souvenir des scènes les plus troublantes de La Vie d’Adèle, se fait chanteur sans filet… Risque-tout, veux-je dire, car question filet de voix, il y a déjà longtemps qu’on sait, plus précisément depuis sa tournée en guitare-voix, que Thiéfaine est un grand interprète.

En résumé en conclusion, dirait-on de concert, Jean Théfaine et moi, un album aussi admirable dans l’écriture que celle-ci est épurée (pas un mot de trop, « ciselée au cordeau », ajouterait Jean…) ; un album musicalement dominé par la marque rock de fabrique de l’artiste (quoique de plus en plus blues-rock à l’approche, semble-t-il, du « toboggan »…), mais très contrasté car ne craignant pas (ou plus) de faire le grand écart, avec des tonalités musicales très différentes d’un titre à l’autre ; un album enfin où la voix et le chant sont plus beaux et affirmés que jamais, bien en avant de l’orchestration.  

 

  

Pour illustrer tout ce qui précède, sur la « signifiance », sur l’engagement personnel de l’auteur, voici en quelque sorte la morale (aïe, il ne va pas aimer ce mot !) de cet opus XVII chargé d’amour et de souffrance, de noirceur et d’inespoir – d’espoir en creux, optimiste mais lucide, autrement dit (merci Grand Jacques !) « désespéré mais avec élégance »… Un constat, disons plutôt, tout d’empathie et de « désabusion » (salut Nino !). Cela s’appelle Médiocratie :

…au rayon philosophie
On est restés chez Démocrite
On joue les chasseurs d’arc-en-ciel
Meublés chez Stark & compagnie
Mais on sort d’un vieux logiciel
Made in Néanderthal-City…
Médiocratie… médiacrité !
Frères humains dans nos quartiers
Ça manque un peu d’humanité
Médiocratie… médiacrité !
Ça manque un peu de verbe aimer
De respect, de fraternité
Médiocratie… médiacrité !
  

 

Voilà. C’était ma première non-critique de disque. Bien de circonstance du reste, eu égard à un album au titre barré, sur la pochette duquel le chanteur apparaît le regard occulté… Comme dirait Bertin, dans son Carnet à lui, il n’y a plus de temps à perdre devant la porte que quelqu’un ferme sur nous, inéluctablement… Alors, oui, qu’importent désormais « les rimes et les rythmes », qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ?! Question : cela vous donne-t-il moins envie de vous enivrer ?

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NB. Si l’album précédent d’Hubert-Félix Thiéfaine, son double album + DVD en public, Homo Plebis Ultimae Tour, était dédié en 2012 à la mémoire de Jean Théfaine, celui-ci l’est notamment à celle de Jean-Louis Foulquier. 

• HF Thiéfaine : Stratégie de l’inespoir, 13 titres, 50’29, Columbia/Sony Music (site de l’artiste, avec les premières dates de sa tournée prochaine, du 15 avril à la fin 2015, en passant par le Palais des Sports de Paris, les 16 et 17 octobre).


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